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Cinéma italien : où sont les femmes ?

En Italie plus qu’ailleurs, les réalisatrices sont sous-représentées. Cette disparité, aussi obsolète qu’enracinée, doit être révélée et combattue. Mais une véritable volonté politique fait défaut.
par Paola Palma, chercheuse en cinéma à l’UMR Thalim, enseignante à l’Ecole du Louvre
publié le 10 octobre 2019 à 12h41

Tribune. «Dieu est mort, Agnès Varda est morte, et moi non plus je ne me sens pas très bien.» Si jamais quelqu'un(e) avait eu la témérité de faire remarquer le faible nombre de cinéastes connues à la carrière durable, on lui aurait opposé le nom de Varda. Maintenant il faudra trouver quelqu'un(e) d'autre. Le fait est qu'en France, cela commence à être possible : depuis une quinzaine d'années, il y a dans l'Hexagone des réalisatrices qui arrivent à tourner leur premier film vers l'âge de 30 ans, et à ne pas s'arrêter là, à en faire une carrière. Ce n'est pas du tout gagné. On conteste encore aux réalisatrices le droit aux quotas pour les sélections des festivals internationaux. D'ailleurs, en Italie, on appelle ça les «quotas roses». Classe.

D'accord, d'accord, la Péninsule aussi a sa Varda, et en plus elle va très bien. Il s'agit de Lina Wertmüller : née en 1928, elle tourne son premier film à 35 ans. Elle a été la première femme au monde à être nommée pour l'oscar du meilleur réalisateur (en 1975 pour Pasqualino), et elle recevra un oscar pour sa carrière en 2020. En Italie, aucun David di Donatello (le césar italien) pour la réalisation n'a jamais été décerné à une femme. En décembre 2019, un colloque lui sera consacré, non pas à Rome ou à Milan, mais à l'université de Westminster, à Londres.

Avant Lina Wertmüller, si on remonte aux origines du cinéma, Elvira Notari (1875-1945), contemporaine d'Alice Guy-Blaché, est considérée comme la première réalisatrice italienne, avec plus de 60 longs métrages en même pas trente ans d'activité. Adriana Monti (née en 1951) a réalisé onze films féministes indépendants dans les années 1980-1990, mais depuis 1996, elle habite et travaille au Canada. Il faut ajouter au moins deux diplômées en réalisation au Centre national de cinématographie de Rome : Liliana Cavani (née en 1933), la réalisatrice de Portier de nuit (1974), la Peau (1982) ou Ripley's Game (2002), et Francesca Archibugi, qui a réalisé son premier film à 28 ans (Mignon est partie, 1986), et tourne toujours. Il y a aussi quelques enfants de la balle (statut qui dans ce secteur aide moins les femmes que les hommes) : les remarquables Cristina et Francesca Comencini (filles du réalisateur Luigi Comencini) ou encore Maria Sole Tognazzi (fille de l'acteur Ugo Tognazzi) ne tournent pas énormément, mais elles tournent bien. Hormis les actrices à succès qui, au comble de leur popularité, souvent internationale, commencent à tourner quelques films (Asia Argento, Valeria Golino), la liste des réalisatrices italiennes n'est pas beaucoup plus longue que ça.

Le récent rapport de l'European Women's Audiovisual Network sur l'égalité dans l'industrie de l'audiovisuel européenne montre au moins qu'au niveau international la question se pose et qu'une alerte se structure. En Italie, malgré des initiatives, et la sensibilité et l'engagement des individu(e)s, l'absence de véritable volonté politique et la permanence de la mentalité sexiste sont criants. Le 24 janvier, à Rome, un colloque du CNR (le CNRS italien) et de l'association DEA («Donne e audiovisivo», femmes et audiovisuel) sur l'égalité et le genre dans l'industrie de l'audiovisuel, a donné des chiffres inquiétants sur la présence des femmes dans la production italienne. En 2015-2016, on a compté seulement 12,4% de réalisatrices pour le cinéma et la télévision. Les films réalisés par des femmes ne représentent que 9,2% des films distribués en salles. 88% des films bénéficiant du financement public sont réalisés par des hommes. Seulement 21% des films produits par la RAI (la télévision d'Etat) sont confiés à une réalisatrice. Et seul un film réalisé par une Italienne s'est classé parmi les cent meilleures recettes de 2017 (Gli sdraiati de Francesca Archibugi).

Dans les années 1950-1960, le cinéma italien s’est exporté dans le monde entier grâce au corps de la femme : sélectionné, exalté, regardé et exploité par une industrie dont le pouvoir et le contrôle des ressources étaient exclusivement masculins. Pourtant, Cardinale, Lollobrigida, Loren, Mangano ont laissé une trace indélébile dans l’histoire du cinéma. Mais (à part la Lollo, qui avait d’autres arguments) leur carrière doit beaucoup à leurs maris producteurs. Dans les années 1980-1990, la télé berlusconienne a ramené la présence de la femme à un pur objet décoratif, le moins parlant possible, le plus déshabillé possible. La télévision publique n’a pas trouvé mieux que de s’aligner sur la concurrence, et sur les petits écrans ont pullulé les pin-ups et (parfois très) jeunes filles en fleur, littéralement exposées dans tous les foyers. Avec des conséquences que le pays et ses citoyennes paient encore aujourd’hui, avec intérêt. Merci Silvio.

En Italie plus qu’ailleurs, les femmes ont besoin d’être soutenues, écoutées et protégées : cette disparité aussi obsolète qu’enracinée doit être révélée et combattue. Si l’on n’encourage pas le regard féminin à proposer à l’écran sa vision de la société, de l’histoire ou de l’art, comment l’Italie peut-elle se dire «civilisée» et «moderne» ?

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