Monde Les femmes kurdes en grève de la faim

Le mouvement des femmes kurdes de France, avec la diaspora kurde d’Europe, fait une grève de la faim solidaire avec la députée du Parti Démocratique des Peuples (HDP) Leyla Guven, emprisonnée en attente de son procès, en grève de la faim depuis le 8 novembre 2018. Il s’agit d’attirer l’attention sur les conditions d’isolement total et de torture infligées au leader Kurde Abdullah Ocalan dans la prison Imrali en Turquie. Cet isolement est un signe de guerre contre les Kurdes de Turquie. Les demandes sont claires : exiger que la Turquie applique la convention européenne des droits humains et respecte les droits fondamentaux des prisonnier.es politiques y compris dans la prison d’Imrali et obtenir la mise en place d’une délégation internationale indépendante observatrice pour rendre visite aux prisonnier.es. Trois grévistes de la faim témoignent. 

Comment avez-vous été amenées à quitter la Turquie ?

Dilek Ocalan: j’ai été députée HDP de Urfa. Puis j’ai été interdite de pratiquer la politique en Turquie et condamnée à la prison par Erdogan. J’ai quitté la Turquie à la suite du changement de pouvoir, de la corruption de la justice turque et de l’annulation de la séparation des pouvoirs. Bien qu’on parle d’une présidence démocratique pour Erdogan, il n’est plus question de démocratie en Turquie, ce qui est en place est une dictature pure et dure ! Et ceci est ressenti à tous les niveaux du pays tant en milieu diplomatique que civil.

Gulistan Ike : je suis journaliste à Stêrk Tv (chaîne télévisée kurde en Belgique). J’ai quitté le Bakur (sud-est de la Turquie) dans les années 1985 à la suite de la répression turque. Ma famille et moi nous sommes réfugiées au Bashur (Sud du Kurdistan, Irak). Durant toute mon enfance, J’ai immigré d’une région à une autre pour fuir les répressions des différents pouvoirs étatiques (turc et irakien).

Nurgul Basaran : je suis née en 1984, à Konya. J’ai quitté la Turquie pour des raisons politiques. J’ai subi la répression de l’État pour avoir mené de actions politiques en faveur de la libération des Kurdes. Je suis, actuellement, membre du mouvement des femmes kurdes d’Europe.

Quelles sont vos motivations pour participer à cette grève de la faim?

Nurgul Basaran : Abdullah Ocalan a joué un rôle important dans l’histoire du peuple kurde. De plus, il a fondé les bases d’une idéologie permettant à chacun.e d’entre nous d’exister, de nous exprimer et de nous organiser.
C’est une idéologie qui a permis de créer un espace commun, vivable par toutes et tous, quelles que soient notre ethnie, notre croyance, notre langue. Nous appelons cet espace, le système confédéral. La femme prend place dans ce système.
Le système confédéral défend les libertés et en particulier la liberté d’expression et la femme a une place importante dans ce système. La réalité, c’est que contre la pensée « soumettez d’abord les femmes (pour dominer la société), » nous avons une approche opposée d’« organiser d’abord la révolte des femmes (pour la révolution sociale) ». C’est ainsi que le système confédéral pensé par le leader kurde Abdullah Ocalan met en avant la nécessité de la révolution féminine et met en avant le rôle des femmes dans la société. Nous avons une approche institutionnelle envers notre leader.

C’est pourquoi les femmes kurdes sont des meneuses des luttes sociales au Kurdistan.  Nous avons participé à cette action avec notre âme féminine, notre identité de femme, notre détermination. Nous considérons cette politique d’isolement comme une attaque contre les femmes. Car c’est une attaque contre notre système et notre espace d’existence. Cette action est une lutte contre la pensée dominatrice, patriarcale, individualiste. Nous sommes prêtes à passer à l’action à tout moment contre toutes sortes d’isolement, de torture, de viol, de harcèlement, de sexisme.

De nombreuses/nombreux journalistes, intellectuel.les sont emprisonné.es alors qu’elles/ils exposaient des positions objectives pour la paix. Des représentant.es politiques élu.es à plus de 60, 70, 80% de voix ont été déchu.es de leur fonction voire emprisonné.es. Il y a une grande répression envers notre peuple à Bakur. Dans les années 90, plus de 4500 villages kurdes ont été brûlés par les militaires turcs. En 2015, des dizaines de quartiers kurdes ont été bombardés et détruits. Lors de ces bombardements, des civil.es, dont des femmes, des enfants et des personnes âgées, ont été brûlé.es vives/vifs. C’est en effet une situation préoccupante. Il y a une répression contre toute personne portant l’identité kurde, qu’elles soient militantes ou pas, sympathisantes ou pas.

Dilek Ocalan : Au nom de l’initiative Liberté pour Ocalan, nous avons commencé une grève de la faim illimitée et sans relais le 17 décembre 2018, à Strasbourg avec un groupe de 15 camarades.

