De Buenos Aires à Los Angeles, qui sont les femmes qui avortent avec des tisanes ?

Extrait du documentaire chilien MIAU

Extrait du documentaire chilien MIAU DR

Les sorcières sont de retour. La plus vieille technique d’avortement a le vent en poupe dans certaines parties du globe. Récit.

Quel est le point commun entre le laurier-sauce, la menthe pouliot et les graines de carottes ? Ce n’est pas la cuisine végétale, mais bien l’avortement. Nos arrière-grands-mères devaient chuchoter ces recettes entre elles. Car oui, grande nouvelle, les femmes n’ont pas attendu la médecine moderne pour avorter. Et les techniques antiques, à base de plantes, étaient relativement efficaces, d’après l’historien John M.Riddle et son livre « Les plantes d’Eve ».

Bien au chaud dans nos plannings familiaux, on l’oublie souvent.

Mais des siècles plus tard, beaucoup de femmes dans le monde continuent à opter pour une tisane de plantes aux propriétés abortives ou emménagogues (qui veut dire « qui provoque les règles ») – on en connaît plus de 300 espèces.

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Trois décoctions et de l’encens

Julia, qui vit à Buenos Aires, aide d’autres femmes à avorter avec des plantes. La jeune femme de 36 ans est « doula » depuis dix ans. Son métier consiste à conseiller et proposer des rituels aux femmes pendant leur grossesse, mais aussi tout au long de leur vie sexuelle et hormonale (de la menstruation à la ménopause).

Bref, à la Renaissance, Julia aurait pu être accusée de sorcellerie – et condamnée à mourir noyée ou brûlée. Aujourd’hui, elle risque la prison ferme. Malgré les mobilisations féministes intenses, l’IVG reste illégal en Argentine après le rejet de la loi par le Sénat, en août dernier.

Par un système de bouche-à-oreille et de réseau souterrain, Julia et ses commères accompagnent, collectivement et gratuitement, les femmes qui veulent avorter. Posologie : trois infusions de rue fétide ou d’arthémise par jour, pendant trois à quatre jours.

« L’ocytocine libérée dans le corps va provoquer les contractions, et donc l’avortement. »

En plus du soutien psychologique, « on peut faire brûler de la lavande et proposer des massages pour apaiser ».

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Une tisane

Une tisane KHAIRIL ZHAFRI SUR FLICKR

Ecoféminisme mystique

Au-delà des pratiques traditionnelles rurales, celles qui défendent l’avortement par les plantes font partie d’un mouvement minoritaire d’écoféministes à tendance mystique qui défendent un retour à la terre.

Pour Julia, la gynécologie naturelle vise à « récupérer l’autogestion de notre corps et de notre santé. ». Elle développe : « On reconnaît et on transmet les savoirs de nos grands-mères, qui continuaient à circuler en privé, mais qu’on ne mettait pas en valeur ».

Retrouver les savoirs ancestraux de femmes donc, mais aussi, sur ces territoires qui ont connu la colonisation européenne, ceux des indigènes.

« Il s’agit à la fois de récupérer nos territoires et nos corps, pour nous retrouver nous-mêmes. »

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Cela reste un mouvement très minoritaire :

« En général, les femmes préfèrent les médicaments chimiques. Beaucoup, notamment les citadines, se méfient des plantes. Elles sont considérées comme de la décoration ou de la mauvaise herbe », explique Julia.

Quand elles n’ont donc pas les moyens de s’offrir une clinique privée à 1 000 dollars environ, d’après Libération, la plupart des femmes avortent avec un médicament, le misoprostol, qu’elles se procurent sur internet ou en pharmacie, en prétendant se soigner d’un ulcère.

« Mouvement d’insurrection pour l’autonomie de soi-même »

Normal, dira-t-on, de préférer la science à des pratiques moyenâgeuses ? Pas forcément.

En parallèle du combat pour la légalisation de l’avortement, le combat pour la gynécologie naturelle et autogérée est très important dans les pays d’Amérique du sud. Les féministes y sont très souvent fâchées avec la médecine moderne, qu’elles accusent d’envoyer en prison les femmes soupçonnées d’auto-avortement.

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Un documentaire chilien féministe a eu un grand succès dans ce microcosme : MIAU, sous-titré « mouvement d’insurrection pour l’autonomie de soi-même », date d’il y a quatre ans et a été vue près de 100 000 fois.

Extrait du documentaire chilien MIAU

Extrait du documentaire chilien MIAU DR

Anonymement – les actrices portent des masques de chats pour se dissimuler, et exposent joyeusement leurs seins et leurs vagins – la vidéo dénonce le sexisme et les violences gynécologiques. Surtout, elle conseille les femmes en gynécologie naturelle et autonome : de l’autoexamen avec spéculum et miroir en passant par les serviettes hygiéniques cousues mains jusqu’à l’avortement naturel, épisode final et clou du documentaire.

Une femme explique qu’à son jeune âge « pour une question d’argent, mais aussi pour mettre en pratique ce que j’apprends collectivement sur la phytothérapie », elle décide d’avorter avec des plantes médicinales.

