Estimation du nombre de femmes adultes ayant subi une mutilation génitale féminine vivant en France

// Estimate of adult women with female genital mutilation living in France

Marie Lesclingand1 (marie.lesclingand@univ-cotedazur.fr), Armelle Andro2, Théo Lombart3
1 Université Côte d’Azur, CNRS, IRD, Urmis, France
2 Institut de démographie de l’Université Paris 1 (IDUP, Paris 1), Paris, France
3 Aix-Marseille Université (AMU, France)
Soumis le 15.02.2019 // Date of submission: 02.15.2019
Mots-clés : Mutilations génitales féminines/excision | Femmes | Migrations | Enquête | Recensement | Extrapolation | France
Keywords: Female genital mutilation/cutting | Women | Migration | Surveys | Census | Extrapolation | France

ARTICLE // Article

Résumé

Aujourd’hui dans le monde, 200 millions de femmes ont subi une forme de mutilation génitale féminine (MGF). Si ces pratiques sont historiquement plus répandues sur le continent africain, on les observe aujourd’hui dans d’autres régions du monde, dont les pays européens d’immigration. Ainsi, en France, au milieu des années 2000, une première mesure indirecte estimait qu’environ 60 000 femmes adultes avaient subi une forme de MGF. L’objectif de cet article est d’actualiser cette estimation à partir des dernières enquêtes disponibles et en intégrant des risques observés en contexte migratoire pour les femmes nées en France de parents originaires de « pays à risque » (les « deuxièmes générations »). En appliquant la méthode d’extrapolation, nous estimons qu’au début des années 2010, environ 125 000 femmes adultes « mutilées » vivaient en France. Cette augmentation en l’espace de 10 ans s’explique à la fois par la féminisation de la population migrante et par le vieillissement des « deuxièmes générations ». Cependant, les limites inhérentes à ces méthodes indirectes et qui induisent des biais d’estimation devraient conduire à la mise en place d’outils de collecte permettant une mesure directe et régulière de cette pratique dans les contextes migratoires.

Abstract

In 2016, 200 million women worldwide have undergone some form of female genital mutilation (FGM). While these practices are historically more widespread on the African continent, they are now observed in other regions of the world, including European immigration countries. Thus, in France, a first indirect estimate considered that about 60,000 adult women had undergone some form of FGM in the mid-2000s. The objective of this article is to update these data based on the latest available surveys and by integrating risks observed in the context of migration for women born in France to parents from high-risk countries (second generations). Applying the extrapolation method, we estimate that approximately 125,000 adult women with FGM lived in France in the early 2010s. This increase in the space of 10 years is explained both by the feminization of the migrant population and by the ageing of the second generations. However, the inherent limitations of these indirect estimation methods, which lead to estimation biases, should lead to the implementation of collection tools that allow direct and regular measurement of this practice in a migratory context.

Introduction

Les mutilations génitales féminines (ou excision) (MGF/E) désignent « toutes les interventions aboutissant à une ablation partielle ou totale des organes génitaux externes de la femme et/ou toute autre lésion des organes génitaux féminins pratiquée à des fins non thérapeutiques »1. Elles ont des effets délétères sur la santé des filles et des femmes concernées 2,3,4. En 2012, l’Assemblée générale des Nations unies s’est prononcée pour l’éradication de ces pratiques, considérées dorénavant comme une violation des droits humains et une atteinte à la santé 5. Longtemps associées au continent africain où elles ont été tout particulièrement documentées, ces pratiques sont aujourd’hui observées dans d’autres régions du monde : en Asie (Indonésie), au Proche et Moyen-Orient (Irak et Yémen) et dans les pays occidentaux d’immigration (Europe, Amérique du Nord, Australie) 6,7.

En Europe, une première réponse apportée par les pouvoirs publics a permis de renforcer progressivement l’arsenal juridique et pénal de lutte contre ces pratiques néfastes 8. Par ailleurs, des actions de prévention ont été mises en place à destination des familles originaires des pays où ces pratiques sont répandues et auprès des professionnels de la santé et de l’action sociale susceptibles d’être confrontés à la gestion de ces risques.

Du fait de l’ancienneté des flux migratoires en provenance d’Afrique, la France est l’un des premiers pays européens confronté à la réalité des MGF/E sur son territoire, dès la fin des années 1970. La parution en 2002 du rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la violence et la santé 9 est à l’origine de la loi française n°2004-806 du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique, dont l’un des cinq plans stratégiques prévus pour la période 2004-2008 est un plan national de lutte pour limiter l’impact de la violence sur la santé dont les MGF/E et la prise en charge des femmes concernées 10,11. À la suite de la mise en œuvre de politiques de lutte contre ces pratiques, elles ont rapidement régressé en France, même si un risque persiste toujours, notamment en cas de retour temporaire dans le pays d’origine 12.

Le projet « Excision et handicap » (ExH), développé à la fin des années 2000, a permis de mieux appréhender les conséquences des MGF/E sur la santé des femmes concernées vivant en France 13 et d’estimer le nombre de femmes adultes concernées par la pratique sur le territoire : au milieu des années 2000, on estimait à environ 62 000 le nombre de femmes adultes excisées vivant en France 14.

Une actualisation de cette estimation est aujourd’hui nécessaire. En l’espace de 10 ans, les flux migratoires en provenance de l’Afrique subsaharienne ont connu une féminisation significative entraînant une augmentation du nombre de femmes potentiellement concernées 15. De plus, si les résultats de l’enquête ExH avaient révélé que le risque d’excision diminuait fortement parmi les filles nées en France, un risque non négligeable persistait néanmoins 12. Par ailleurs, afin de déployer de manière adéquate la prise en charge des femmes concernées, il est indispensable de disposer d’informations quant à leur répartition géographique sur le territoire.

Cet article vise donc à actualiser l’estimation réalisée en 2007 du nombre de femmes adultes vivant en France et ayant subi une MGF/E en y intégrant de nouveaux risques concernant les filles (adultes) de migrants. Après avoir présenté les données et la méthodologie employée, les résultats de cette nouvelle estimation seront discutés.

Données-méthodologie

L’estimation du nombre de femmes ayant subi une MGF/E se pose différemment dans les pays d’origine et dans les pays de migration. Dans les premiers, des enquêtes nationales représentatives, comprenant un module spécifique sur les MGF/E, existent depuis la fin des années 1980 – Enquêtes démographiques et de santé (EDS) et Enquêtes par grappes à indicateurs multiples (Mics) – et sont régulièrement réalisées auprès d’échantillons de femmes âgées de 15 à 49 ans. Les données recueillies permettent alors de disposer de la proportion de femmes ayant déclaré avoir subi une MGF/E. L’application de ces taux aux effectifs totaux de la population féminine permet alors une estimation directe du nombre de femmes excisées dans ces pays 6,16. Dans les pays de migration, ce type d’enquêtes n’existe pas et les estimations sont alors réalisées de manière indirecte, en extrapolant les risques observés dans les pays d’origine aux effectifs des femmes « originaires de ces pays » dans les pays de résidence.

Les sources utilisées sont donc : a) des données permettant d’avoir une mesure du risque de la pratique dans les pays d’origine et éventuellement dans le pays de migration et b) des données permettant d’identifier la population de référence dans le pays de migration et sur laquelle ces risques seront appliqués.

Sources

Mesure du risque de la pratique

Cette mesure est disponible dans 30 pays d’origine (1) (que nous appelons pays à risque) à partir des enquêtes EDS et Mics. Ces enquêtes, représentatives au niveau national, permettent le calcul de risques différentiels selon des caractéristiques sociodémographiques, comme l’âge ou le niveau d’instruction, variables qui sont, outre l’origine « ethnique », deux facteurs de variation de la pratique 17. Ces risques d’excision observés dans les pays d’origine sont notamment nécessaires pour l’estimation relative aux femmes nées dans un pays à risque et ayant migré en France : les « premières générations ». En revanche, pour les femmes qui sont nées en France, mais dont l’un au moins des parents est né dans un pays à risque, ou « deuxièmes générations », les niveaux de la pratique observés dans les pays d’origine ne sont pas pertinents en raison de l’impact de la migration sur la pratique. Pour ces deuxièmes générations, nous utiliserons les risques estimés d’après l’enquête ExH 10,12.

Population de référence

La population de référence sur laquelle les risques d’excision (a) seront appliqués est définie ainsi : population féminine adulte vivant en France et originaire d’un pays à risque. Cette population est composée à la fois de femmes des premières générations et de femmes des deuxièmes générations. L’identification des premières s’est faite via la variable « pays de naissance » présente dans les enquêtes annuelles du recensement de la population (période 2012-2016) (encadré 1). Les deuxièmes générations ne peuvent être identifiées qu’à partir de la connaissance du pays de naissance des parents d’ego (G+1), variable rarement renseignée en France dans les grandes enquêtes nationales 18. L’enquête nationale la plus récente disposant de cette variable est l’Enquête famille et logements (EFL), adossée à l’enquête annuelle de recensement de 2011 (encadré 1). Cette enquête renseigne à la fois le pays de naissance d’ego (G0) et celui des parents d’ego et permet donc d’estimer un effectif global de deuxièmes générations sans disposer cependant du pays de naissance détaillé des parents (encadré 2).

Encadré 1:
Les données disponibles et utilisées

Les données utilisées pour mesurer les risques d’excision dans les « pays à risque » sont issues des Enquêtes démographiques et de santé (EDS) et Enquêtes par grappes à indicateurs multiples (Mics). Concernant les premières, les données peuvent être directement récupérées grâce à l’outil en ligne StatCompiler, tandis que les données issues des Mics sont disponibles via des rapports publiés par pays, sous forme de tableaux. Les données permettant d’appréhender les risques d’excision en France sont issues de l’enquête « Excision et handicap » (ExH), enquête nationale multicentrique, réalisée en France en 2007-2009 auprès d’un échantillon de près de 3 000 femmes migrantes ou filles de migrants, dont près de 700 avaient été excisées. Le questionnaire de l’enquête comprenait un module permettant d’avoir une mesure relativement fine du risque de la pratique en contexte migratoire en intégrant des questions sur les filles des femmes enquêtées 10,12,19.

Les données utilisées pour identifier la population de référence sur laquelle les différents risques sont appliqués sont issues d’une part des données des enquêtes annuelles du recensement de la population française (RP 2012-2016), qui permettent d’identifier les premières générations. L’obtention des données ventilées selon plusieurs variables (par exemple selon le pays de naissance et l’âge), d’autre part, se fait via l’Archive de données issues de la statistique publique (Adisp), plateforme permettant de parcourir un catalogue de bases de données et enquêtes disponibles à la diffusion, issues de la statistique publique française, puis de demander la création de tableaux statistiques ad hoc ou « produits sur mesure ». L’identification des deuxièmes générations s’est faite à partir de l’enquête Famille et Logements, adossée au RP de 2011 et dont les bases sont disponibles à la demande via l’Adisp. La population de référence ainsi identifiée ne concerne que des personnes ayant un statut légal. Les femmes sans papiers et demandeuses d’asiles ne sont pas prises en compte, sachant qu’un certain nombre d’entre elles sont probablement originaires de pays à risque. Une étude de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) montrait que les demandes d’asile des femmes adultes motivées par un risque de MGF demeuraient numériquement assez faibles 20. Ainsi, nous considérons que cette sous-population, au regard de l’estimation produite ici, reste peu significative en termes d’effectifs. Néanmoins, en termes de santé publique, il serait important de pouvoir développer des protocoles d’enquêtes directes permettant de mieux cibler les besoins de ces populations spécifiques.

Encadré 2 :
Note méthodologique pour l’identification des deuxièmes générations

Les « deuxièmes générations » sont identifiées via l’Enquête famille et logements (EFL) 2011 à partir de la connaissance des pays de naissance des parents. Or, pour les pays de naissance qui sont des pays du continent africain et qui constituent la quasi-totalité des « pays à risque », les modalités disponibles à la diffusion sont les pays du Maghreb (détaillés), une modalité « Afrique francophone » et une dernière modalité « Reste de l’Afrique ». Ces deux dernières modalités regroupent donc des pays à risque mais également des pays non à risque, autrement dit où la pratique n’existe pas et qui ne sont pas inclus dans la définition de la population de référence. Dans un premier temps, nous avons donc identifié l’ensemble des femmes « originaires » d’un pays africain hors Maghreb et, parmi elles, nous avons identifié les « premières générations ». Nous avons alors comparé ces premières générations identifiées via EFL 2011 (363 335) avec celles des premières générations identifiées via les données du recensement de 2014 (RP 2014) (227 757) selon plusieurs variables communes (classes d’âges, niveau d’instruction) afin de s’assurer de la cohérence de la composition des deux populations. Relativement aux effectifs, nous avons constaté un sureffectif attendu (de +37%) avec les données EFL puisque des femmes nées dans des pays de l’Afrique francophone ou du reste de l’Afrique mais non considérés comme pays à risque étaient comptabilisées en plus. Nous avons donc ensuite fait l’hypothèse que cet écart observé pour les premières générations pouvait s’appliquer aussi pour les deuxièmes générations. D’après les données EFL 2011, on comptabilisait 136 520 femmes nées en France dont l’un des parents au moins était né dans un pays africain hors Maghreb, ce qui, sous notre hypothèse (100%-37%=63% de cet effectif), nous permet d’estimer le nombre de femmes des deuxièmes générations originaires d’un pays à risque à 86 008.

