C’est quoi, les biais décisionnels ?

Eve, Le Blog Dernières contributions, Leadership

Longtemps le discours sur les stéréotypes (de genre, mais aussi sur les générations, les cultures etc.) a achoppé sur les difficultés, pour ne pas dire la quasi-impossibilité (en tout cas sur le temps court) de changer les mentalités collectives. Et puis, les recherches en sciences cognitives et en psychologie sociale ont pu décaler l’angle d’approche : et si le vrai problème, ce n’était pas les stéréotypes mais la façon dont ils influencent nos prises de décision ? Alors, sans attendre que l’imaginaire collectif renonce à assigner des attributs étriqués à des catégories de population, on peut d’ores et déjà agir contre les biais décisionnels.

Mais c’est quoi exactement, les « biais décisionnels » ? Comment ça fonctionne ? Comment peut-on modifier nos façons de prendre des décisions pour qu’elles reflètent davantage notre libre arbitre que notre soumission aux opinions communément admises ? Comment faire en sorte que la libération des biais décisionnels par les individus soit performative sur l’imaginaire collectif ?

En préambule : Définitions pour éviter les confusions

Stéréotypes et biais ont maille à partir mais ne recouvrent pas exactement la même réalité. Définissons !

Les stéréotypes, c’est l’ensemble des attributs consensuellement (ou majoritairement) associés à une catégorie de population : les femmes sont bavardes, multitâches, sensibles, ont l’instinct maternel mais pas le sens de l’orientation etc., les hommes sont égoïstes, autoritaires, obsédés par le sexe, ont de l’ambition professionnelle mais pas le sens de l’empathie, etc. Les stéréotypes nient la singularité de l’individu en même temps qu’ils impriment un portrait de la société en nature morte, figée par l’assignation de rôles et fonctions aux un·e·s et aux autres.

Le biais, c’est une façon d’agir qui se fonde sur des éléments erronés ou déformés (dont les croyances collectives que sont les stéréotypes), ce qui conduit à des erreurs.

Le biais :  un coup de ciseau malheureux

Dans le langage de l’artisanat et tout particulièrement des métiers impliquant un travail de découpe (couture, travail du bois, des métaux…), le mot « biais » désigne un geste désaxé, un biseautage, voire un coup de ciseau malheureux qui fait perdre du temps en même temps qu’il gâche du précieux matériau. Certes, l’histoire de la sérendipité nous montre que de grandes inventions procèdent d’erreurs et de chemins de traverses, mais dans l’économie courante de l’artisan, il n’est évidemment pas rentable de s’amuser à tailler de travers les étoffes qu’il doit transformer en vêtements et les planches de bois dont il doit faire des meubles.

Ce rappel à ce que représente le biais dans le lexique de l’artisanat est toute une allégorie pour les fonctions RH ou managériales : le biais, c’est une décision obliquée qui gaspille de la ressource (la plus précieuse d’entre toutes : l’humain·e) et produit des systèmes dysfonctionnels fermés.

La « violence » du biais : facteur invisible de discrimination et détournement de fond du libre arbitre

Pour approcher la problématique des biais, il faut aussi retourner à l’étymologie : biais vient du grec βιά qui ne signifie rien d’autre que « violence ». Son introduction dans la grammaire de la lutte contre la discrimination ne doit donc rien au hasard : on est bien dans le champ des obstacles invisibles qui font trébucher et/ou obligent certaines plus que d’autres à emprunter des voies de contournement au cours de leur parcours socio-professionnel. C’est exactement ce que recouvre la métaphore du plafond de verre pour la carrière des femmes ou le « mur invisible » d’Elia Kazan pour dire les formes sournoises de l’antisémitisme ordinaire.

Violence pour celle ou celui qui subit les effets du biais, ce n’est pas non plus un cadeau pour celle ou celui qui agit de façon biaisée. Car c’est le plus souvent contre sa (bonne) volonté qu’elle/il exerce cette violence : si l’on met à part quelques indécrottables sadiques, personne ne discrimine par plaisir. Voilà où va chercher la puissance du biais : inconscient, il nous fait agir contre notre libre arbitre, voire carrément contre nos convictions les plus intimes. Quitte à nous placer en situation pénible de dissonance cognitive, quand on constate navré·e que les effets de nos décisions se révèlent contraires à nos intentions.

Mais d’où vient que l’on est ainsi « biaisé·e » dans nos prises de décision ?

Mais pourquoi faisons-nous ainsi notre malheur et celui de celles et ceux que nos décisions impliquent, alors même que notre conscience, voire nos idéaux, nous invitent à être justes ? Il faut aller chercher des réponses du côté des recherches en sciences cognitives : nos erreurs de perception, d’interprétation et d’évaluation sont le fruit, nous dit le pionnier de la psychologie cognitive Jean-François Le Ny, de mécanismes de traitement de l’information par notre système cognitif : c’est à partir de ce que nous savons et croyons déjà que nous accueillons toute nouvelle donnée. Ainsi, dit Le Ny, nous commençons par « sélectionner » ce qui correspond à notre vision des choses et à écarter inconsciemment, sans parfois même le voir ou l’entendre, ce qui n’a pas sa place dans le spectre de nos croyances ancrées.

