Interview

«Dans l’âge numérique, perdre son emploi va devenir banal»

Ex-inspecteur des finances à la tête d’un incubateur de start-up, Nicolas Colin plaide pour un nouveau contrat social adapté à l’ère postindustrielle. Selon lui, l’Etat ne pourra plus offrir une protection standardisée à des travailleurs mobiles et précarisés.
par Christophe Alix
publié le 10 janvier 2019 à 18h46

Comment retrouver de la stabilité, ainsi qu'une forme de sécurité professionnelle et sociale à l'ère d'une économie numérique ? La question est au cœur d'un essai intitulé Hedge : A Greater Safety Net for the Entrepreneurial Age, que l'on pourrait traduire par «un filet de sécurité pour l'âge entrepreneurial». Publié directement en anglais afin de toucher le public américain, cet ouvrage très prospectif et résolument optimiste est signé par un Français, Nicolas Colin, ex-inspecteur des finances qui partage aujourd'hui son temps entre ses activités d'entrepreneur et l'enseignement. A la tête de l'incubateur de start-up The Family, il tente de définir les grands principes à partir desquels rebâtir un contrat social adapté à une économie postindustrielle qui n'en finit plus de muter dans la douleur. Une forme de réinvention numérique de l'Etat-providence. Pour cet ancien haut fonctionnaire qui se revendique de gauche, c'est le préalable indispensable à l'avènement de la «société des mobilités» qu'Emmanuel Macron appelle de ses vœux.

On parle aujourd’hui de tech backlash, un contrecoup technologique dans lequel le numérique en est venu à représenter une menace après avoir été synonyme de libération et d’opportunités. Comment en est-on arrivé là ?

De plus en plus de gens se mobilisent pour empêcher l’économie numérique de grandir. Plus seulement en Europe et en France, mais également outre-Atlantique où, avec le départ d’Obama, la Silicon Valley a perdu son meilleur allié. Ce retournement est le point de départ de mon livre. J’y défends l’idée que le numérique pourrait contribuer bien plus qu’il ne le fait déjà à la création de richesses, et de manière plus inclusive, mais qu’il en est empêché par des institutions devenues obsolètes. La crise actuelle ne vient pas des ruptures technologiques que nous vivons, elle est institutionnelle et nécessite de changer de paradigme.

En quoi le parallèle avec le modèle fordiste nous éclaire-t-il sur cette défiance actuelle ?

Cette nouvelle économie entrepreneuriale bouscule nos vieux repères. Elle crée certes énormément de richesses mais elle le fait de manière très concentrée et inégalitaire, et seulement dans quelques régions du monde, à l’image de la Silicon Valley californienne. Cela provoque une instabilité exponentielle. Le fordisme avait connu un mouvement similaire. Sa richesse au départ n’était captée que par quelques-uns, et il était alors plus rentable de l’investir dans des produits financiers. Tout cela, pour le dire vite, a abouti à la crise de 1929 et au New Deal de Franklin D. Roosevelt, qui ne s’est pas contenté de réguler la finance pour en limiter la volatilité. Il a jeté les bases d’un nouveau système qui, après-guerre, a permis de retrouver une prospérité en stabilisant la solvabilité des ménages sur les marchés de grande consommation.

A quoi pourrait ressembler ce nouveau pacte fordiste adapté au numérique ?

Avec le numérique et la globalisation qui sont intimement liés, tout a changé. On ne produit, travaille ou consomme plus de la même façon, il faut donc repartir de zéro. Dans les périodes de changement de paradigme, le plus important est de se concentrer sur les objectifs : que veut-on absolument assurer, mutualiser, garantir ? Après avoir donné naissance à une nouvelle économie dans la culture, l’information ou les réseaux de télécommunications, le numérique s’est étendu à tous les secteurs. Dans cette phase, les tensions se multiplient. Ceux qui se croyaient à l’abri comprennent que ce mouvement les touche eux aussi, comme en témoignent les craintes actuelles autour de l’intelligence artificielle. D’où ce pessimisme fondamental sur l’avenir et cette vague populiste que l’on a comparée aux années 30, avant que le fordisme ne tire les leçons de la crise.

Certains soutiennent que le numérique ne parvient pas à dégager assez de gains de productivité, d’où une polarisation croissante du marché de l’emploi : quelques postes très qualifiés, réservés à une élite, et le reste des travailleurs «uberisés», précarisés…

C’est vrai. Les gains de productivité sont surtout captés par un petit nombre. On n’en est pas à l’étape où la diffusion du progrès technique, dans un cercle vertueux, se met à bénéficier au plus grand nombre, comme lors des Trente Glorieuses. Mais il aura bien fallu cinquante ans pour que le paradigme fordiste de la consommation de masse, débuté avec la mise en production de la Ford T en 1908, devienne réalité. Le microprocesseur, qui est un peu l’équivalent technologique actuel de la Ford T, a été inventé en 1971. Si l’on retient cette échelle de cinquante ans, nous y sommes presque : ce sera en 2021.