Méthodologie

La première étape de l’estimation indirecte (figure 1) consiste à identifier, à partir des données disponibles issues de la statistique publique française, la population de référence définie précédemment. Les données du recensement de la population (RP) 2014 ont ainsi permis d’identifier les premières générations, soit 227 757 femmes nées dans un pays à risque et vivant en France (figure 1). À partir des données imparfaites de l’EFL 2011, nous avons estimé que les deuxièmes générations étaient autour de 86 008 (encadré 2). Au final, on dénombre donc en France 313 765 femmes adultes originaires d’un pays à risque, soit parce qu’elles y sont nées (7 femmes sur 10), soit parce que leur père et/ou leur mère y est/ sont nés (figure 1).

Figure 1 : Méthode d’estimation indirecte du nombre de femmes adultes excisées en France
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La seconde étape de l’estimation indirecte vise à appliquer les risques d’excision aux effectifs de femmes identifiées par la statistique publique française, en différenciant les premières des deuxièmes générations. En effet, concernant les premières générations, nous appliquons la méthode d’extrapolation qui fait l’hypothèse que les femmes migrantes ont été exposées au risque de l’excision avant leur arrivée en France et qu’il est donc possible d’appliquer aux effectifs des premières générations les risques observés dans les pays d’origine 21,22. Cependant, les femmes migrantes ont des profils sociodémographiques spécifiques et ne sont pas représentatives de l’ensemble des populations féminines des pays d’origine. Afin de réduire les biais liés à cet effet de sélection de la migration (figure 1), l’idéal serait de pouvoir disposer de toutes les variables qui constituent des facteurs de variation de la pratique – notamment l’origine ethnique, le milieu de résidence, l’âge, le niveau d’instruction 17 – et ce à la fois dans les pays d’origine et dans les pays de migration. Si les enquêtes EDS et Mics disposent de ces variables, ce n’est pas le cas des enquêtes de la statistique publique française qui ne disposent que de l’âge (2). Pour estimer les premières générations de femmes excisées, nous utilisons donc des risques d’excision ventilés par pays à risque et par groupes de générations (figure 1, tableau 1a).

Tableau 1a : Risques d’excision* (en %) dans les 30 « pays à risque », par pays et par groupe de générations
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Les deuxièmes générations sont nées et ont grandi en France et ont donc été exposées à des risques d’excision différents de ceux du pays d’origine de leurs parents. Les données de l’enquête ExH ont ainsi montré que « toutes choses égales par ailleurs (3) », les filles nées en France avaient significativement plus de chances de ne pas être excisées que celles nées dans un pays à risque et que le risque d’excision était également moindre parmi les plus jeunes générations 12. Cette baisse de la pratique traduit une modification progressive des normes et comportements suite à la migration (hypothèses d’adaptation et de socialisation, figure 1), qui a également été mise en évidence et mesurée en Italie où des données comparables à celles de l’enquête ExH ont été collectées 23. Ainsi, pour estimer le nombre de femmes excisées parmi les deuxièmes générations, nous utilisons les risques d’excision issus de l’enquête ExH, ventilés uniquement par groupes de générations (figure 1, tableau 1b), puisque nous ne disposons pas du pays de naissance détaillé des parents (encadré 2).

Tableau 1b : Risques d’excision estimés (en %) en France, par groupes de générations.
Enquête Excision et handicap, 2007-2009
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Résultats-Discussion

La population de référence est composée majoritairement (72%) de femmes des premières générations. La moitié d’entre elles sont âgées entre 18 et 40 ans et 6 femmes sur 10 ont un niveau d’instruction secondaire ou plus. La très grande majorité (80%) est originaire de pays d’Afrique francophone. Parmi les femmes des premières générations, 70% sont originaires de seulement cinq pays : le Sénégal (19%), la Côte d’Ivoire (19%), le Cameroun (18%), le Mali (9%) et la Guinée (5%) (tableau 2). Enfin, la répartition géographique sur le territoire français des femmes nées dans un pays à risque est fortement concentrée en Île-de-France où la moitié d’entre elles vivent (4). Les régions les plus représentées ensuite sont : Auvergne-Rhône-Alpes, Nouvelle-Aquitaine et Provence-Alpes-Côte d’Azur (figure 2a).

