Récit

Viol conjugal : le procès d’un fléau domestique

Condamné en première instance à douze ans de réclusion pour les viols de trois anciennes compagnes, Luis D. comparaît ce mardi devant la cour d’appel de Versailles. Ces femmes témoignent dans «Libération» de ce crime encore souvent minimisé.
par Virginie Ballet, Photo Cyril Zannettacci
publié le 5 novembre 2018 à 19h26
(mis à jour le 6 novembre 2018 à 11h51)

Elles sont trois. Trois femmes puissantes qui ont trouvé le courage de dénoncer en justice les viols qu’elles auraient subis de la part d’un seul et même homme. Particularité ? Cet homme, Luis D., aujourd’hui âgé de 45 ans, fut à un moment de leur vie un conjoint, un père pour l’enfant que chacune a eu avec lui, mais aussi un bourreau, selon leurs dires. Lui conteste les faits qui lui sont reprochés. Il devra pourtant s’en expliquer à compter de ce mardi devant la cour d’appel de Versailles (Yvelines), où il comparaît pour viols conjugaux.

Ce procès semble hors-norme à plusieurs titres : d'abord par le nombre de plaintes et de témoins faisant état de pareils faits appelés à la barre, et parce qu'il met en lumière un crime encore trop souvent banalisé. En atteste le récent «sondage» polémique publié sur Twitter par Fun Radio : «Charlotte ne supporte pas que son mec lui fasse l'amour la nuit quand elle dort. Vous trouvez cela normal ?» Sur 583 répondants, 51 % ont estimé qu'il était anormal que la dénommée Charlotte s'insurge d'un tel comportement, pourtant puni par la loi. Dans la foulée, des chroniqueurs de l'émission Touche pas à mon poste, diffusée sur C8 et présentée par Cyril Hanouna, ont livré des analyses douteuses sur le sujet. «Employer le mot "viol" pour ça, c'est une honte pour les gens qui sont violés. […] On sait vraiment ce que c'est que le viol. […] C'est pas un viol en l'attachant, en la contraignant», a notamment déclaré Matthieu Delormeau, suscitant une vague de protestations, y compris de la part de la secrétaire d'Etat en charge de l'Egalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa. Le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) a quant à lui reçu des centaines de plaintes. Il semble donc toujours bon de rappeler ce qu'est vraiment le viol, tel que défini par l'article 222-23 du code pénal : «Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui ou sur la personne de l'auteur par violence, contrainte, menace ou surprise.» Peine encourue : quinze ans de prison, qui peuvent passer à vingt ans en cas de circonstances aggravantes. Et le fait d'être en couple en est une, depuis 2006.

«Cauchemar»

Face à une telle banalisation, le Haut Conseil à l'égalité a tenté de quantifier l'ampleur de ce fléau : entre 2010 et 2012, sur les 83 000 viols ou tentatives de viol commis chaque année, 31 % des auteurs vivaient avec la victime au moment des faits. «Le viol conjugal est assez peu visible sur la scène judiciaire», observe Me Carine Durrieu-Diebolt, avocate de Nadège, l'une des parties civiles au procès en appel qui s'ouvre ce mardi. Et de poursuivre : «C'est ce que démontrait une récente étude menée par l'équipe de recherches appliquées au droit privé de Lille (1). On y lisait notamment que "les viols conjugaux sont souvent sous-qualifiés au profit d'une qualification de violences volontaires, ce qui est une négation de la réalité du viol".» Les affaires de ce type, quand plainte il y a, sont également souvent renvoyées en correctionnelle et non devant les assises, voire classées sans suite, lorsque la justice estime disposer de trop peu de preuves ou bute contre le fameux «parole contre parole». En cela, le procès de Luis D. se distingue. «Dans cette affaire, nous sommes face à un haut niveau de parole des victimes, d'une part par leur nombre, mais également quant au niveau de précision des faits évoqués», relève Me Durrieu-Diebolt.

Tout commence en septembre 2011, lorsque l'une d'entre elles, Nadège, dépose plainte pour des violences qu'aurait commises sur elle son ex-concubin, Luis D. Comme souvent dans ce genre de cas, la jeune femme minimise, ne parvient pas à apposer le mot «viol» sur ce qu'elle a vécu, par «pudeur», explique-t-elle. C'est la policière en charge de l'enquête qui lui fait prendre conscience de la gravité des faits. La jeune femme lui explique avoir contacté une autre ancienne compagne de cet homme, prénommée Vanessa, au moment de sa rupture, pour «comprendre ce qu'elle avait vécu». Elle décrit des faits similaires, notamment des coups, insultes et menaces, pour lesquels elle a déposé des mains courantes. Face à ces ressemblances troublantes, la policière prend contact avec plusieurs anciennes compagnes du mis en cause - son casier judiciaire comporte neuf condamnations, dont trois pour «violences volontaires par concubin». Vanessa, en couple avec lui entre 2008 et 2010, fait part à la policière de nombreux rapports sexuels imposés.

