Sa voix est enfantine, mais son indignation est grande. Quand elle évoque les violences faites aux femmes, les statistiques morbides qu'elle connaît par coeur ou l'affaire Jacqueline Sauvage, Clémentine, 15 ans, plante ses yeux bruns dans les nôtres et martèle : « C'est horriiiible ! » Comme elle, Jill-Anaïs, 17 ans, revendique ses convictions. Et quand elle parle, on l'écoute. L'an dernier, la jeune Guadeloupéenne a écrit une lettre à ELLE pour parler des complexes liés à son acné et appeler les filles de son âge à s'accepter. Depuis, l'adolescente a assumé son corps filiforme et coupé ses cheveux pour les faire repousser au naturel, une manière de « redevenir la femme noire qu'elle veut être ». Fan de Rihanna et de Christiane Taubira (« une vraie badass qui a du culot H24 »), elle n'a jamais fait de manif, mais a le féminisme dans la peau - est-ce parce qu'elle est née un 8 mars ?

En France, 61 % des filles de 15 à 20 ans se disent féministes.* « La génération Z développe de nouvelles formes d'activisme. Ces ados sont nées avec Internet. Résultat, elles voient le monde à l'horizontale, d'égal à égal », constate Nathalie Rozborski, directrice générale du bureau de tendances Nelly-Rodi. Nadège Winter, cofondatrice du site Twenty, média collaboratif dédié aux 16-25 ans, confirme : « Pour elles, ne pas être féministes serait choquant. Même quand ce n'est pas verbalisé, c'est ancré en elles. Cette génération peut commencer à dire que cela fait partie de son ADN. » Avec une simplicité désarmante, Zoé, 16 ans, résume : « Le féminisme, c'est quelque chose d'extrêmement important et basique. C'est juste l'égalité. » Beaucoup de ces jeunes ont plongé seules dans le bain de l'activisme. Influencées par des sites comme MadmoiZelle.com et par des youtubeuses comme Marion Seclin ou Natoo, elles ont abordé l'adolescence alors que Malala Yousafzai obtenait le prix Nobel de la paix et qu' Emma Watson défendait les droits des femmes à l'ONU. Julia, qui rêvait de devenir ministre des Droits des femmes à 11 ans, Iris, qui maîtrisait le sens du terme « hétéronormativité » à 13 ans, et Louna, qui improvisait son premier discours place de la République à 16 ans, sont autant d'exemples de cette génération précoce.

Un féminisme plus « intersectionnel »

À bien des égards, leur féminisme se distingue de celui de leurs aînées. La plupart des ados n'ont pas lu Simone de Beauvoir ni Virginie Despentes, connaissent mal les associations qui défendent les droits des femmes. En revanche, elles visionnent des vidéos You-Tube, s'abonnent à des pages Facebook, suivent des Tumblr ou des comptes Instagram et Snapchat. Au collège et au lycée, elles débattent avec leur bande. Sans dénigrer l'héritage des féministes plus âgées, elles sont parfois critiques. « Les Femen sont trop extrémistes », juge Emmanuelle, 17 ans. Emeline, 18 ans, a aussi ses réserves : « Dans l'association Osez le féminisme !, on ne voit que des filles blanches, super belles, toutes minces. On ne peut pas se projeter. Notre génération est hyper tolérante avec les filles voilées. » Elles inventent un féminisme plus intersectionnel, qui prend en compte les discriminations simultanées subies par les femmes noires, musulmanes, lesbiennes, transgenres, handicapées... Les convictions de Randa, jeune musulmane de 17 ans, sont claires : « Je vois la femme comme un être libre. J'ai décidé de porter le voile, personne ne m'a obligée. Quand des féministes disent que c'est une soumission, ça me révolte. » Ninon, 17 ans, qui se définit comme pan-sexuelle, est tout aussi catégorique : « Le féminisme ne devrait pas se limiter aux femmes, mais s'élargir aux personnes LGBT+. » Du haut de ses 29 ans, la fondatrice de la newsletter « Les Glorieuses », Rebecca Amsellem, constate : « Il n'y a pas d'hétérosexualité, d'homosexualité, ou de bisexualité. Les ados aiment une personne, point barre. » Malgré les blagues sexistes lancées par certains camarades de classe, elles comptent des garçons parmi leurs amis. « Mon petit copain était déjà féministe avant de sortir avec moi », explique Lou-Anna.