Tableau 2 : Quelques caractéristiques sociodémographiques de la population de référence : répartition (en %) des femmes selon l’âge, le niveau d’instruction et le pays de naissance
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La population des deuxièmes générations est plus jeune avec 3 femmes sur 4 âgées entre 18 et 40 ans. Du fait de leur socialisation en France, elles sont également plus instruites : 9 femmes sur 10 ont au moins un niveau d’études secondaire (tableau 2). Enfin, leur répartition géographique sur le territoire est très proche de celle des premières générations, avec une surreprésentation dans les mêmes régions, l’Île-de-France arrivant toujours largement en tête (54% de l’effectif total des deuxièmes générations) (figure 2b).

En appliquant les risques d’excision observés dans les pays d’origine, ventilés par pays et par groupes de générations, aux effectifs des premières générations, on estime que 86 343 femmes de ces générations seraient excisées. En appliquant les risques d’excision observés en contexte migratoire via l’enquête ExH, ventilés par groupes de générations, aux effectifs des deuxièmes générations, on estime que 38 012 femmes des deuxièmes générations seraient excisées. Au final, on estime donc à 124 355 le nombre de femmes adultes ayant subi une MGF/E vivant en France au milieu des années 2010 (figure 1).

Dix ans après l’estimation réalisée en 2007, basée sur des données de la première moitié des années 2000, il apparaît que la population féminine adulte excisée vivant en France a doublé en l’espace de 10 ans, passant d’environ 60 000 à environ 120 000, alors que la pratique a quasiment disparu sur le territoire français depuis une quinzaine d’années. Cette augmentation s’explique en réalité par l’arrivée en France de nouvelles femmes migrantes en provenance des « pays à risque » et par le passage à l’âge adulte des jeunes filles mineures qui n’étaient pas comptabilisées lors de la précédente estimation.

Au niveau européen, d’après les dernières estimations réalisées dans plusieurs pays, mais qui ne portaient que sur les premières générations 22,24, la France est (en effectifs absolus) le deuxième pays le plus concerné après le Royaume-Uni où vivraient environ 140 000 femmes adultes (5) excisées nées dans des pays à risque. Viennent ensuite l’Italie, les Pays-Bas et l’Allemagne 24. Au final, parmi les 530 000 (5) femmes adultes excisées nées dans un « pays à risque » et vivant en Europe (6), près d’une sur deux vit au Royaume-Uni ou en France 22.

Figure 2 : Répartition de la population de référence dans les différentes régions françaises
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Cette méthode d’estimation indirecte présente cependant un certain nombre de limites et de biais principalement liés à l’absence (ou à la non-diffusion) de plusieurs variables dans les données de la statistique publique française. Concernant les femmes migrantes, l’effet de sélection de la migration est particulièrement important : dans les pays concernés par l’excision, les niveaux de la pratique peuvent fortement varier selon différentes variables comme l’origine géographique, le niveau d’instruction 17. Par exemple, les trois pays d’origine les plus représentés parmi les premières générations (Sénégal, Côte d’Ivoire et Cameroun) sont des pays dans lesquels les risques d’excision sont très fortement contrastés selon l’origine géographique, variant par exemple dans le cas sénégalais, de plus de 80% dans les régions situées à l’est du pays et limitrophes du Mali et de la Guinée, à moins de 10% dans toute la partie ouest du pays 17. Or, les enquêtes de la statistique publique française ne disposent pas de variable renseignant la ville ou la région d’origine pour les personnes nées à l’étranger. Ainsi, l’application d’un taux de prévalence national moyen selon le pays d’origine peut, selon l’origine géographique des migrantes, conduire à des sous-estimations ou surestimations importantes. Par ailleurs, relativement aux deuxièmes générations, la non-diffusion du pays de naissance détaillé des parents pour tous les pays africains hors Maghreb, conduit à une estimation globale de la population de référence, puis à l’application de risques d’excision observés en contexte migratoire non ventilés selon le pays de naissance, sachant que les risques d’excision qui sont moindres dans les pays de migration restent évidemment fortement liés aux origines des femmes et au niveau de la pratique dans les pays d’origine 12.

