Une jeune femme qui parle devant des homme torse nus

Démonétisation, invisibilité et harcèlement : la triple peine des femmes sur YouTube

© Capture d'écran YouTube - Charlie madmoiZelle

Dans le monde impitoyable du YouTube game, les femmes écopent souvent d’une triple peine. Non seulement elles ont du mal à rivaliser avec les scores des youtubeurs masculins, mais en plus elles doivent jongler entre des comportements sexistes ou des algorithmes pas très équitables.

Devant un alignement de tétons masculin, Charlotte Issaly, dite Charlie Rano, ne mâche pas ses mots. Dans sa vidéo coup de gueule sortie le 8 mars 2019, cette youtubeuse pur produit du magazine Madmoizelle expliquait comment ses vidéos étaient systématiquement démonétisées. La dernière en date – une fausse bande-annonce dans laquelle on peut la voir embrasser un écureuil en peluche ou se baigner en culotte dans une piscine – n'échappe pas à la règle. Les raisons invoquées par YouTube sont plutôt absconses : « langage vulgaire, images violentes et choquantes, nudité à caractère sexuel, présentation d’activités malveillantes ou dangereuses », énumère-t-elle dans sa vidéo.

Face aux hommes, le double standard

Que YouTube soit plutôt conservateur au niveau des images qui sont diffusées sur sa plateforme, on avait compris. Mais là où le bât blesse, c’est que des vidéos vulgaires ou à caractère sexuel mais produites par des hommes continuent d’engranger des revenus publicitaires. « On doit faire face à un véritable double standard, explique Marie Camier Theron, co-fondatrices des Internettes, une association qui défend la place des femmes sur la plateforme. La plupart des vidéos humoristiques dans lesquelles des hommes font semblant de pratiquer un acte sexuel ou parlent de leur pénis ne sont jamais démonétisées. » Effectivement, il suffit de voir les vidéos humoristiques de Mister V ou de la chaîne Yes je vous aime (ce clip en particulier) pour se rendre compte que les mots « bite » et « couilles » rapportent de l’argent quand ils sont prononcés par des hommes - là où les  « vulve » et « clito » ne sont pas tolérés dans la bouche des femmes.

Le corps des femmes, ce grand tabou

La perte financière n’est d’ailleurs que la partie visible de l’iceberg. Les créatrices doivent aussi compter sur le déréférencement des contenus, qui passent en « moins de 18 ans » ainsi que des chiffres d’audience généralement plus bas que celui des hommes. Dans le classement des dix plus grands youtubeurs français, seule Natoo se hisse une place dans le top. Le reste du top 50 féminin est surtout composé de vidéastes beauté et laisse assez peu de place à une parole plus engagée ou féministe. « Il continue d’exister un tabou autour du corps des femmes, poursuit Marie Camier Theron. Dès qu’une fille se trouve dans un lit, montre un sextoy ou parle de sexualité, YouTube considère qu’on entre dans la vulgarité. » Même les chaînes d’éducation sexuelle dans lesquelles sont prononcés les mots « vagin », « vulve » ou « clitoris » se voient mettre au ban.

Quant aux tétons de femmes, même entraperçus, ils sont immédiatement repérés par les algorithmes de la plateforme, quand ceux des hommes peuvent « s’exprimer » librement. « La sexualité féminine et le corps féminin dans son ensemble semblent frappés d’interdit poursuit-elle. Si on parle de cancer du sein, de règles ou d’endométriose, on passe en contenus interdits pour les moins de 18 ans. Et contrairement à ce que prétend YouTube, ce genre d’information devient invisible avec le temps, car les vidéos ne sont plus recommandées par la plateforme. »

C’est aussi la faute des publicitaires

Si le bot de YouTube est aussi impitoyable, il n’est pas le seul fautif. Pour Marie Camier Theron, ce sont les annonceurs qui sont en grande partie responsables de cette situation. Ces derniers préfèrent souvent jouer la carte de la prudence en favorisant les contenus inoffensifs et populaires, comme les vidéos de maquillage ou les vlogs de voyage.

« Les publicitaires sont très frileux quand il s’agit d’associer leur produit à des contenus liés au corps explique-t-elle. Au final c’est à eux que revient la responsabilité de changer les choses. Ils ont la main sur leurs tableaux de bord et pourraient décider de monétiser des vidéos d’éducation sexuelle. En plus, ces dernières s’adressent à un public jeune, c’est une cible prisée. Tant qu’ils ne changeront pas de méthode, YouTube continuera d’appliquer une politique conservatrice et "prude", afin d’assurer les entrées d’argent. »

En attendant que les mentalités changent à ce niveau, certaines vidéastes arrivent toutefois à nouer des partenariats avec certaines marques ou institutions. C’est notamment le cas de Marion Bril, une youtubeuse spécialisée en histoire qui a produit des vidéos sur l’Europe grâce au soutien de l’Union Européenne. « Sur certains sujets on peut retomber sur nos pattes, poursuit Marie Camier Theron. Mais ça reste un business model très fragile et l’on n’a pas vraiment d’autres alternatives. On voudrait bien aller sur des plateformes plus éthiques, mais l’audience ne suivrait pas. »

Syndrome de l'imposteur

Au-delà de la prise de conscience du problème, ce travail de légitimation des femmes sur YouTube pourrait avoir des conséquences bien plus profondes. Les créatrices de contenus sont en effet plus touchées par le syndrome de l’imposteur. Il s’agit d’un sentiment selon lequel on se sent moins compétent que ses pairs sur un sujet ou un poste égal. Dans un long thread Twitter, la youtubeuse spécialisée dans les sciences Florence Porcel a d’ailleurs expliqué ce phénomène. Alors qu’elle est présente sur le web depuis dix ans, il a suffi du harcèlement méthodique d’un autre vidéaste pour lui faire perdre toute confiance en elle.

Il s'agit bien là de la triple peine. En plus de souffrir d'une crise de légitimité face à d'autres youtubeurs, les femmes voient leur corps scruté et jugé et doivent encaisser des tonnes d'insultes sexistes ou graveleuses.  « Les femmes sont davantage touchées par le syndrome de l’imposteur que les hommes, donc elles osent moins se lancer, explique Marie Camier Theron. C’est surtout une question d’éducation. Depuis toutes petites, on leur dit de ne pas parler trop fort ou de ne pas trop bouger tandis que les garçons sont encouragés à s’exprimer et prendre de la place. Au final, quand elles arrivent sur YouTube, elle sont plus sujettes au harcèlement des haters, notamment sur leur physique » - même quand leurs vidéos ne parlent pas de sexualité ou de féminisme.

Les choses bougent (heureusement)

Les créatrices de contenu militent depuis bientôt 4 ans pour faire entendre leur voix et les choses semblent heureusement avancer (à petits pas). Ainsi, depuis mai 2018 et le lancement du hashtag #MonCorpsSurYouTube, la plateforme est en discussion avec l’association des Internettes pour modifier les algorithmes. « C’est une négociation longue et complexe, confie Marie Camier Theron. Ils ont une cinquantaine d’ingénieurs qui travaillent sur cette question, mais comme on touche à la politique de YouTube, ça prend beaucoup de temps ».

En attendant que les choses bougent, plusieurs initiatives ont déjà vu le jour afin de favoriser la place des femmes sur la plateforme. YouTube a lancé son programme #EllesFontYouTube en 2017 afin d’accompagner et de coacher une quarantaine de créatrices de contenus. Même chose du côté des Internettes qui a lancé deux projets. Le premier est un concours intitulé les pouces d’or, qui permet de former, mais aussi d’équiper des jeunes créatrices voulant se lancer sur YouTube. Ces dernières peuvent d’ailleurs bénéficier du fonds d’aide à la création du CNC, même si leur chaîne n’a pas atteint les 10 000 abonnés obligatoires. Enfin, l’association tient à jour le répertoire des « Internettes explorer » qui liste l’ensemble des youtubeuses françaises par catégorie. De quoi redonner plus de légitimité aux femmes qui participent à la création numérique française.

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.
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