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En Inde, les menstruations connaissent leur révolution

Une révolution est en marche en Inde, où plus de la moitié des femmes n’ont pas accès aux protections hygiéniques. Films, documentaires et campagnes s'emparent de cet enjeu majeur de santé publique

Le 27 Mai dans le village de Naran, un groupe de femmes s'attelait à réaliser des protections hygiéniques pour les femmes vivant en milieu rural. — © Keystone/ATS
Le 27 Mai dans le village de Naran, un groupe de femmes s'attelait à réaliser des protections hygiéniques pour les femmes vivant en milieu rural. — © Keystone/ATS

«Je n’arrive pas à croire qu’un film qui parle de règles vient de remporter un Oscar!» Le 25 février dernier, Rayka Zehtabchi nous ôtait les mots de la bouche alors qu’elle s’avançait sur la scène du Dolby Theatre, accompagnée de sa productrice Melissa Berton. Les deux jeunes femmes venaient de remporter la statuette du court documentaire – et accessoirement le prix du meilleur discours de l’année lors d’une soirée nœud papillon – pour leur film «Period. End of Sentence» («Les règles de notre liberté», en français).

Loin de Los Angeles, ce documentaire tourné en milieu rural dans le nord de l’Inde suit des femmes dont la vie change à l’arrivée, dans leur communauté, d’une machine qui leur permet de fabriquer à moindre coût des serviettes hygiéniques. Cette avancée améliore non seulement leur hygiène menstruelle, mais nourrit un cercle vertueux qui dépasse les frontières de leur village en les amenant à vendre le fruit de leur travail, et à faire circuler alentour les informations à ce sujet: un grand pas dans un pays où plus de six femmes sur dix peinent à se procurer ces protections souvent hors de prix, et où les règles sont un sujet tabou.

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Sonam Goyal, 30 ans, docteure en sciences politiques et militante basée à Delhi raconte: «En Inde, c’est toujours un très gros tabou dans toutes les familles, quelles que soient la classe, la caste ou la religion d’appartenance. Nous naissons dans une société qui, quand tu as tes premières règles, te dit de ne pas en parler. Bien sûr, les petites filles savent que quelque chose va se passer, il y a des rumeurs, des chuchotements; mais on découvre toutes ce que c’est quand ça nous arrive pour la première fois.» Cela s’accompagne d’une série d’interdictions qui s’enracinent dans des croyances et coutumes millénaires. Elle poursuit: «Par exemple, dans ma famille, on me disait de ne pas boire de l’eau à la cruche commune, de ne pas entrer dans la cuisine, de ne pas aller au temple. On termine par intégrer tout ça.»

Au-delà de ces privations temporaires de liberté, le silence qui entoure les règles a des répercussions profondes sur la vie des femmes. Une étude menée en 2011 soulignait ainsi qu’un peu plus de 23% des filles arrêtaient les cours après leurs premières menstruations, en particulier dans les zones rurales où les écoles sont souvent dépourvues de toilettes. Pas moins de 8 femmes sur 10 sont contraintes de se débrouiller avec les moyens du bord (des feuilles séchées, de vieux bouts de tissu, du papier journal) entraînant la multiplication d'infections de l’appareil génital et urinaire.

«L’homme qui sauva 500 millions de femmes»?

A l’initiative du projet porté à l’écran par Rayka Zehtabchi et Melissa Berton, un homme aujourd’hui en passe de devenir une icône pop: Arunachalam Muruganantham. Issu d’un milieu populaire, il découvre peu de temps après son mariage la galère dans laquelle se retrouve son épouse chaque mois, et décide en 1998 de se lancer dans la fabrication de serviettes artisanales. La réalisation de son premier prototype à base de fibres de pin lui prendra deux ans. Deux décennies plus tard, ses machines ont été installées dans 23 Etats de la Confédération indienne où elles rendent possible la production locale de serviettes trois fois moins chères que le prix du marché. Cette histoire n’a pas manqué de séduire Bollywood qui l’a portée à l’écran l’an dernier avec un blockbuster au titre sans détour, Pad Man – «l’homme serviette» en français – humblement sous-titré L’homme qui sauva 500 millions de femmes.