Les stéréotypes, des croyances ancrées et confortées

Dans le corpus de ces croyances ancrées, les stéréotypes tiennent une place de choix. Pour une raison que les neurosciences expliquent très simplement : dès les premiers jours de notre vie, notre « intelligence » se construit en classant ce que nos sens lui adressent comme information.

Maman s’occupe plus souvent de prendre soin de moi, je classe tout ce qui ressemble à maman (les femmes) dans la boîte du « care ». Papa parle avec une grosse voix et un ton ferme, je classe tout ce qui rassemble à papa (les hommes) dans la boîte « autorité ». Papy est dur de la feuille, je classe tout ce qui ressemble à papy (les vieux) dans la case « sourd ». Ma tata de 22 ans est rebelle, je case tout ce qui ressemble à tata (les jeunes adultes) dans la case « indocile ». Mon tonton est en fauteuil roulant, je case tout ce qui ressemble à tonton (les personnes en situation de handicap) dans la case des « assis à qui une place de parking est réservée » (et tant pis si dans la réalité, 80% du handicap est invisible) etc.

Ainsi, naissent et s’ancrent les stéréotypes, incessamment confortés ensuite par une culture collective qui donne raison (ou plutôt font œuvre de post-rationalisation) à ces croyances initiales.

Système rapide, système lent : les formidables capacités de notre cerveau à passer du confort paresseux à l’inconfort curieux

Voilà qui explique, nous dit le chercheur en psychologie sociale et directeur associé du cabinet AlterNego Patrick Scharnitzky que nous soyons 89% à estimer faire l’objet de stéréotypes et 84% à reconnaître véhiculer des stéréotypes. C’est plus fort que nous !

Mais tout n’est pas perdu nous rassure le même Scharnitzky (ndlr : intervenant au Programme EVE) en nous donnant accès à la pensée du Prix Nobel d’économie Daniel Kahneman et de son collègue le psychologue Amos Tsversky. A contre-courant de la vieille idée d’une séparation « cerveau droit/cerveau gauche », véritable usine à pseudo-rationalisation des stéréotypes de genre (le cerveau droit serait intuitif et féminin ; le gauche raisonnable et masculin), Kahneman et Tversky s’intéressent aux vitesses de la pensée.

Nous avons un système rapide, instinctif et émotionnel, qui répond à notre besoin de survie (quand je croise un crocodile dans la jungle, je ne me demande pas si c’est un mâle ou une femelle, je me taille à toutes jambes !) mais aussi de confort (vivre et dialoguer avec des « mêmes » que moi me conforte et me réconforte) et n’a rien contre la paresse (car aller vers l’inconnu, vers le différent représente un effort). Et puis, nous avons un système lent, plus logique, plus introspectif, plus curieux, qui nous invite à interroger l’origine de nos opinions, écoute ce que nous n’avions pas prévu d’entendre, s’intéresse à ce que nous ne connaissons pas et trouve de la stimulation dans l’inconfort

La méthode Scharnitzky pour déjouer ses biais décisionnels

Tout l’enjeu alors, pour prendre de meilleures décisions (et notamment celles qui rendre effectif l’objectif d’inclusion) est de mettre en œuvre son système lent à chaque fois que nous avons à faire un choix qui impacte autrui.

Pour cela, Scharnitzky propose une méthodologie en 10 points :

–          Avoir l’humilité d’accepter ses stéréotypes : on en a toutes et tous, donc on arrête de culpabiliser ou d’être sur la défensive, pour pouvoir pacifier sa relation intérieure aux préjugés et ouvrir une discussion intelligente avec les autres sur ce sujet.

–          Se questionner sur l’origine de ses opinions : conscientisons nos influences et méfions-nous des arguments d’autorité (ce n’est pas parce qu’un·e journaliste, un·e expert·e, un statisticien·ne ou un·e docteur·e pluri-diplômé·e affirme quelque chose que ça recouvre toute la vérité sur un fait)

–          Se cultiver : en nourrissant incessamment son « cerveau lent » de connaissances nouvelles, on fait muter aussi son « cerveau rapide » qui peut « reclasser » différemment ce qu’il a initialement rangé à la va-vite dans ses boîtes stéréotypales.

–          Douter : le fait que l’autre ait tort ne signifie pas que vous ayez raison. Et vice versa.

–          Maintenir sa motivation : le système lent du cerveau est confronté à l’inconfort, il est récompensé par de la stimulation… Alors, il faut continuer à lui apporter cette satisfaction du « challenge » pour qu’il ne baisse pas les bras et ne laisse pas s’endormir les neurones !

–          Prendre garde à la première impression : le « feeling » et l’intuitu persona ont leur place dans l’appréhension d’une situation mais ne sauraient constituer une méthode pour prendre des décisions. Sans quoi, le risque est élevé du repli sur l’entre-soi, lequel réjouit le système rapide !

–          Préserver ses ressources physiques : le système rapide ayant besoin de confort, celui ou celle qui est fatigué·e, a faim, soif ou la grippe, amoindrit grandement ses capacités de faire appel au système lent de son cerveau.

