Analyse

Aux Etats-Unis, les femmes se lancent à l'assaut du Congrès

A l’horizon des élections partielles du Congrès américain de novembre 2018, jamais autant de femmes ne se sont portées candidates. Jeunes, néophytes et issues des minorités, elles veulent changer les termes du débat politique.
par Margaux Deuley
publié le 11 juillet 2018 à 16h54

Dans son clip de campagne pour les élections primaires du parti, en vue des élections partielles du Congrès américain de novembre 2018, c'est tout juste si Alexandria Ocasio-Cortez ne s'excuse pas. «Les femmes comme moi ne sont pas vraiment censées se présenter à une élection», lançait-elle en guise d'introduction. Il faut dire que, sur le papier, cette femme de 28 ans d'origine portoricaine, employée d'un bar à cocktails six mois auparavant, coche toutes les cases de la candidate sortante. Qui plus est face à Joseph Crowley, profil type du cacique démocrate, un homme blanc de 56 ans élu à la Chambre des représentants il y a vingt ans et prédit comme le grand vainqueur par tous les sondages. Pourtant, le 26 juin, Alexandria Ocasio-Cortez lui arrache la victoire devant une foule en liesse, renforçant l'espoir du nombre record de femmes qui se sont, comme elle, portées candidates au Congrès.

Le 6 novembre, à l’issue des élections sénatoriales américaines, 35 des 100 sièges du Sénat – la chambre haute du Congrès des Etats-Unis – et 435 sièges de la Chambre des représentants seront renouvelés. Selon les chiffres de l’Associated Press, 439 femmes souhaitent à ce jour y briguer un mandat. Soit deux fois plus qu’en 2016 et un tiers de plus qu’en 2012. Sans compter la probable augmentation du nombre de candidatures, puisque les listes sont encore ouvertes dans plusieurs Etats.

Parmi ces femmes, les démocrates sont quatre fois plus nombreuses que les républicaines. «Le parti démocrate est actuellement assez divisé, explique à Libération Vincent Michelot, spécialiste de l'histoire politique aux Etats-Unis. Si la détestation de Trump est un dénominateur commun au sein du parti, il y a de grands écarts idéologiques, thématiques et stratégiques parmi les différents courants du parti. Ajoutons à cela la défaite de Hillary Clinton et un leadership du parti démocrate très âgé. En ce moment, on y cherche donc des têtes nouvelles pour canaliser l'énergie citoyenne.» Reste qu'en dépit de ce nombre record, les femmes ne représentent qu'un quart du total des candidatures pour le Congrès, selon les données du Center for American Women and Politics (CAWP) de l'université de Rutger dans le New Jersey.

Un écho à la «vague rose» de 1992

Il faut remonter à l'année 1992 pour trouver une telle vague de candidatures féminines. En octobre 1991, l'affaire Anita Hill dont les médias se font l'écho, indigne l'Amérique. Lors d'une audition destinée à confirmer la nomination du juge conservateur Clarence Thomas à la Cour suprême, la professeure de droit afro-américaine de 25 ans accuse ce dernier face caméra de l'avoir harcelée sexuellement dix ans plus tôt. Mais les membres de la commission des Affaires judiciaires du Sénat, entièrement composée d'hommes et présidée par Joe Biden, soutiennent le juge et lui permettent d'intégrer la Cour suprême, où il siège toujours.

Si la défaite est âpre pour Anita Hill, l'année suivante, l'évènement encourage les signalements de cas de harcèlement sexuel et pousse plus de 250 femmes à se présenter au Congrès. En 2018, la tentation de dresser un parallèle avec cette affaire est forte. «Tout le mouvement qui se poursuit aujourd'hui à Hollywood et dans les médias après l'affaire Weinstein et le mouvement MeToo a non seulement permis de dénoncer plus encore ces agissements, mais aussi de mettre en avant les femmes à des postes de pouvoir, estime Nicole Bacharan, spécialiste de la société et de la politique américaine. Quand on voit la présidence Trump, qui est d'une misogynie, d'une régression et d'un racisme inimaginable, il est normal de voir émerger des femmes. Car face à la preuve que le machisme est aujourd'hui encore aux commandes, nombre d'entre elles se sont dit que, si elles ne s'engageaient pas, leur destin pourrait prendre une tournure dramatique.» Et ces femmes s'attaquent à tous les échelons ; des assemblées locales aux sièges de gouverneur, poste exécutif auquel seules 37 femmes ont déjà accédé.

