Tous les week-ends, dès 8h30, un drôle de ballet vient animer le Jardin japonais de Tunis. Ce samedi d’automne, dans les allées soignées de ce parc situé dans un quartier moderne de la capitale tunisienne, une dizaine de femmes, casques sur la tête, cheminent en vacillant sur de petits vélos pliables. Certaines ne pédalent pas, prennent de l’élan en s’appuyant sur la pointe des orteils, tentant parfois de tenir l’équilibre en décollant leurs pieds du sol.

À leurs côtés, cinq formateurs s’assurent qu’elles ne tombent pas, les tiennent, les poussent. Une poignée d’autres femmes ont enfourché de grands vélos, et zigzaguent dans les allées, les mains agrippées au guidon. « Ralentis ! Vas-y tourne, tourne, tourne ! », s’écrie Ali, l’un des formateurs, alors que l’une d’elles s’engage un peu trop hardiment dans un virage.

Apprendre le vélo à 62 ans

Le Jardin japonais est le seul parc de la capitale tunisienne à disposer de chemins goudronnés, plats et interdits aux voitures. Un lieu idéal pour la “vélo-école” pour adultes lancée en février dernier par Vélorution Tunisie, une association qui vise à promouvoir l’usage de la bicyclette en ville. Ici, à raison d’une heure de cours par semaine pendant deux mois, et d’une cotisation de 30 dinars (10 euros) seulement, ceux et celles qui le souhaitent peuvent apprendre le vélo. Celles, surtout, puisque sur les 200 personnes inscrites à ce jour, « 90% sont des femmes », précise Hamza Abderrahim, le président de l’association.

Car en Tunisie, ce sont surtout les hommes qui savent faire du vélo. « C’est peut-être inné chez eux ? », plaisante Rim, une architecte d’intérieur de 40 ans, en essuyant les gouttes de sueur qui perlent sur son front.

C'est parfois mal vu qu’une femme se promène seule à bicyclette

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« Ce matin il n’y a que des femmes qui sont venues, et de tous les âges, sourit Hamza. Vous savez, la société tunisienne est un peu conservatrice, c’est parfois mal vu qu’une femme se promène seule à bicyclette. Beaucoup n’ont pas eu la chance d’apprendre à en faire. »

Être plus autonome

Les moniteurs de Vélorution Tunisie sont tous bénévoles, et ont été formés par la vélo-école de Montreuil, près de Paris. Aujourd’hui, l’association dispose de 20 vélos, qu’elle met à disposition des apprentis cyclistes. Et ici, pas de complexes : le parc est peu fréquenté, et l’ambiance est à la bienveillance et à la plaisanterie. La plupart des élèves projettent d’acheter un vélo dès la fin de la formation. Un rêve d’enfance pour certaines, mais aussi un moyen d’être plus autonome, en utilisant un moyen de transport pratique, et peu cher.

Nous les filles, on n’allait pas dans la rue ! Les parents ne le permettaient pas

« Je suis tombée plusieurs fois... Mais quelle sensation de liberté ! », s’enthousiasme Zoubeida, 62 ans, alors qu’elle s’apprête à se lancer sur un « grand vélo ». « Ca fait longtemps que j’en rêve ! Quand j’étais petite, on n’avait pas de vélo dans la famille, se souvient-elle. Mes frères ont appris avec leurs copains, en jouant dans le quartier, ils se prêtaient leurs vélos. Mais nous les filles, on n’allait pas dans la rue ! Les parents ne le permettaient pas. »

Un des bénévoles l’interrompt en riant : « Tu as mis ton casque à l’envers ! »

Un loisir réservé aux garçons

« C’est vrai que la Tunisie est plus avancée que les autres pays arabes pour les droits des femmes, reprend Zoubeida d’une mine sérieuse. Mais il reste du boulot ! »

« Moi, mes parents avaient peur que je déchire mon hymen en faisant du vélo, et que je ne sois plus « vierge » pour le mariage », confie discrètement une jeune femme, sans vouloir dévoiler son nom.

À quelques mètres, Habiba, 60 ans, écoute attentivement les conseils d’Ali - « ne regarde pas les pédales, regarde devant toi ! ». « Dans le village où j’ai grandi, c’est vrai que le vélo, c’était pour les garçons ! », raconte-t-elle.

Sheherazade et Rym, elles, ont grandi en ville. Elles ont 22 ans, et ont décidé il y a un mois de se lancer ensemble dans l’apprentissage du vélo.

« Mes parents m’ont dit quand j’étais enfant : non, c’est dangereux, tu ne feras pas de vélo », rapporte Sheherazade. « Moi aussi ma famille avait peur, s’exclame Rym. Pourtant mon frère avait un vélo, mais il refusait de me le prêter ! »

Il faut bien commencer, si on veut que ça change ! Sinon les gens ne s’habitueront jamais à voir des femmes à vélo !

Il faut bien commencer, si on veut que ça change Aujourd’hui, les deux étudiantes sont presque prêtes à aller pédaler sur la route, en compagnie des formateurs. Et ce n’est pas une mince affaire : à Tunis, les véhicules à moteur sont rois, la circulation chaotique, et les pistes cyclables inexistantes. Et les rares cyclistes sont surtout des hommes. « Mais il faut bien commencer, si on veut que ça change !, lance Habiba. Sinon les gens ne s’habitueront jamais à voir des femmes à vélo ! »