Gulistan Ike : En tant que familles des prisonnier.es d’Imrali, nous avons déposé il y a trois mois une demande au CPT (comité de prévention à la torture) qui ne s’est toujours pas exprimé concrètement. N’acceptant pas ce silence et cette politique de distraction du CPT, j’ai rejoint la grève. Je souhaite également préciser que dans le cas où il arrive quelque chose à l’un.e d’entre nous, ici ou aux grévistes emprisonné.es en Turquie, le seul responsable est le CPT. De même pour le Parlement européen.
En février, cela fera 20 ans que notre représentant est emprisonné et isolé sur l’île d’Imrali. Il aura 70 ans et une personne de cet âge ne peut être soumise à ces conditions, il s’agit là encore d’une violation des droits qu’il faudra abolir. Les raisons de cette action ne sont pas liées seulement aux actes du gouvernement turc mais aussi au silence du CPT, de l’Union Européenne, des institutions européennes face au système d’isolement à Imrali. Il faut bien comprendre notre action, nous n’avons pas choisi la mort, bien au contraire nous exprimons notre détermination à défendre les droits et les valeurs humanistes pour que nos communautés puissent vivre mieux, libres et en paix.

Quelles sont vos demandes et en quoi sont-elles importantes pour défendre une certaine idée de la paix, de la justice et de la démocratie ?

Gulistan Ike : À travers cette action, nous faisons appel aux valeurs humaines et aux consciences de toutes les communautés européennes et bien sûr nous voulons que leurs représentant.es entendent notre cri. Nous considérons le silence des institutions européennes tels que le CPT ou le Conseil de l’Europe comme une protection, une complicité avec la Turquie. Nous voulons mettre un terme à ce silence. Le CPT n’a pas pris en compte la situation de monsieur Ocalan, n’a pas pris en compte le fait qu’il est à l’étranger, dans un pays où il y a des violations des droits humains, qu’il est en danger et qu’il est isolé.

Dilek Ocalan : Notre revendication principale est la fin de la mise en isolement d’Ocalan qui s’est accrue il y a trois ans. Nous considérons cet isolement comme un système de torture. Nous demandons aussi qu’une visite soit organisée à la prison d’Imrali, pour nous rassurer sur la survie et la santé d’Ocalan. Il s’agit là de revendications humanistes et pacifistes.

Que redoutez-vous pour les civil.es au Kurdistan turc? Quelles sont les relations entre le traitement du leader Ocalan et les exactions menées par l’armée turque sur les citoyen.nes au Kurdistan?

Gulistan Ike : Nous voyons aujourd’hui que la guerre a été lancé par le gouvernement. Cette guerre a commencé par les attaques et destructions des villes du Bakur, elle s’est poursuivie au Bashur jusqu’au Rojava (Ouest du Kurdistan, Nord de la Syrie) et s’est propagée sous différentes formes dans le monde entier. Il est important de soulever qu’elle a commencé dès la cessation des négociations et la mise en isolement d’Ocalan par le gouvernement. C’est pour cette raison que nous considérons l’isolement comme un concept de guerre. Les menaces d’Erdogan et du gouvernement turc à l’encontre du Rojava et de tout le Kurdistan, dont la France se préoccupe de très près, sont liées au système d’isolement. Par exemple, durant les années de négociations, il n’y avait pas de telles menaces. À nouveau nous insistons, le niveau des conflits a augmenté dès que l’isolement d’Ocalan s’est accru.

Dilek Ocalan : Bien sûr qu’il est important de révéler les raisons de cette situation. Il y a des associations et organisations internationales qui soutiennent la Turquie. Si ces pouvoirs et institutions internationales ne restaient pas silencieuses face à la Turquie, elle n’aurait pas pu violer aussi facilement les droits.

Avez-vous reçu des soutiens et que devrait faire la communauté internationale pour endiguer cette répression et cette violence?

Nurgul Basaran : Nous sommes en grève de la faim et, bien sûr, nous recevons un grand soutien. Nous avons des visites de femmes, de jeunes. Mais il faut élargir cette action. Le CPT se trouve à Strasbourg et il faut que partout en Europe les personnes s’expriment face à cette injustice. Nous appelons toutes les femmes, toutes les personnes démocrates, tous les défenseuses/défenseurs des droits humains à apporter leur soutien à cette action, non pas seulement en nous rendant visite, non pas en nous offrant des roses mais en prenant les épines de nos roses pour les retourner contre le système, pour réactiver les différentes institutions présentes ici. Nous savons que les communautés européennes peuvent apporter leur soutien à la cause kurde, nous l’avons vu et vécu lors de la révolution de Kobané. Nous demandons que ce soutien pour Kobané soit aussi exprimé pour le penseur de cette idéologie, le leader kurde, Abdullah Ocalan.

Dilek Ocalan : Le silence des institutions européennes est une forme de collaboration avec la Turquie dans cette violation des droits. Il faut se rappeler que ces institutions ont été créées après la première et la seconde guerre mondiale. Elles ont comme mission de défendre les droits des individus et de protéger les personnes dans l’accès aux droits. Il s’agit d’institutions qui ont une histoire importante et elles ne doivent pas bafouer leurs valeurs humaines et leurs droits juridiques en se rendant complices de la Turquie.

Gulistan Ike : Nous voulons que toute l’Europe prenne conscience que les institutions tel le CPT qui se présentent comme protectrices des droits humains ne se positionnent pas en faveur des droits fondamentaux d’Abdullah Ocalan. Le CPT n’a pas exécuté son devoir de défense et de protection. Nous attendons la fin de l’isolement pour une résolution des conflits et nous savons que cela sera bénéfique pour le monde entier. Le Kurdistan, divisé en quatre, l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie, forme une région stratégique mondialement.

 

Propos recueillis par Brigitte Marti 50-50 magazine

 

Traductrice: Zozan Alxas

Photo: Dilel Ocalan, Gulistan Ike 

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