"Un pétard mouillé". Pour Luc Frémiot, ex-procureur de la République de Douai, connu entre autres pour son rôle dans l’affaire Alexandra Lange, une victime de violences conjugales acquittée pour le meurtre de son mari en 2012, le Grenelle contre les violences conjugales n’est qu’une opération de communication.

Il a été à l’initiative de la création de la maison des hommes violents, le Home des Rosati, à Arras, en 2006. Un dispositif de lutte contre les violences intrafamiliales dans un lieu qui combine éloignement des conjoints maltraitants et prise en charge contre la récidive. Un succès.

Éloigner les conjoints violents de leurs enfants

En 2015, plus de 145.000 enfants vivaient dans un foyer où une femme, leur mère, est victime de violences. Une violence dont ils sont les témoins et parfois les victimes. Et pourtant dans de nombreux cas, des hommes condamnés pour violences conjugales ont un droit de visite, les juges estimant que les enfants doivent conserver le lien avec leur père.

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Une idée battue en brèche par Luc Frémiot et bien d’autres. Le Premier ministre a annoncé une série de mesures lors du lancement du Grenelle contre les violences conjugales le 3 septembre dernier, dont la suspension de l'autorité parentale pour assurer l’éloignement du conjoint violent.

Mais la loi réussira-t-elle à faire évoluer les mentalités où persiste l’idée qu’être un mari violent n’empêche pas d’être un bon père ? Nous avons posé la question à Luc Frémiot. 

Marie Claire : Pourquoi l’idée qu'un homme violent reste un bon père est-elle ancrée dans les esprits ?

Luc Frémiot : C’est une bonne question. Une question qui se pose depuis de nombreuses années. Notamment par le Pr. Maurice Berger, qui a fondé le service de pédopsychiatrie du CHU de Saint-Etienne accueillant des enfants ultra violents. Il a constaté que ces enfants venaient de foyers où régnait la violence familiale. Il a écrit « Voulons-nous des enfants barbares ? » (1) où déjà il posait cette question : est-ce souhaitable de vouloir à tout prix maintenir le lien entre enfants et parents lorsque des violences sont commises ?

Maintenir à tout prix le lien parental est une erreur parce que les enfants sont des éponges.

À l’époque, cela a créé un véritable tollé, il a été beaucoup critiqué notamment par les magistrats. On se rend compte aujourd'hui que ce qu’il disait est tout à fait exact, cette histoire de maintenir à tout prix le lien parental est une erreur parce que les enfants sont des éponges, et cela les perturbe de façon définitive.

Cela a été prouvé ?

Des études ont montré, grosso modo, qu'un tiers des enfants deviennent auteurs de violences, un tiers des victimes, et un tiers seront résilients.

J'ai pu constater lors de ma pratique dans les cours d'assises que dans les affaires de violences graves, de meurtres ou d’assassinats, il y a très souvent un passé de violence dans la famille des mis en cause.

Pourquoi les magistrats continuent-ils d’accorder des droits de garde ou de visite à des pères accusés de violences conjugales ?

Le problème en France, c'est que tout est une question de sensibilité personnelle, c'est-à-dire que les magistrats ont suffisamment de latitude et d'indépendance pour prendre des décisions en fonction de leur vécu, de leurs acquis et de leur sensibilité.

On ne peut pas être à la fois un bon père et un mari violent. C’est impossible.

D'un certain côté, c'est bien parce que ça garantit effectivement l’indépendance de la justice. Mais d'un autre côté, c'est grave parce que ça engendre des disparités. Je pense qu'en la matière, il faut effectivement un encadrement, comme la suspension de l'autorité parentale dont a parlé le Premier ministre. Je suis tout à fait d'accord avec lui sur ce point : on ne peut pas aller directement jusqu’à la déchéance, mais si la situation empire, il faut une suspension de l’autorité parentale pour éviter que les juges aux affaires familiales accordent des droits d'hébergement ou des droits de visite à des pères violents. On ne peut pas être à la fois un bon père et un mari violent. C’est impossible.

Pourquoi aujourd’hui encore, dans la très grande majorité des cas, ce sont les mères et les enfants qui doivent quitter le domicile en cas de violences ?

Si vous avez suivi mes travaux, vous avez constaté que je passe mon temps à le dire, c’est un constat logique et de bon sens ! Il est inacceptable que ce soit la mère qui soit obligée de quitter le domicile avec ses enfants sous le bras. C'est quelque chose que je n’arrive pas, aujourd'hui encore, à comprendre. Pourquoi cette obstination de certains services publics à ouvrir indéfiniment des places d'accueil pour les femmes dans des foyers d'urgence ?