A priori, on ne peut que se réjouir qu’un tel sujet infuse la culture mainstream indienne. Pourtant, cette dynamique mérite d’être relativisée. Pour Caroline Michon, anthropologue dont la thèse porte sur le Mouvement indien des femmes, «il y a aujourd’hui un réinvestissement général de ce sujet, et la médiatisation d’un homme comme A. Muruganantham fait que l’on en parle de plus en plus. Par ailleurs, le fait qu’un homme soit à l’origine de cette initiative permet de sensibiliser plus largement la population indienne à la lutte des femmes. Mais je suis gênée que ce soit présenté comme la première initiative du genre quand d’autres projets ont été au préalable lancés par des femmes.»

Le vrai problème est le fait que l’on relie l’honneur au corps des femmes. Cela ne devrait pas être le cas.

Anushka Jadhav, cofondatrice de No Country for Women

Pour la chercheuse française, si cette action est tout à fait salutaire, le mode de médiatisation qui l’entoure contribue à dépolitiser une lutte essentielle. Elle poursuit: «Le fait que l’on mette en avant un homme comme l’initiateur de luttes déjà existantes contribue à reproduire un schéma bien connu de «légitimation par les hommes». Aussi, en promouvant ce type de démarche, on tend d’une certaine façon à la dépolitiser: on individualise la solution au problème sans le penser à sa juste échelle, soit celle d’un tabou qui touche des centaines de millions de femmes et fait peser sur elles un certain nombre d’interdits. Cela dit, vu la réalité du terrain, même si ça n’aide qu’une poignée d’entre elles, toute initiative reste bonne à prendre.»

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Le mouvement des femmes, en première ligne

Pour rendre visibles les enjeux d’éducation et de santé publique sous-tendus par ce tabou, les initiatives militantes se multiplient. Depuis le tournant des années 2000, plusieurs collectifs féministes se sont emparés de ce sujet. Portés par les jeunes générations, ils investissent désormais les campus universitaires pour y mener des actions collectives et encourager les discussions. Récemment, les universités indiennes ont ainsi vu fleurir des serviettes hygiéniques, des pancartes et des groupes de parole avec le mouvement #happytobleed, abondamment relayé sur internet. Sonam Goyal, qui y a participé, évoque un investissement de l’espace public nécessaire; lequel, s’il a parfois provoqué des remous attendus (affiches décrochées, insultes), a été plutôt bien accueilli. De plus, plusieurs signaux récents semblent encourageants, comme l’annulation de la TVA sur les serviettes hygiéniques en juillet 2018. Mais dans un pays où 60% des femmes de 16 à 24 ans n’y ont de toute façon pas accès, peu de choses changeront à moins d’une transformation en profondeur des mentalités.

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Des initiatives se multiplient en ce sens, comme le site internet Menstrupedia, lancé en 2012, qui fournit des informations pratiques et décomplexe les adolescentes; or, l’impact d’un tel projet se limite là encore aux milieux urbains privilégiés. Anushka Jadhav, cofondatrice en 2013 de l’association No Country for Women avec d’autres camarades de l’université, en a bien conscience. Pendant un peu plus de quatre ans, elles se sont attelées à aller à la rencontre d’élèves de collèges, et parfois d’écoles primaires, pour parler droits des femmes et inégalités.

Les règles se sont vite imposées comme un sujet important d’échange dans les salles de classe. Pour la jeune femme, «ces tabous ont bien sûr une connotation religieuse, qui valide l’idée générale selon laquelle les femmes sont inférieures aux hommes. Mais il n’y a pas de problème isolé et le tabou des règles n’existe pas seul. Il ne s’agit pas seulement de ce qui serait «pur» ou «impur». Il s’agit du corps des femmes comme sujet dont on ne doit pas parler, et qui devient sous le regard social soit un spectacle, soit une chose à cacher. Je pense que le vrai problème se situe à cet endroit précis: dans le fait que l’on relie l’honneur au corps des femmes. Cela ne devrait pas être le cas. Quand on commencera à séparer clairement ces deux sujets, alors on sera capable de parler des fonctions corporelles en tant que telles et pas comme des choses impures, qui justifient telles ou telles discriminations.» La route sera longue. Alors en attendant, que faire? Cette question épineuse fait se rejoindre toutes les voix militantes: «Ce dont on a besoin, c’est d’un vrai soutien de l’Etat.»

Alors que l’ultraconservateur Narendra Modi vient d’être réélu à la tête du gouvernement, on peut douter que ce sujet devienne une priorité. Pour rappel, il touche la moitié de la population indienne, soit environ 600 millions de personnes.