–          Alléger sa charge mentale : quand vous menez un entretien d’embauche, n’ayez pas en même temps en tête que les chats n’ont plus de croquettes, que vous avez oublié de payer la cantine, que votre conjoint·e vous saoule et que votre to-do-list fait 4 pages format A4 corps 8. Restez focus et présent·e là où vous êtes, pleinement disponible pour l’autre.

–          Gérer ses émotions : les accueillir bien sûr (puisque de toute façon, elles font partie de la vie et plus encore des interactions humaines) mais ne pas les laisser nous mettre la pression ! « La colère est mauvaise conseillère » dit le philosophe Jean-Marc Rives, mais la séduction qu’exerce sur nous tel·le ou tel·le n’est pas non plus l’alliée des bonnes décisions.

–          Prendre son temps… Une bonne décision ne se prend pas à la va-vite. Elle demande réflexion, prise en compte des pour et des contre (mais aussi de ce qui n’entre pas dans un système de binarité), éventuellement appel aux conseils de tiers… Au besoin, il faut savoir procrastiner : quand on reporte à demain ce qu’on aurait pu faire hier, ce n’est pas forcément qu’on cherche à fuir le sujet, ce peut être aussi qu’il mature en nous, à son rythme.

La lutte contre les biais décisionnels face à une injonction paradoxale : agir vite et agir bien (et au moindre coût, tant qu’à faire) !

La présentation de cette méthodologie sur le terrain, notamment à l’occasion de formations, reçoit une large approbation de principe… Suivie de près d’un rappel à la réalité de ce que sont les exigences adressées au corps managérial dans un contexte de transition entre une culture traditionnelle de performance immédiate et une culture à bâtir de performance durable.

Vous nous dites de questionner l’origine de nos opinions, mais dans notre environnement industriel, c’est toujours le dernier ingénieur qui a parlé qui a raison ; vous nous dites de préserver nos ressources physiques, mais nous voyons bien que le présentéisme reste la meilleure façon de se rendre visible (et donc de progresser) dans l’entreprise ; vous nous dites d’alléger notre charge mentale, mais elle n’a fait qu’augmenter au cours des 20 dernières années (notamment du fait de la multiplication des outils digitaux qui assomment les boîtes mails et autres plateformes de travail coopératif de messages à traiter en plus des autres tâches à effectuer) ; vous nous dites de procrastiner, mais on nous colle une pression de dingue pour qu’on (ré)agisse en urgence en toute situation !

Eh oui, la lutte contre les biais décisionnels se heurte à une douloureuse injonction paradoxale : prendre de justes et bonnes décisions demande du temps et de l’espace mental mais le court-termisme et la culture de la performance sèche qui ont toujours cours dans de trop nombreuses organisations font directement concurrence à cette invitation au bon sens.

Associer transformation des cultures d’organisation, désarmement des biais décisionnels… Et lutte contre les stéréotypes !

La lutte contre les biais décisionnels ne saurait donc reposer sur la seule posture individuelle. Certes les leaders et autres rôles modèles ont le pouvoir (le devoir ?) de l’exemplarité pour donner le cap à celles et ceux sur qui elles/ils exercent de l’influence, mais leur action restera toujours limitée sans transformation globale des cultures d’organisation.

Il est donc temps de rompre avec tout ce qui fait frein ou obstacle à la mise en œuvre de process individuels de décision plus justes, plus précis, plus porteurs de créativité et d’innovation : en finir une bonne fois pour toutes avec l’imagerie du leader surhomme, avec la culture du présentéisme, avec les référentiels de valeur exigus (depuis la légitimité incontestée du diplômé·e de grande école jusqu’à l’obsession du chiffre d’affaires, en passant par le cost-killing en matière de rémunération comme de relations fournisseurs), avec les oppositions stériles entre nature et culture, corps et esprit, émotion et rationalité ou intellectualisme et pragmatisme …

Ce travail de fond sur la culture des organisations doit être soutenu par une persistance du combat contre la diffusion des stéréotypes qui envoient sans cesse des contre-messages aux individus comme aux organisations qui voudraient s’engager dans le déploiement d’une culture d’inclusion : l’avalanche de pubs qui renvoient les femmes à la sphère domestique et/ou exaltent la virilité fantasmée (et inaccessible aux hommes normaux) ; les discours qui associent les vieux à la sagesse mais aussi au conservatisme et les jeunes à l’agilité mais aussi à la fougue ; les imageries qui attribuent aux asiatiques la compétence technologique en même temps que de curieuses manières de savoir-vivre, aux orientaux la sensualité mais aussi la désorganisation, aux Noir·e·s une forme de gaieté infantile en même temps qu’une agressivité larvée, aux gros·se·s le manque de volonté et le déficit d’estime de soi en même temps qu’un sens supérieur de la convivialité etc.

Place à l’inclusion qui respecte les singularités individuelles, donne mandat à qui veut renoncer à ses biais décisionnels et offre à tou·te·s un environnement plus riche, plus ouvert, plus performant aussi au travers de ses effets sur la qualité de vie.

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE