Le sexisme dans les médias vu par la “gender editor” du “New York Times”

Comment réagir lorsqu’un collègue vous prend pour sa secrétaire ? Comment répondre à une réflexion misogyne insinuant que la période des règles entache votre professionnalisme ? Dans son livre, “Le Fight Club féministe, manuel de survie en milieu sexiste”, la journaliste américaine Jessica Bennett y répond avec humour. Nous l’avons rencontrée lors de son passage à Paris pour parler de l’après #MeToo.

Par Marine Revol

Publié le 12 avril 2019 à 11h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 00h57

Pour n’importe quelle journaliste qui s’intéresse aux questions de genre et d’égalité, Jessica Bennett fait figure de pionnière. Depuis qu’elle a chaussé ses premières « lunettes de genre » à Newsweek en 2010 – elle y avait publié une enquête, devenue un livre, sur les 46 femmes qui avaient attaqué le magazine pour discriminations de genre en 1970 – elle n’a cessé de s’intéresser au vécu des femmes. En 2017, la journaliste est même devenue la première « gender editor » du New York Times. Un rôle transversal dont elle dessine les contours au jour le jour : en plus de ses articles liés aux questions de genre, elle a pour mission de veiller à la bonne représentation des femmes dans les pages du quotidien. Un poste totalement inédit et dont l’existence au sein de médias français ferait un bien fou après l’affaire de harcèlement de la « Ligue du Lol »… D’ailleurs, en mars, l’annonce de son passage express à Paris a fait son petit effet sur Twitter, où toute la sphère du féminisme connecté y est allée de son petit emoji pour marquer son impatience. Le 5 mars, Jessica Bennett, journaliste du New York Times spécialisée sur les questions liées au genre, était invitée à parler de l’après #MeToo à l’occasion d’un débat sur la réduction des inégalités salariales entre les femmes et les hommes, qui a fait salle comble au Théâtre du Châtelet.

Dans un livre paru l’année dernière, Le Fight Club féministe, manuel de survie en milieu sexiste, Jessica Bennett s’attaque aussi à un sexisme qu'elle qualifie d’« insidieux, plus difficile à identifier donc plus difficile à prouver ». A mi-chemin entre l’essai et le guide pratique, le livre entend armer toutes les femmes dans ce « man's man's man's world » (comme chantait James Brown) qu’est encore trop souvent l’open-space : comment réagir quand un homme vous prend pour sa secrétaire, comment ne pas se laisser interrompre en réunion, comment répondre à une réflexion misogyne insinuant que la période des règles entache votre professionnalisme… En mêlant vécu personnel – ce Fight Club Féministe a bel et bien existé – et résultats de recherches récentes en sciences sociales, la journaliste multiplie les stratégies de défense et astuces à destination de ses soeurs. Certaines de ces tactiques sont illustrées dans une vidéo parodique reprenant les codes d’un jeu d’arcade – « It’s like Mortal Kombat but for feminism » – co-écrite par Jessica Bennett. Et c’est redoutablement efficace… A la veille des premiers Etats généraux des femmes journalistes, organisés par l’association Prenons la Une à Paris, à la Cité des Sciences, le 13 avril, Jessica Bennett a répondu à nos questions.

Vous êtes la première journaliste au monde à occuper le poste de « gender editor ». En quoi cela consiste-t-il ?
Mon travail est d’abord journalistique : je veux qu’on produise des articles qui concernent vraiment nos lectrices, sur des problématiques qui les intéressent. C’est comme si j’étais une rédactrice business ou mode, mais mon sujet, ce sont les femmes. En revanche, je ne suis pas impliquée dans le respect de l’égalité entre les genres au sein de la rédaction ni dans le recrutement.

Pensez-vous que l’existence de ce genre de poste puisse changer la société ?
J’espère que le journalisme que je propose aura effectivement un effet sur la société, qu’il s’agisse d’un article en première page du magazine sur le pouvoir politique des femmes de plus de soixante ans, ou de repenser notre rubrique nécrologique pour y ajouter les femmes remarquables qui n’y ont jamais figuré.

Vous avez entendu parler de l’affaire de harcèlement de la « Ligue du Lol » au sein de grands médias français. Êtes-vous étonnée ?
Je ne suis pas surprise, non, mais je pense que la différence majeure que nous pouvons observer après #MeToo, c’est que dans des cas comme celui-là, les femmes ne se sentent plus seulement à l’aise pour parler, elles sont également prises au sérieux quand elles le font. On voit des conséquences. Les auteurs de ces agissements sont désormais confrontés à des répercussions [plusieurs licenciements des concernés ont eu lieu suite à ces révélations, ndlr].

Le cas de la « Ligue du Lol » a fait émerger le concept de « boys’ club » dans la presse française. C’est un sujet que vous abordez dans votre livre. Comment se forment-ils?
Le boys’ club est un produit de notre histoire. Ce n’est que depuis une cinquantaine d’années que les femmes sont entrées sur le marché du travail de masse, ce qui veut dire que pendant de nombreuses années, les lieux de travail constituaient de véritables boys’ clubs, des espaces réservés aux hommes. Ils y ont appris à réseauter, à s’entraider. Ce n’est que récemment que les femmes ont été obligées ou ont eu la possibilité de se faire une place et de créer leurs propres réseaux.

En France, une enquête sur le sexisme et les violences sexuelles dans les rédactions a été menée par les collectifs Prenons la Une, #Nous Toutes et Paye ton Journal auprès de femmes journalistes. 67% d’entre-elles disent avoir été victimes de propos sexistes dans le cadre de leur travail. Pensez-vous que les rédactions de médias sont des terrains particulièrement fertiles ?
Je ne suis pas une experte des médias français mais je pense que le sexisme persiste dans tous les secteurs, des entreprises aux cabinets d’avocats en passant par les sociétés de services ou les professions médicales. Le journalisme fait de nous des cibles faciles parce que nous sommes en contact avec le public et qu’il est facile de harceler sur les réseaux sociaux, et même anonymement.

Une enquête similaire a-t-elle été menée aux Etats-Unis ?
Une étude récente sur le cyberharcèlement a montré que les femmes journalistes et les politiciennes étaient harcelées sur Twitter toutes les trente secondes aux États-Unis et au Royaume-Uni. Mais je pense que si #MeToo nous a appris quoi ce soit, c’est que le harcèlement sexuel est un problème généralisé.

A lire

Le Fight Club féministe, manuel de survie en milieu sexiste, de Jessica Bennet , 
Ed. Autrement, 336 p., 17,90 €.

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