Le harcèlement de rue, le cybersexisme, les violences sexuelles sont des sujets qui mobilisent les jeunes filles. Elles revendiquent le droit de parler librement des règles et des protections hygiéniques, de rejeter les normes du corps parfait. C'est pour elles que Rebecca Amsellem a lancé en 2017 « Les Petites Glo' ». Féministe de la génération Y, elle a préféré confier les rênes de son nouveau média à des filles plus jeunes : « Dans cette version adolescente des 'Glorieuses', on aborde des sujets qui ne font pas partie de ma culture. La première newsletter était sur Ariana Grande. Je pensais que c'était une chanteuse pop lambda, alors qu'elle est plus engagée que Beyoncé ! » Dans la même veine, le Tumblr «  Paye ton bahut » a été créé par des lycéennes pour dénoncer le sexisme en milieu scolaire. « Dès la maternelle, tous les garçons essayaient de regarder sous ma jupe. Ma mère trouvait que c'étaient des jeux anodins, mais pas moi », explique une des responsables anonymes de la page Facebook.

« Elles ont une audace qu'on n'a pas forcément eue. Je les trouve hyper courageuses. » Marion Seclin, Youtubeuse. 

Quand on voit les mobilisations aux États-Unis, où les ados se sont rendus en masse à la Women's March au lendemain de l'élection de Donald Trump et où des lycéennes comme Emma González sont devenues les icônes du militantisme anti-armes, on pourrait croire que les Françaises ne font que suivre le mouvement. « Outre-Atlantique, on observe un phénomène de starification des jeunes activistes, ce qui n'est pas le cas en France. Et tant mieux parce que je ne suis pas très à l'aise avec ça », analyse Rebecca Amsellem. Même l'affaire Weinstein et le mouvement #MeToo qui a suivi ont finalement assez peu mobilisé ces ados. Jill-Anaïs, Ninon, Alice et les autres ne sont pas influencées, mais elles sont déterminées. Marion Seclin, actrice et youtubeuse, observe : « Elles ont une audace qu'on n'a pas forcément eue. Je les trouve hyper débrouillardes et courageuses. Mais j'ai toujours un petit pincement au coeur quand une jeune fille de 13 ou 14 ans vient me dire : 'Je suis féministe.' En découvrant les inégalités, elles vont forcément passer par une phase de colère... et j'espère que celle-ci se dissipera vite. » Toutes le savent, atteindre l'égalité prendra du temps. « Quand j'écris, c'est aussi pour transmettre un message : prends confiance en toi, you can do it ! », clame Ella, des « Petits Glo' ». Et Élisa de compléter : « S'accepter comme on est, c'est le plus important. Si on y arrive, on se laissera moins écraser par les hommes. » Les petites soeurs d' Emma Watson sont prêtes à bouleverser le monde.

IMG_5296

Élisa © Aglaé Bory

« Une prof a dit que notre tenue était "un appel au viol" »

Élisa, 16 ans, lycéenne

« L'an dernier, quand il a fait très chaud, on a commencé à vouloir s'habiller en robe, en jupe ou en short. Certains profs nous ont dit que nos jupes étaient trop courtes, que ça posait un problème de décence. Pourtant, les garçons ont le droit de porter des shorts. Un groupe de troisième a été obligé de se changer, et une prof a dit que nos tenues étaient 'un appel au viol'. On nous a expliqué que les garçons adolescents étaient pleins de testostérone et qu'on les attirait... Ces mots m'ont choquée. Le soir même, j'ai envoyé un message à tout le monde. Mes amis le savent : je suis à fond dans le féminisme, et l'égalité, je la pense au quotidien. Le lundi, nous sommes arrivées avec des T-shirt sur lesquels on avait inscrit 'appel au viol'. Des sixièmes et des cinquièmes ont participé en mettant des jupes ou des shorts. Il y a eu une réunion avec la CPE et les profs. Toute la semaine, on a parlé de cette action. » 

« Dès que quelque chose m'énerve, j'en parle sur Youtube »

Lou-Anna, 17 ans, créatrice de la chaîne YouTube Lou'Pistache

« Je suis devenue féministe grâce aux réseaux sociaux. La vidéo de Marion Seclin sur le harcèlement de rue a été un déclic. Puis, quand j'ai vu que la youtubeuse La Carologie faisait aussi des vidéos, je me suis dit pourquoi pas moi ? Comme j'avais des règles douloureuses, j'ai partagé mes conseils. Quand j'ai vu que j'atteignais les 100 000 vues, je n'ai pas compris ce qui s'était passé ! J'ai aussi fait des vidéos sur la superficialité, sur Miss France, ou sur un flyer anti-avortement qu'on m'avait donné l'été dernier. Dès que quelque chose m'énerve, j'en parle sur YouTube. Des filles de mon âge me contactent sur Instagram et Snapchat et on a des vrais débats. Je reçois aussi des messages comme 'Retourne dans ta cuisine', 'Va faire le ménage'. Quand ce sont des commentaires idiots, ça ne me blesse pas. »