Quels sont les risques les plus critiques que votre «grand filet social» doit amortir ?

Le modèle de la grande entreprise, dont la mission était d’apporter une sécurité standardisée à un très grand nombre d’employés, est mort. Dans le nouvel âge entrepreneurial, où la notion d’écosystème horizontal et diffus a remplacé le vieil ordre vertical et intégré, le lien entre individu et entreprise se distend à toute vitesse. La multi-activité est de plus en plus répandue. Si tous les salariés ne deviendront pas entrepreneurs, on ne travaillera plus de la même manière et on changera de plus en plus souvent d’emploi. La situation européenne, où l’assurance sociale ne dépend pas de l’employeur, comme c’est le cas aux Etats-Unis, est d’ailleurs une chance pour nous. Mais le recentrage de la protection des risques sur l’individu, sans tenir compte du statut professionnel, est encore loin d’être achevé, en témoigne par exemple la multiplicité des régimes de retraite.

Vous soutenez que grâce aux données,l’Etat-providence peut devenir bien plus efficace…

Les dépenses de santé et la Sécurité sociale du futur seront optimisées grâce à une analyse permanente des données à même de mieux mutualiser et prévenir les risques. La protection sociale y gagnera en personnalisation, tout comme le système financier. Il devra demain apprécier la solvabilité des emprunteurs sur une multiplicité de critères, comme la capacité de rebond, et non plus sur le seul fait d’avoir passé vingt ans en CDI au même endroit. L’accès au capital sera vital pour financer des transitions professionnelles plus nombreuses. Dans un monde où l’accès aux services primera sur la propriété, on en aura davantage besoin pour se former que pour acheter une voiture ou un logement devenus inaccessibles. Perdre son emploi dans le monde industriel était un accident rare et donc difficile à surmonter. Dans l’âge numérique, cela va devenir tellement banal que ce sera la norme d’avoir un parcours avec de nombreux changements de direction. Le rôle de l’Etat sera de faciliter cet accès au capital.

Vous insistez sur la question cruciale du logement, domaine dans lequel l’Etat devrait jouer un rôle plus actif…

En concentrant l’activité et les services dans les grandes villes, le numérique a mécaniquement contribué au renchérissement du logement et à la flambée immobilière. Les emplois industriels ont soit disparu des périphéries et villes moyennes, soit été délocalisés ou automatisés, et les centres-villes sont devenus les plus créateurs d’emplois. On favorise toujours les situations stables pour accéder à un logement. Avec des parcours plus hachés, il va falloir changer d’approche. Il faudrait construire plus et moins cher pour fluidifier l’accès au logement. On doit aussi faciliter la circulation des gens dans le parc immobilier et donc son optimisation, par exemple via les colocations ou les sous-locations. Dans une économie entrepreneuriale, on déménage plus souvent et la mobilité s’accroît. Il faut donc revoir les règles pour réduire ces frictions qui freinent l’emploi, et c’est là aussi le rôle de l’Etat.

Que pensez-vous du combat de travailleurs du numérique pour obtenir leur qualification comme salariés par les plateformes de mise en relation ?

C’est typique de ces réflexes du monde ancien appliqués au nouveau monde : cela ne peut pas marcher. La question me paraît plus de savoir comment les travailleurs peuvent s’organiser et peser collectivement dans un rapport de force qui leur soit plus favorable avec les plateformes. C’est en gagnant en autonomie et en droits qu’ils pourront prendre plus de risques. La bonne nouvelle, c’est que le numérique leur fournit justement énormément d’outils et de méthodes pour y parvenir. La mobilisation des gilets jaunes, qui n’aurait pas pu exister sans les groupes sur Facebook, en est un bon exemple.

Comment analysez-vous ce mouvement des gilets jaunes ?

Ils se demandent, à raison, à quoi cela peut bien servir de payer des impôts si cela ne sert pas à financer des institutions qui leur apportent plus de sécurité. Emmanuel Macron avait fait deux promesses qui lui ont acquis le vote des entrepreneurs : donner l’assurance chômage aux gens qui démissionnent et en créer une pour les indépendants. A ce jour, il n’a presque rien fait et les indépendants aux statuts atypiques, que l’on retrouve souvent parmi les gilets jaunes, n’y trouvent pas leur compte. Tous ceux qui ont pu être convaincus par son récit sur la «société de mobilité» ont été déçus. Contrairement à ce que l’on peut penser, l’activité d’entrepreneur n’est pas du tout réservée aux plus qualifiés. Les ouvriers d’hier seront au cœur de tous ces emplois à créer autour des services de proximité de demain. Une nouvelle conquête serait justement d’en faire des emplois de qualité et attractifs que l’on ne choisit pas par défaut. Voilà à quoi devraient servir ces nouvelles protections sociales.

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