La jeune femme va boire des infusions de diverses espèces pendant deux semaines, en vain. Avant de se tourner, désespérée, vers une amie qui lui conseille d’augmenter la concentration et de choisir une plante.

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Elle prend la rue fétide, qui se présente comme « la grand-mère des jeteuses de sort et des guérisseuses ». La vidéo rappelle que la dose varie en fonction des femmes, qu’il faut faire attention si on a un problème de foie ou de rein, qu’il faut se détendre, méditer, faire des exercices pelviens, etc. A ce moment-là, on se dit que c’est compliqué.

Cela peut aussi être dangereux : consommées à haute dose, ces plantes peuvent être toxiques. Et la rue fétide, par exemple, entraîne un risque d’hémorragie utérine, qui peut rendre l’avortement mortel.

Méthode par aspiration

Après plusieurs jours d’attente et une légère douleur au bas-ventre, « le sang commence à couler ». « C’est une réussite personnelle et collective, un pas vers l’émancipation de la médecine des hôpitaux », se réjouit la jeune femme. Avant de tancer « cette médecine qui nous traite comme une merde si on n’a pas un peso ». Et de rappeler qu’il n’est « pas nécessaire d’arriver à un processus aussi complexe que l’avortement naturel pour se charger de notre santé, de nos corps, et de nos décisions ».

Quid de la France, où le mouvement féministe a un temps prôné, pour les mêmes raisons (méfiance du corps médical, autogestion, récupération des savoirs féminins), l’avortement autonome ?

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Les groupes d’auto-avortement ont disparu quelques années après la loi Veil de 1975, le temps qu’elle se mette en place, explique Lucile Ruault, historienne spécialiste de l’avortement.

Les plantes abortives ne sont véritablement en usage que jusque dans l’entre-deux-guerres en France. Des « sorcières modernes » apparaissent bien dans les années 70, comme la suissesse Nina Nissim, ex-militante du MLF, naturopathe et défenseuse d’une gynécologie naturelle et autogérée. Mais, d’après Lucile Rouault, les femmes qui avortent entre elles n’utilisent pas les plantes, mais la méthode Downer par aspiration qui est plus sûre.

Aujourd’hui, même si le droit à l’IVG est – relativement – bien garanti en France, la question de l’avortement naturel ressurgit au détour des forums féministes. Avec internet, les informations circulent librement (avec le risque de faire n’importe quoi au passage).

Sur l’un de ces forums, une certaine « Tortue » explique boire une tisane de plante emménagogue (« en vente libre en herboristerie ») pour déclencher ses règles en cas de retard, car les contraceptifs actuels « ne lui conviennent pas ». Cela lui évite d’avoir à passer par la bureaucratie et donc d’attendre trop longtemps.

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« D’après moi, l’aura de danger qui entoure l’avortement vient du fait que plus on s’y prend tard, plus c’est difficile et dangereux. »

« Ça fait sorcière, ça fait païen »

Mais c’est aux Etats-Unis, où le système de santé est défaillant, l’avortement réprimé, et la médecine holistique à la mode, que les cas se multiplient.

Dans Vice, une Américaine raconte avoir essayé d’avorter, en vain, en buvant des décoctions de persil, car « ça fait sorcière, ça fait païen », avant de se tourner vers un avortement médical.

Slate raconte aussi qu’une certaine Sister Zeus, qui se dit sorcière et qui a réussi à aider plus de 70 femmes à avorter avec des plantes sur les 150 qu’elle a suivis. Cette dernière encourage d’abord ses lectrices à se tourner vers des médecins, explique Slate.

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« A celles qu’elle n’arrive pas à dissuader, elle répète constamment d’utiliser avec parcimonie certaines plantes, comme l’actée à grappe noire et bleue, la menthe pouliot ou l’angélique de Chine. »

Tout cela peut sonner extravagant. Pourquoi s’intéresser à des méthodes peu fiables quand on a le choix ? Par prévention, au cas où le climat politique changerait, pensent ces femmes. Un livre de méthodes de contrôle des naissances auto-induits, « Natural Liberty : Rediscovering Self-Induced Abortion Methods » (« Liberté naturelle : Redécouvrir les méthodes d’avortement auto-induit »), a été publié pour cette raison en 2008.

Aussi par curiosité, sans doute, et par devoir de mémoire. « Il a toujours existé des avortements profanes et sécurisés » explique Lucile Ruault, qui souligne que « l’histoire de l’avortement s’inscrit dans cette longue histoire de savoirs de femmes réprimés très violemment ». La fameuse chasse aux sorcières est analysée par la journaliste et essayiste Mona Chollet comme un accaparement des savoirs et des corps par les médecins, qui étaient des hommes, aux dépens des femmes, les « sorcières » :

« Beaucoup d’accusées étaient des guérisseuses qui jouaient le rôle de sage-femme, mais qui aidaient aussi les femmes désireuses d’empêcher ou d’interrompre une grossesse », écrit-elle dans « Sorcières ».

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Aujourd’hui, devenir sorcière serait une façon d’embrasser « l’urgence de remettre en question notre glorification d’une “raison” souvent pas si rationnelle que cela, et notre rapport belliqueux à la nature ».

Alice Maruani

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