Des femmes jeunes et néophytes

Une grande partie des candidates au Congrès sont jeunes et issues de milieux et d'origines très divers. «Dès la convention démocrate de 1968 à Chicago, l'électorat du parti démocrate se révèle plus jeune, féminin, protestataire, et aussi plus coloré. Les Afro-Américains montent en puissance après la loi sur le droit de vote en 1965 et commencent véritablement à influer dans le jeu électoral. Quant aux Latinos, ils commencent eux aussi à émerger», explique Vincent Michelot. Cet aspect avait également marqué la première Marche des femmes du 21 janvier 2017.

Christina Bejarano, professeure agrégée de Sciences politiques à l'université du Kansas, dresse le même constat dans un billet posté sur Gender Watch 2018, le site ouvert par le CAWP. «Les candidates latino-américaines attirent de plus en plus l'attention politique, à la fois en tant qu'électrices, candidates et élues, affirme-t-elle. Cependant, en termes d'élection, les Latinos sont toujours confrontées à une forte sous-représentation ; elles comptent pour 17% de la population des Etats-Unis mais représentent moins de 2% du total des élus du Congrès, des bureaux exécutifs élus par l'Etat et des assemblées législatives des Etats.» Une autre particularité lie de nombreuses candidates : la maternité. Krish Vignarajah, candidate de 38 ans au poste de gouverneur du Maryland, a pris le parti, pour son clip de campagne, de dérouler son programme tout en allaitant son enfant. Dans une interview sur la chaîne ABC News, la candidate justifie ainsi son choix : «C'est ma vie. C'est la réalité des femmes qui travaillent, qui s'occupent de la famille et jonglent avec le boulot.» «La maternité, le manque d'expérience requise : la présidence Trump a balayé tout ce genre de scrupules», juge Nicole Bacharan.

Pour se donner une chance de l'emporter, ces candidates pour la plupart néophytes en politique le savent : miser uniquement sur la carte anti-Trump ne suffira pas. «D'autant qu'il faut aller à rebours de ce que l'on reproche au Président : l'excès de communication et le manque de substance politique. Ces femmes ont donc intérêt à parler de choses très concrètes», estime Vincent Michelot. Confrontées à l'ampleur des candidatures, des associations de soutien aux candidates démocrates comme Emily's List ont très vite œuvré pour les aider à développer leurs stratégies.

A situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle : l'association a créé la plateforme Run To Win pour faciliter l'échange de conseils entre les candidates. «Les 34 000 femmes désireuses de se lancer en politique que nous avons reçues en seulement quinze mois savent que pour réaliser un changement drastique dans ce pays, il faudra leur donner toutes les chances de gagner les élections. Et c'est exactement ce que nous allons faire ici», écrit sur le site la présidente de l'association, Stephanie Schriock. Si chacune donne une priorité politique différente, les questions de santé, de défense de droit à la contraception et à l'avortement, l'éducation, le développement de la petite enfance, les congés familiaux et l'égalité professionnelle apparaissent comme les enjeux principaux de leurs campagnes. Comptent également pour une part importante le contrôle des armes à feu et l'immigration.

Bien entendu, l'exploit d'Alexandria Ocasio-Cortez ne sera pas nécessairement reproduit dans les autres Etats. Et quand bien même, toutes n'auraient pas la garantie, passée l'étape des primaires, de gagner leur siège au Congrès. Quoi qu'il en soit, selon Vincent Michelot, un renouvellement est à l'œuvre. «On pourrait faire un parallèle avec la situation des Afro-Américains qui, jusqu'en 2008, étaient largement sous-représentés dans le corps électoral. Petit à petit, à force de conquêtes et de militantisme, on est parvenu à ce que la part de leur électorat soit aussi importante que celle du reste de la population américaine. On a corrigé une asymétrie due à l'histoire. Le fait qu'un quart des élus soient des femmes aujourd'hui est un autre genre d'anomalie, que l'on rectifie peu à peu.»

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