Violences

Féminicides : Objets du crime et du quotidien

Câble électrique, enceinte, coussin… Camille Gharbi immortalise, sans sensationnalisme, les armes banales qui ont servi au meurtre de femmes par leur conjoint ou ex-conjoint. «Preuves d’amour», sa série photographique, interroge la violence domestique tout en rendant hommage aux victimes.
par Virginie Ballet
publié le 18 avril 2019 à 18h16

C’est un objet du quotidien qui a tout déclenché. A l’hiver 2017, Camille Gharbi, 35 ans, passe les fêtes en famille quand elle tombe par hasard sur un article de presse. C’est l’histoire d’une jeune femme tuée par son conjoint, en pleine rue, à coups de cutter. «En tant qu’architecte, cet objet m’est familier. Le trouver dans pareil contexte a été extrêmement violent», se souvient-elle. C’est ainsi que naît un projet photographique baptisé Preuves d’amour (1), série de vingt photographies d’objets du quotidien utilisés par des hommes pour tuer leur femme. Marteau, briquet, fer à repasser, coussin, rallonge électrique, armes à feu…

Pour bâtir ce macabre catalogue, la photographe s’est basée sur le travail d’un collectif de bénévoles féministes. Baptisé «Féminicides par compagnons ou ex», celui-ci recense les meurtres de femmes commis dans l’Hexagone au jour le jour, comme le fait également Libération depuis janvier 2017. «On a beau connaître les chiffres – une femme tuée tous les trois jours par son conjoint –, ils restent en quelque sorte abstraits. Lire les histoires de chacune de ces femmes a nourri en moi une forme de colère», explique Camille Gharbi.

Vertigineuse radiographie

Ainsi, chaque année, elles sont plus de 100 à trouver la mort dans ce contexte. Elles étaient 109 en 2017 et 107 en 2018, selon les données recensées par Libération. Au-delà de cette vertigineuse radiographie d’ensemble, les détails achèvent d’ancrer l’horreur dans le quotidien. Huit fois sur dix, ces meurtres sont commis à domicile. «J’ai voulu une mise en scène sobre, minimaliste, presque douce, pour éviter une overdose de violence», argumente Camille Gharbi. Un objet «standard», «que tout le monde a déjà vu», sur fond bleu pâle, et en guise de légendes, des prénoms, des âges, des lieux, comme «une forme d’hommage».

Hommage à Thalie, 36 ans, tuée à Nantes (Loire-Atlantique) le 19 août 2017. C’était un samedi matin et la jeune femme, consultante, préparait des œufs au plat dans la cuisine du pavillon, encore en travaux, dans lequel elle et son compagnon venaient d’emménager. A la banalité succède l’indicible : la sœur de la jeune femme, inquiète d’être sans nouvelles, la trouve sans vie. Son compagnon l’a frappée à coups de robinet neuf, non monté, et l’a étranglée, entre autres supplices, que le trentenaire décrira au commissariat dans lequel il se rend presque aussitôt pour se dénoncer.

Hommage aussi, à Aurélie, 32 ans, maître-chien de Beauvais (Oise) tuée chez elle un dimanche de juin 2017 par son compagnon. L’ancien avocat quinquagénaire l’aurait étranglée à l’aide d’un câble électrique. Corine, 42 ans, est morte un jour d’octobre à Saint-Denis (la Réunion), frappée avec une enceinte hi-fi, par ce concubin dont elle était en train de se séparer. Marcelle, 90 ans, a quant à elle succombé à des coups de casserole. L’infirmière à la retraite a été trouvée dans une mare de sang par l’employé municipal chargé de livrer des repas à domicile, un jour de mars 2017, dans le pavillon du couple, dans le Val-de-Marne. L’homme qui reconnaît les coups, Frédéric, 86 ans, est qualifié dans la presse de «papy adorable», de «mari prévenant». «J’ai pris conscience d’un traitement médiatique parfois coupable, quand il sombre dans le sensationnel, voire l’humour graveleux», déplore Camille Gharbi. Pour elle, cela relève des «mêmes mécanismes que la culture du viol [ensemble d’attitudes qui tendent à minimiser voire excuser les violences sexuelles, ndlr] : on se place du point de vue de l’agresseur, et on rit aux dépens des femmes».

«Niveau de haine»

Avec ces clichés loin de tout «sensationnalisme», la photographe espère questionner la violence domestique. «Comment peut-on en arriver à pareil niveau de haine ? Ce qui est certain, c'est que ce ne sont ni des coups de folie, ni des "drames passionnels", comme on le lit souvent», corrige-t-elle. Ce ne sont pas, non plus, des histoires intimes, des affaires de couples, mais bien «autant de signes d'une culture de domination d'un genre sur l'autre». Camille Gharbi en veut pour preuves les chiffres et études qu'elle a passés au crible et consigné dans un calepin au cours de ces mois de travail sur les féminicides : 86 % des victimes de meurtres conjugaux sont des femmes, selon la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof).

Souvent, le passage à l’acte survient dans un contexte de séparation ou de jalousie, comme l’a notamment démontré la psychiatre et médecin légiste Alexia Delbreil, auteure d’une thèse sur les homicides conjugaux. «Pourquoi un mec s’autorise à penser qu’une femme lui appartient ? interroge Camille Gharbi. Cette thématique de la possession questionne aussi la manière dont les hommes se construisent dans la société, et notre vision de l’amour, très centrée sur la passion, ce qui est foireux, voire toxique.» Entamé peu de temps après l’éclosion du mouvement #MeToo, son travail a, dit-elle, «renforcé ses convictions féministes» : «Se confronter à ces problématiques, aussi difficiles soient-elles, donne de la force et montre l’aberration des discours selon lesquels les féministes seraient hystériques ou mèneraient des combats inutiles», insiste-t-elle. Ces «preuves d’amour» seront exposées - entre autres - dans le cadre du festival de photographie Circulations, qui débute le 20 avril au CentQuatre, à Paris.

(1) Série pour laquelle Camille Gharbi est lauréate des Fidal Youth Photography Awards 2018.

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