Société

Féminisme, Hollywood, politique... Salma Hayek se confie à cœur ouvert à Vogue

Sa carrière resplendissante de 30 ans a su résister au sexisme, au racisme et au jeunisme qui l’ont souvent accueillie avant qu’elle ne parvienne à s’imposer à Hollywood. Juste avant la sortie de son dernier film, The Hummingbird Project, l’actrice, productrice et activiste nous fait part de ses vues sur l’affaire Weistein, Trump et la politique Mexicaine et partage avec nous son espoir contagieux.
Salma Hayek  à l'affiche du film The Hummingbird Project se confie à Vogue
Tung Walsh

Même si par politesse, elle ne le dit pas, j’ai l’impression que Salma Hayek me trouve un peu coincée : «Tu vois, le truc, m’explique-t-elle , debout au-dessus de moi, une cigarette dans une main et un jus de fruit vert dans l’autre, c’est qu’il faut danser plus, faire plus l’amour, acheter de la lingerie sexy ». Puis, après que j’ai avoué avoir un peu de mal, en tant que féministe, avec la notion de “sexy”, elle poursuit : « il faut savoir rire toute seule, danser toute seule, chanter toute seule. Essayer de chanter de l’opéra, se ridiculiser. » Je suis assise sur le somptueux divan du domicile londonien de Salma Hayek, entourée par des coussins brodés Gucci aux motifs d’animaux, et je me dis que j’ai trouvé en elle un nouveau mentor. Et je l’écris sans aucune exagération. S’il est une personne qui a réussi à poursuivre une carrière resplendissante, en dépit du sexisme, du racisme, sans oublier le jeunisme, dont sait faire preuve le monde hollywoodien, c’est bien elle. Et les leçons de vie qu’elle en a retirées sont toutes à prendre.

Salma Hayek

Bertrand Rindoff Petroff/Getty Images

Âgée de 52 ans, l’actrice est présente sur les petits et les grands écrans depuis plus de 30 ans. Les différentes épreuves affrontées par l’actrice pendant sa carrière complexe se sont récemment retrouvées sous les projecteurs. Ce n’est pas comme si elle avait cessé d’en parler, mais ce n’est que maintenant, à l’époque de Trump, du Brexit, de Weinstein et des murs à la frontière, qu’on s’est mis à l’écouter. « J’ai dû surmonter les maltraitances, affirme-t-elle droit dans les yeux, à un degré très élevé. Mais je n’ai jamais voulu me servir de mes malheurs pour attirer l’attention. Elle hausse les épaules d’un air de défi. Je voulais qu’en me voyant ou en pensant à moi, les gens se disent qu’ils pouvaient surmonter tout ça, je veux que les gens se rappellent qu’il existe une infinité de chemins possibles ».

François-Henri Pinault et Salma Hayek

Vittorio Zunino Celotto/Getty Images for Gucci

Tandis que j’absorbe comme une éponge tout ce qui m’entoure dans la demeure de Salma Hayek, remplie de fleurs, de livres d’arts, d’œuvres de Jeff Koons ainsi que d’un Damien Hirst dans la cage d’escalier, je vois pourquoi certains peuvent se demander ce qu’elle a vécu de si horrible. L’actrice-productrice-activiste, qui a épousé le milliardaire français François-Henri Pinault (PDG du groupe de luxe Kering) en 2009 porte un jogging avec les mots « Good Karma » écrits sur son postérieur. Elle ne porte pas même une touche de maquillage, mais fait facilement 20 ans de moins que son âge. Elle est habituée à ce que les gens fassent des hypothèses à son sujet à partir de ce qu’ils croient savoir d’elle. « Avoir des préjugés, c’est être mal à l’aise avec ce qui est différent de nous. Maintenant que je suis mariée à un homme riche, je dois affronter beaucoup de préjugés à ce sujet. Plutôt que de me voir comme inférieure, comme avant, les gens pensent que j’ai un sentiment de supériorité, et ça ne leur plaît pas non plus. C’est assez étrange, mais c’est comme ça. Je me suis habituée ».