Conclusion

Outre l’actualisation des chiffres désormais obsolètes de 2007, l’originalité de cette nouvelle estimation est d’avoir intégré les deuxièmes générations, en utilisant des risques observés non pas dans les pays d’origine mais dans les pays de migration. Nous avons pu le faire grâce aux données de l’enquête ExH réalisée en France auprès de femmes originaires de pays à risque. En Europe, seules la France et l’Italie disposent de telles enquêtes permettant une mesure du risque de la pratique en contexte migratoire. Cette question des deuxièmes générations s’est posée plus précocement en France du fait de la plus grande ancienneté des flux migratoires en provenance des pays à risque, mais aujourd’hui, la plupart des pays européens voient progressivement leur population migrante vieillir et leurs filles arriver à l’âge adulte.

Si la France est l’un des pays les plus concernés au niveau européen (en effectifs absolus), il faut cependant garder en tête qu’en termes relatifs et au niveau national, le nombre de femmes ayant subi une MGF/E représente 0,5% de l’ensemble de la population féminine française (7). Cependant, comme nous l’avons vu, cette population, est très inégalement répartie sur le territoire français. Cette cartographie est particulièrement importante puisqu’elle permet de cibler les besoins et prises en charge sur le territoire.

Enfin, les limites inhérentes aux estimations « indirectes » évoquées précédemment devraient conduire à la mise en place de nouveaux outils méthodologiques, permettant une mesure directe de la pratique dans les pays d’immigration. Du fait de la difficulté à identifier les deuxièmes et troisièmes générations dans la statistique publique française, il pourrait être intéressant de s’inspirer des enquêtes démographiques et de santé réalisées dans les pays d’origine auprès d’échantillons représentatifs de l’ensemble des femmes et non ciblées auprès des femmes appartenant à des communautés où la pratique existe. En effet, la situation dans les pays d’immigration semble finalement relativement proche de celle de pays africains où la pratique est très minoritaire (prévalences nationales inférieures à 5%, comme au Cameroun, en Ouganda, au Niger, au Ghana ou au Togo), mais où les questionnaires relatifs à ces pratiques ont été administrés à toutes les femmes.

La réalisation d’enquêtes en « population générale féminine » permettrait en outre d’adopter une définition initiale plus large que celles exclusives des pratiques de MGF/E, en englobant d’autres formes de modifications des organes génitaux féminins, imposées ou volontaires. Cette nouvelle approche permettrait en outre de décentrer la question des atteintes faites aux corps des femmes, encore trop souvent pensée de manière très altérisée.

Enfin, le développement de ces nouveaux outils méthodologiques pourrait également comprendre des enquêtes de nature plus qualitative auprès de sous-populations spécifiques, comme les femmes sans papiers ou les demandeuses d’asiles, ce qui permettrait de mieux adapter leur prise en charge sanitaire et sociale.

Références

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22 Van Baelen L, Ortensi L, Leye E. Estimates of first-generation women and girls with female genital mutilation in the European Union, Norway and Switzerland. Eur J Contracept Reprod Health Care. 2016;21(6):474-82.
23 Farina P, Ortensi LE. The mother to daughter transmission of female genital cutting in emigration as evidenced by Italian survey data. Genus. 2014;(2-3).
24 Ortensi LE, Farina P, Leye E. Female genital mutilation/cutting in Italy: An enhanced estimation for first generation migrant women based on 2016 survey data. BMC Public Health. 2018;18(1):129.

Citer cet article

Lesclingand M, Andro A, Lombart T. Estimation du nombre de femmes adultes ayant subi une mutilation génitale féminine vivant en France. Bull Epidémiol Hebd. 2019;(21):392-9. http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2019/21/2019_21_1.html

(1) 27 pays du continent africain formant une large bande centrale allant de l’Ouest à l’Est du continent incluant l’Égypte, ainsi que le Yémen, l’Irak et l’Indonésie [17].
(2) Les enquêtes françaises disposent également d’une variable relative au niveau d’instruction mais dont les modalités sont très différentes de celles des enquêtes dans les pays d’origine et que nous avons donc renoncé à utiliser.
(3) Variables de contrôle : âge de la fille, année de naissance, niveau d’instruction et pays de socialisation de la mère dans l’enfance.
(4) Et plus particulièrement dans les départements de Seine-Saint-Denis, Paris, Hauts-de-Seine et Val-de-Marne.
(5) Il s’agit plus exactement des femmes âgées de 20 ans et plus, et non 18 ans et plus comme dans l’estimation présentée ici. En effet, l’estimation de Van Baelen et coll. [22] fournissait des effectifs par classes d’âges quinquennales à partir de 10 ans.
(6) Pays de l’Union européenne, Norvège et Suisse.
(7) En prenant l’effectif de la population féminine âgée entre 18 et 79 ans d’après le RP 2019, soit 24 133 650.