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Vient ensuite Christelle, compagne de Luis D. de 2003 à 2006. Questionnée sur cette relation ancienne, la jeune femme, qui vit désormais dans l'est de la France, la résume d'emblée comme «un cauchemar» ; «les pires années de [s]a vie». Agée de 18 ans au moment de sa rencontre avec Luis D., Christelle décrit des gifles et autres violences physiques et verbales régulières. Elle déclare avoir eu avec lui des rapports consentis, mais précise que la majorité survenaient sous la contrainte, parfois à l'aide d'objets (concombre, bouteille de champagne) ou encore pendant son sommeil. Comme Nadège et Vanessa, Christelle évoque un contexte de forte emprise psychologique, d'isolement social et familial, de dépendance financière, instauré par un homme qui consomme beaucoup d'alcool et de cannabis. «J'étais sa chose», résume Christelle. Elle et Vanessa déposent plainte à leur tour, en juillet 2012.

«Mon client n'est ni un gourou, ni un membre du Temple solaire, il n'a d'emprise sur personne», rétorque Me Fabien Arakelian, l'un des avocats de la défense, pour qui «l'accumulation du nombre de plaignants ne fait pas office de preuve, ni de vérité». Et de mettre en avant l'absence de certificats médicaux ou gynécologiques dans ce dossier. D'autres anciennes compagnes de Luis D. ont été auditionnées lors de l'enquête. Toutes n'ont pas fait état de violences, mais au moins trois d'entre elles ont évoqué un ou plusieurs rapports sexuels forcés. Plusieurs indiquaient aussi qu'elles «finissaient parfois par céder» pour éviter tout regain de violence et que «ça se termine au plus vite». Certaines interviendront comme témoins lors du procès en appel.

«Domination»

En première instance, le 2 mars 2017, Luis D, qui a toujours nié ce qui lui était reproché, a été condamné à douze ans de réclusion. Il a fait appel. Les expertises réalisées au cours de l'instruction ont mis en avant une personnalité «immature», «narcissique», «dans le déni et la projection». Pour justifier les faits évoqués, le quadragénaire a, par exemple, assuré que les plaignantes étaient très demandeuses sexuellement. L'avocat général avait requis quinze ans de prison et souligné que le débat ne «portait pas sur un rapport de couple, mais de domination». «Ce qu'on lui reproche, c'est d'être un violeur. Dans un couple, il n'y a pas de laissez-passer dans le corps de l'autre», avait-il dit. C'est le message du Collectif féministe contre le viol (CFCV), qui s'est porté partie civile au procès.

«Souvent, les victimes elles-mêmes n'ont pas conscience d'être confrontées à des viols, parce que dans l'imaginaire collectif, ceux-ci se passent encore forcément à 2 heures du matin sous la menace d'une arme, pas dans le cocon familial, même s'il est violent», souligne Me Lilia Mhissen, avocate du collectif. Pour elle, le tabou qui perdure sur ce crime est en partie lié à sa reconnaissance tardive par la loi (lire ci-dessous) : «La notion de devoir conjugal était inscrite dans le code napoléonien. Il a tout de même fallu attendre 1992 pour que la législation reconnaisse la possibilité de l'existence du viol entre époux», éclaire l'avocate. Six mois après avoir été condamné en première instance, Luis D. a fait l'objet d'une nouvelle plainte pour viol conjugal, déposée en septembre 2017 par une jeune femme ayant partagé sa vie entre 2012 et 2014. Il est actuellement placé en détention provisoire dans le cadre de cette dernière affaire, que Me Arakelian qualifie de «hasard troublant du calendrier».

(1) Sylvie Cromer, Audrey Darsonville, Christine Desnoyer, Virginie Gautron, Sylvie Grunvald, Soizic Lorvellec, «Les viols dans la chaîne pénale». Rapport de recherche, université de Lille (droit et santé-CRDP ); université de Nantes (droit et changement social), 2017.

Loi : du devoir au viol conjugal

1810 Le devoir conjugal est inscrit comme une obligation dans le code pénal napoléonien. 5 septembre 1990 En vertu d’une décision de la Cour de cassation, «la volonté des époux de mettre en commun et de partager tout ce qui a trait à la pudeur n’autorise nullement l’un d’entre eux à imposer à l’autre par violence un acte sexuel s’il n’y consent». 1992 Le viol conjugal fait son entrée dans la loi : la présomption de consentement de l’épouse n’existe que jusqu’à preuve du contraire. Avril 2006 Le fait d’être en couple, marié ou non, devient une circonstance aggravante, passible de vingt ans de prison, contre quinze pour le viol. 2010 La notion de présomption de consentement disparaît des textes de loi.

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