Salmah Hayek

Scott Garfitt/REX/Shutterstock

Salma Hayek ne cache pas être issue d’une famille privilégiée de Veracruz, au Mexique. Elle est la fille d’une mère chanteuse d’opéra et d’un père cadre dans une entreprise pétrolière. Elle est devenue célèbre dans son pays d’origine après avoir été choisie dans le rôle-titre d’un soap opéra mexicain intitulé Teresa, à l’âge de 23 ans, mais c’est lorsqu’elle a osé rêver à une carrière internationale que Salma Hayek s’est heurtée au plafond de verre. De fait, dans une interview de 2003 avec Vanity Fair, Salma Hayek raconte que des personnages haut placés de studios hollywoodiens lui avaient dit qu’elle était née du mauvais côté de la frontière et qu’elle ne pourrait jamais devenir une actrice importante aux États-Unis, car son accent rappellerait trop aux Américains celui de leurs femmes de ménage.

Quand elle se remémore son combat contre tous ceux qui lui mettaient des bâtons dans les roues, elle résume : « j’ai combattu leur racisme en me servant de leur sexisme. J’ai inventé ce personnage sexy, car c’était la seule chose que les gens pouvaient comprendre à Hollywood. C’est comme ça que j’ai fait mon trou. Je me souviens du moment où j’ai compris cela, et que j’ai dû faire un choix : je me suis demandé si j’étais en train de me déshonorer, mais je ne couchais pas. C’est juste que c’était la seule chose qu’ils pouvaient comprendre. Dans leurs têtes, le public était attiré et grâce à cette version de moi, ils me pardonnaient l’accent. Donc je me suis dit que je pouvais le faire. »

À chacun des rôles de fille sexy qu’elle joue, elle injecte discrètement un peu plus de caractère, repoussant les limites du personnage. « Je demandais à ajouter une goutte d’intelligence, on me répondait “tu ne peux pas être intelligente, on ne veut pas que ce personnage soit intelligent, enlève ça ! ” Quand je demandais à ajouter un peu de comédie, on me répliquait : “c’est trop drôle, tu ne dois pas être plus drôle que le personnage masculin”. Alors j’essayais d’ajouter un peu de chaleur ou d’humanité à mon personnage. Si je parvenais à injecter un petit quelque chose dans une ou deux scènes, je le faisais. J’ai fait du mieux que j’ai pu dans le cadre qui m’était offert. Est-ce que ça se produit encore de nos jours ? Bien sûr que cela se produit encore, mais croyez-moi, on a fait de gros progrès. C’est un long procédé, les révolutions, c’est toujours très bordélique » conclut-elle avec un grand sourire.

The Hummingbird Project

Bien sûr de nos jours, ses rôles sont adaptés à elle, quand ils ne sont pas écrits directement pour elle. « Kim Nguyen a pensé a moi pour le rôle », dit-elle reconnaissante pour le réalisateur de The Hummingbird Project, dans lequel elle interprète Eva Torres, une infâme baronne de la technologie aux cheveux gris aux côtés d’Alexander Skarsgard et Jesse Eisenberg. « Je joue une femme très puissante à New York, qui vole de l’argent grâce aux technologies les plus poussées, explique-t-elle. Je n’aurais jamais eu ce rôle avant. Je ne sais pas s’il a été écrit pour une femme, mais je suis sûre qu’il n’a pas été écrit pour une Latina, donc il l’a changé pour moi. Vous savez les gens voient davantage la femme forte en moi que la Latina ».