Il est inacceptable que ce soit la mère qui soit obligée de quitter le domicile avec ses enfants sous le bras.

C'est l'inverse que l'on doit faire. Ces femmes doivent rester chez elles. Il faut créer des centres d'observation pour les auteurs, les confier à des psychologues et à des psychiatres. Cela fonctionne très bien. Je le dis lors de toutes mes interventions, et il y a toujours un silence… Le Premier ministre n'a rien prévu sur la prise en charge de ces auteurs, il n’en parle même pas.

Je n'arrive pas non plus à comprendre Madame Schiappa. Elle est complètement fermée sur ce sujet, elle a d'ailleurs déclaré dans une interview à Ouest-France, "Ça me pose un problème philosophique d'imaginer qu'on crée des centres d'hébergement pour les auteurs’’. [ndlr : dans un entretien accordé à Ouest-France le 23 août, Marlène Schiappa a déclaré : "L’idée de consacrer ce budget aux agresseurs me gêne un peu. C’est une question quasiment philosophique dont il faudra aussi discuter pendant le Grenelle."] Est ce que ça lui pose un problème philosophique de savoir que des femmes partent en pleine nuit avec des gamins sous le bras à la recherche d’une place en urgence ? Je trouve ça inacceptable.

Sans compter qu’en France, les lieux d’accueil ne sont pas en nombre suffisant…

Oui, c’est aussi le problème, il n'y a pas suffisamment de places pour les femmes non plus. Elles sont à la déroute, elles trouvent une nuit ou deux. C’est l'affaire emblématique d’Alexandra Lange qui résume tout ce que l'on voit aujourd'hui. C'est une femme battue, menacée, violentée qui va dans un commissariat où on la renvoie chez elle en lui disant : "Vous reviendrez quand vous aurez du sang sur le visage’’.

Elle cherche un foyer d'urgence, elle trouve deux nuits ou trois dans une chambre avec ses enfants. Et ensuite, elle retourne chez elle parce qu’elle a nulle part où aller alors que son tyran de mari y est tranquillement installé attendant qu'elle revienne.

Que pensez-vous du Grenelle des violences conjugales ?

J'ai le sentiment que le gouvernement prend le train en marche alors que ça fait des années qu’il est parti. J’ai donné un coup de sifflet en 2003 quand j’ai mis en place une politique de tolérance zéro à Douai. C’est-à-dire qu’à la moindre plainte, je faisais sortir le conjoint du domicile pour la durée de la procédure judiciaire. Cela a été suivi de grandes déclarations de principe. M. Raffarin a déclaré que ce serait la grande cause nationale, il s’est rien passé.

On se retrouve aujourd'hui avec un compte à rebours mortifère.

Aujourd'hui, c'est une grande cause nationale après le 101ème féminicide. Lorsque j'ai lancé, avec Eva Darlan, en juin dernier, la pétition ‘’Non assistance à femmes en danger’’ sur Change.org (2), on comptait 70 féminicides. Ce qui veut dire que durant l'été, une femme est morte tous les deux jours. Mais alors qu'est ce qu'on a fait pendant l’été ? Rien. On a attendu tranquillement au lieu d’envoyer des instructions aux services de police et de gendarmerie, on se retrouve aujourd'hui avec un compte à rebours mortifère. Je me demande ce que ça va donner à la fin de l'année. Et on parle de féminicide, pas des violences elles-mêmes car il y a tout le reste, ces femmes qui, au jour le jour, subissent un véritable calvaire, des violences psychologiques, des violences répétées et qui ne savent pas quoi faire.

Faut-il inscrire dans la loi le terme de féminicide ?

Je suis très gêné sur cette question : les associations comme Osez le féminisme ont défendu cette idée intéressante pour sa valeur symbolique. C'est quelque chose qui frappe l'opinion, ‘’féminicide’’, ça veut dire ce que ça veut dire. Le problème est que la définition exacte de féminicide, c’est une violence de genre. Or je pense qu'on est pas dans un contexte de violence de genre, mais dans un contexte de violence entre conjoints, entre compagnons, entre époux et ces femmes sont frappées, blessées ou tuées parce qu'elles sont avant tout des compagnes. Moi je suis attaché à deux infractions, le meurtre et l'assassinat. Le meurtre est le fait de tuer quelqu'un, l’assassinat, c’est tuer avec préméditation. Et quand on parle de féminicide, ce terme générique englobe les deux, ce qui fait qu'on ne sait pas si c’est un meurtre ou un assassinat.

(1) Ed.Dunod

(2) https://www.change.org/p/ministres-de-la-justice-et-de-l-interieur-non-assistance-a-femmes-en-danger