IMG_5340

Rozerin © Aglaé Bory

« Nous sommes les citoyennes de demain »

Rozerin, 14 ans, collégienne 

« J'ai séché les cours - avec l'accord de ma mère - pour aller à la manif de la Journée des femmes. Comme j'étais toute seule, je suis restée avec les gens de ma communauté kurde qui brandissaient une bannière pour les combattantes à Afrin. D'autres militantes avaient des panneaux avec des portraits de Michelle Obama, Oprah Winfrey, Jaden Smith... J'ai trouvé ça cool, je me sentais bien. On rencontre des femmes qui défendent les mêmes causes que nous, ça donne encore plus envie de manifester. Pour moi le féminisme, c'est ne pas se laisser faire, essayer de faire changer les choses. Les femmes ont toujours été mises en seconde zone : on n'a jamais eu de présidente ! Nous sommes les citoyennes de demain. Bien sûr, on ne va pas éradiquer les adultes, mais notre génération doit être plus ouverte d'esprit, pour ouvrir plus de portes. »

IMG_5370

Clémentine © Aglaé Bory

« Si j'avais du pouvoir, je ferais en sorte de rendre la société plus égalitaire »

Clémentine, 15 ans, collégienne

« Je ne connaissais pas le mot 'féminisme' avant l'affaire Jacqueline Sauvage, qui m'a vraiment touchée. J'ai envoyé un courrier à ses avocates pour leur demander si elles prenaient des stagiaires... et j'ai reçu une réponse positive. En interviewant Me Tomasini pour mon rapport de stage, j'ai réalisé à quel point elle était passionnée par son métier. Elle a sauvé des femmes comme Jacqueline Sauvage et Samia Jaber, c'est énorme ! Plus tard, je voudrais être avocate, mais aussi artiste, féministe et journaliste. Et, pourquoi pas, me présenter à l'élection présidentielle ! Si j'avais du pouvoir, je ferais en sorte que la société soit plus égalitaire. Au collège, je suis assez réservée, j'hésite à prendre la parole, surtout depuis qu'un garçon m'a lancé : 'Si c'est pour dire des conneries pareilles, pas la peine d'ouvrir ta gueule !' Mais j'ai envie de crier mes convictions sur tous les toits ! »

IMG_5626

Zoé © Aglaé Bory

« Je n'ai pas envie d'utiliser le mot "victime" »

Zoé, 16 ans, lycéenne

« J'ai participé à un concours de plaidoiries dans lequel nous devions dénoncer une atteinte aux droits de l'homme. Parler de mon agression sexuelle m'a paru évident. Ça s'est passé pendant une fête avec trop d'alcool et de drogues. Un ami m'a emmenée dans une pièce à part et a voulu aller plus loin. J'ai tenté de refuser, mais il est devenu violent et m'a agressée sexuellement. J'ai éprouvé un sentiment universel, avec le corps qui se dissocie de l'esprit... Mes parents m'ont convaincue de porter plainte, et je leur en suis très reconnaissante. Six mois plus tard, au concours, je me suis adressée à tout le monde. Aux 20 % de femmes victimes de violences sexuelles, mais aussi à ceux qui connaissent des victimes. Je veux inciter à parler, même si c'est hyper dur, car le silence prolonge la souffrance. Je n'ai pas envie d'utiliser le mot 'victime', parce que je fais tout pour me relever. »

IMG_5453

Maëllys © Aglaé Bory

« Si les garçons voient que les filles assurent, ils n'auront pas le choix »

Maëllys, 16 ans, ambassadrice WI-Filles

« Les féministes plus âgées sont dans leur bulle. Elles essaient de nous dire comment nous comporter, mais nous avons notre propre féminisme ! Celui qui me définit le plus, c'est celui de l'ambition. Le projet WI-Filles, qui favorise l'accès des filles aux métiers du numérique, est un moyen de faire passer le message. Ces métiers vont construire le monde de demain, et ils permettent énormément d'émancipation. J'aimerais bien travailler dans ce secteur ou dans des métiers 'masculins' comme le transport ou l'automobile. Avec WI-Filles, on a rencontré des femmes qui déchiraient ! Si les garçons voient que nous assurons, ils n'auront pas le choix. D'ici que ma pote Inès et moi on grandisse, il y aura un millier de filles programmeuses. Ça aura un impact sur le long terme. »

* « Perception de l'égalité entre les femmes et les hommes en France », sondage CSA/Ministère des Familles, de l'Enfance, et des Droits des Femmes, août 2016.

Cet article a été publié dans le magazine ELLE du 6 juillet 2018.   Abonnez-vous ici.