Frida

AFP

Cette image de « femme forte » a été encore renforcée, il y a un peu plus d’un an, lorsque Salma Hayek a livré au New York Times (écrit d’une traite et à la main) son récit puissant des années de harcèlement sexuel qu’elle a dû subir de la part du producteur de cinéma Harvey Weinstein (qui jusqu’à aujourd’hui nie ces accusations). Insatisfaite par les rôles proposés par Hollywood aux femmes (et encore plus aux femmes Latina), Salma Hayek s’est débattue pendant 10 ans pour porter son projet de cœur, Frida, un biopic de l’artiste mexicaine Frida Kahlo, de la conception jusqu’aux écrans. C’est dans ces conditions qu’elle se démène pour rencontrer le producteur Harvey Weinstein dont on parle comme d’un faiseur d’Oscars. Ce qu’elle ne savait pas, c’est qu’elle était en train d’inviter le plus grand prédateur sexuel présumé de Hollywood à prendre part à un film conçu pour dénoncer la misogynie de l’industrie du cinéma. « Pourquoi a-t-il fait ce qu’il a fait, demande Salma Hayek, les yeux grands ouverts, pour la même raison qui pousse les dictateurs à abuser de leur pouvoir : parce que nous les laissons faire ».

« Trump comme Weinstein sont des personnalités très imposantes et charismatiques, des hommes obsédés par l’amour et le respect qu’on leur porte. Je crois qu’ils ont l’impression que si on ne les aime pas inconditionnellement, on les déteste. Il y a quelque chose de très fragile là-dedans, de très dangereux, une fois qu’ils ont le pouvoir ». Salma Hayek s’est d’ailleurs opposée aux deux : « ils n’aiment pas comme vous et moi ! Ils sont aux abois, au fond leur fonctionnement c’est : «vous regretterez de ne pas m’aimer. Vous regretterez aussi de m’aimer, mais ce sera moins pire. » « Mais au moins Harvey, poursuit l’actrice en m’offrant un mezcal de son bar à roulette bien garni, était un véritable amoureux du cinéma. Je ne sais pas si Trump aime autre chose que lui-même. Je ne sais pas quelle est la force, la source d’inspiration qui le fait agir. Je ne vois pas dans son histoire ou dans sa vie une seule histoire d’amour avec quelque chose d’autre que lui-même. Ça ne veut pas dire que ça n’existe pas, ça veut juste dire que je ne l’ai pas vu. Alors que chez Harvey Weinstein, il y avait clairement ça. »

Roma

Netflix

Il est assez ironique, étant donné la politique du président américain vis-à-vis du Mexique que Donald Trump ait essayé il y a longtemps de ravir Salma Hayek à son petit-ami de l’époque (« nous nous sommes croisés à plusieurs occasions depuis. Nous avons fait comme si ça ne s’était jamais produit »). Ces jours-ci, l’actrice se positionne comme une critique farouche du discours raciste de Donald Trump, postant sur Instagram sa piñata à l’effigie du président américain ou retweetant le discours de celui dans lequel il déclare : « quand le Mexique nous envoie ses ressortissants, ce sont rarement les meilleurs », en le confrontant aux trois Oscars obtenus par le réalisateur Alfonso Cuarón, son ami et compatriote, pour son film Roma. « Elle a quelque chose d’incroyablement beau et pur, dit-elle de Yalitza Aparicio, la jeune actrice révélée par Roma, tandis que nous discutons de la reconnaissance dont a bénéficié le Mexique aux Oscars cette année. C’est une nominée vraiment intéressante. Des amis m’ont dit que les gens étaient gentils avec elle, mais elle a subi beaucoup d’attaques, les gens se moquent d’elle à cause de ses origines autochtones. Au Mexique, le racisme est un gros problème. Sa nomination est donc un triomphe, au-delà des Oscars. »

Salma Hayek

Axelle/Bauer-Griffin

Bien qu’elle ne puisse pas s’y rendre aussi souvent qu’elle aimerait, Salma Hayek reste très attachée à son Mexique. Elle y retournera bientôt pour y produire une série pour Netflix. Elle se sent très liée à son pays, et n’a pas peur d’aborder les problèmes politiques du Mexique. « La reconnaissance du Mexique aux Oscars est source d’une énergie très prometteuse, mais cela ne change rien au problème de la sécurité, de la violence. Il n’y a pas que la drogue et les cartels. Il y a beaucoup d’autres groupes et organisations mafieuses. Tout le monde cherche des moyens de prendre tout ce qu’ils possèdent à ceux qui travaillent dur, même s’ils n’ont presque rien. Et cela se fait de façon très violente. Mais ce qui me stupéfie encore plus, c’est la corruption. Certains accèdent au pouvoir et détournent l’argent de ceux qui n’ont rien. [Hayek fait référence à Javier Duarte, gouverneur de l’État du Veracruz entre 2010 et 2016, qui après que la justice ait saisi des propriétés et de l’argent en liquide pour une valeur d’environ 100 millions d’euros, a plaidé coupable d’association de malfaiteurs et blanchiment d’argent en 2018 avant d’être condamné à une amende et à 9 ans de prison]. Ils s’emparent de tout cet argent qui ne leur appartient pas, et des gens meurent de faim, cela déstabilise tout un pays et eux, ils se cachent. Je me demande : qu’est-ce qu’ils peuvent bien s’acheter ? Qu’est-ce qu’on peut acheter qui puisse compenser la honte de ses propres enfants ? Qui peut être assez satisfaisant pour vous faire oublier ceux qui meurent de faim ? Dans quel univers faut-il vivre pour penser qu’on peut en tirer de la joie ? Je n’arrive pas à comprendre. C’est comme de l’héroïne, c’est une addiction, à l’argent, au pouvoir, à l’envie d’en avoir toujours plus. Mais le problème, c’est qu’il n’y a pas de cure de désintox pour cette addiction. »

Salma Hayek

Laurent Vu/SIPA/REX/Shutterstock

Salma Hayek fait une forte impression, elle est sincère, intrépide et croit en ce qu’elle dit. Elle nous offre une visite guidée de sa maison d’un pas nonchalant, tandis que notre entretien touche à sa fin, avant que sa fille ne rentre de son cours de danse. Partout dans la maison, on voit des petits attroupements de collègues et de proches (il semblerait que les deux sont synonymes une fois qu’on réussit à entrer dans l’entourage de la star), certains parlent dans un espagnol enflammé, d’autres corrigent des bugs informatiques, d’autres encore planifient le lancement d’un hôtel de luxe consacré au bien-être, ou prévoient des rénovations d’intérieur. « Si ma carrière d’actrice devait s’arrêter aujourd’hui, je serais très heureuse de cette aventure, mais Dieu merci, je ne compte pas là-dessus pour payer les factures nous explique-t-elle les pieds sur terre. C’est pour cette raison que j’ai lancé une boîte de cosmétiques et une boîte de jus de fruits, parce que j’étais prête à être complètement mise de côté par Hollywood. Ça ne peut plus m’atteindre. Je survivrais à ce système et je resterais heureuse quoiqu’il arrive. Je ne vais pas dépendre de leurs humeurs, ou attendre qu’ils m’aiment bien. Qu’ils aillent se faire foutre ».

Salma Hayek a à peine le temps de me parler de méditation et du marathon de la série 24 heures chrono dans lequel ils se sont lancés avec son mari fan de films d’action qu’elle est appelée loin de moi. Son assistante me ramène hors de cette ruche d’activité frénétique et quand je me retrouve à l’extérieur, tout semble morne, presque ennuyeux, dans les rues tranquilles du quartier de Hampstead Heath. Je hèle un taxi et je souris en repensant au conseil de la star de chanter des airs d’opéra pour dépasser mon embarras de féministe. « Dépasse tes limites, avait-elle poursuivi, et libère-toi de tout ce qu’on attend que tu fasses. Il y a plein de manières de s’habiller ou de manger, il faut que tu te sentes bien et libre dans ton corps pour que ton esprit soit hors d’atteinte. Sois curieuse, quand personne ne regarde, ose devenir qui tu veux ». Alors, tandis que le taxi m’emmène au loin, j’entonne un Nessun dorma.

The Hummingbird Project, en salles le 15 mars 2019