Reportage : Au Chili, les femmes en première ligne des manifestations

Depuis le début des manifestations à Santiago, les femmes jouent un rôle majeur dans la protestation. Une mobilisation féminine inédite et violemment réprimée : des collectifs féministes ont ainsi recensé la disparition de 13 femmes et dénoncé de nombreux cas de violences sexuelles et lesbophobiques. Nicolas Margerand a rencontré ces manifestantes au cœur de l'action.
Chili  En première ligne des manifestations les femmes violemment rprimes
Adrien Vautier

Sur l’avenue qui mène au palais Présidentiel de la Moneda, Victoria, 27 ans est en train de « casseroler » sur une porte en fer. A côté d’elle, des manifestants passent en courant pour éviter la lacrymogène tirée massivement par des camions de carabiniers (institution militaro-policière). « Non, je n’ai pas peur, clame la jeune femme. Le mot peur n’est plus dans le dictionnaire chilien. » En partant, sa mère lui a pourtant dit de faire attention mais le réveil du peuple chilien semble bien acté, davantage encore chez les femmes qui se mobilisent en masse.

Selma, 52 ans dirigeante syndicale et habituée des manifestations, a constaté une forte mobilisation des femmes, dans la lignée des mouvements féministes. « C’est le signe d’une société saine qui prend en compte la différence de genre, se réjouit-elle. C’est un changement culturel que nous devons poursuivre et renforcer. » Lors de la dernière marche du 8 Mars, près de 190 000 femmes avaient ainsi défilé dans les rues de Santiago.

femmes chili.zip Alt 2

Adrien Vautier

Des revendications nationales mais surtout égalitaires

Valentina, 33 ans, travaille dans la construction. Elle participe pour la première fois à une manifestation « puisqu’il s’agit des droits de tous ». Elle se bat pour « un salaire plus juste notamment entre les hommes et les femmes. » Au Chili, les femmes gagnent en moyenne 15 % de moins que les hommes. Le taux d’activité des femmes est de 48,5 % (un des taux les plus bas d’Amérique Latine) quand celui des hommes atteint 71,2%

Les revendications des manifestantes se partagent entre désirs de changements nationaux et évolution vers davantage d’égalité de genre. Cecilia, 59 ans et sa fille Gargari, 32 ans sont dans les rues depuis le premier jour. La mère, employée municipale, habituée des manifestations, descend dans la rue pour plus d'égalités sociales. Elle doit prendre sa retraite l'année prochaine mais se voit contrainte de continuer à travailler car son salaire actuel environ 500 000 pesos (600 euros) ne lui assure pas une retraite convenable. "Si tu as des enfants, ta retraite baisse de manière importante. Ils te punissent d'être une femme, pour la santé et la retraite" déclare Gargari, qui a connu sa première manifestation en 1990, accompagnant sa mère contre Pinochet.

Parmi les principales revendications des manifestantes chiliennes, la nouvelle constitution vient en tête. Victoria souhaite « une constitution du peuple, pour le peuple. Le peuple chilien s’est réveillé et ne va pas baisser les bras tant qu’il n’y aura pas de nouvelle constitution. » Un avis que partagent Valentina, Mikal, Javiera, trois étudiantes entre 19 et 24 ans, membres du mouvement Ukamau constitué à 90% de femmes. Elles réclament une assemblée constituante mais surtout un changement de constitution. "La loi chilienne nous déprécie en tant que femme, quoi que l'on fasse, explique Mikal. Si tu es victime d'un abus sexuel, l'homme qui t'a violé peut t'envoyer en prison pour calomnie."

Parmi les manifestantes, de nombreuses femmes arborent un foulard vert « Avortement légal et gratuit ». (Aborto legal et gratis). Au Chili, l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG) n’est devenue légal qu’en 2018 et à 3 conditions : s’il fait suite à un viol ou un inceste, si la grossesse met en danger la mère ou si le fœtus souffre d’une malformation fatale.

femmes chili.zip Alt 3

Adrien Vautier

Des femmes cibles des attaques policières

Quelques rues plus loin, Maria, 21 ans est bien équipée pour aller manifester. Un foulard noir, un citron et un mélange d’eau et de bicarbonate de soude. « Tu as besoin de ça quand ils jettent la lacrymo, dit-elle en montrant son spray rempli de cet antidote. C’est moins douloureux et cela permet de mieux respirer. » Le gaz lacrymogène tiré régulièrement est loin de dissuader les Chiliens. Le 25 juin, ils étaient près d’un million à venir se regrouper Plaza Italia, l’épicentre des manifestations. Sur la place, les chansons révolutionnaires se multiplient, rythmées par les percussions et les sifflets. Carolina, 30 ans, est venue avec sa fille Martina de 10 ans qui « préfère les chants et l’ambiance à la lacrymogène. » Mais pas question pour Carolina de laisser sa fille à la maison. « J’ai connu la dictature et je voulais que ma fille soit présente pour qu’elle se rende compte de ce moment historique. » Soudain, les gaz irritants se font ressentir. Maria enveloppe sa fille pour la protéger. Après quelques minutes, la famille s’éloigne pour ne pas prendre de risques.

Les carabiniers ne se contentent pas de gaz lacrymogène. De nombreux manifestants ont dénoncé la force utilisée par les forces policières notamment le tir des billes de plomb à hauteur de tête des manifestants. Camilia*, 19 ans, en a reçu un en dessous de son collier en forme de croix. « Ils ont tiré alors que nous manifestions pacifiquement. » Des blessés par billes, Emilia en voit passer tous les jours dans une impasse devenue un centre de premiers soins. Cette étudiante en médecine est chef d’un groupe de street docs (médecins de rue). C’est elle qui a organisé le rassemblement de ce groupe dès les premiers jours du mouvement social. « J’ai vu à la télévision qu’il y avait beaucoup de blessés et je me suis dit que je ne pouvais pas rester chez moi », explique-t-elle.Elle a connu un baptême du feu avec ces manifestations. Comme chaque soir, les carabiniers font évacuer la place mais un climat incertain règne encore dans les rues adjacentes à la Plaza Italia. « Levez bien haut les mains pour qu’ils ne vous tirent pas dessus » conseille-t-elle à ses coéquipiers. Avec eux, elle a déjà vu six cas de personnes qui ont perdu la vue. De son côté, l’institut National des Droits de l’Homme (INDH) a rapporté avoir constaté 157 blessures oculaires depuis le 17 octobre, début de la mobilisation sociale.

femmes chili.zip Alt 1

Adrien Vautier

C’est le cas de Natalia, une infirmière de 24 ans vivant dans la commune paisible de Peñalolén à Santiago. Le 26 octobre dernier, la jeune femme devait rejoindre des amis pour aller manifester. Dans la rue, la manifestation se déroulait pacifiquement mais les carabiniers ont décidé de tirer pour disperser la foule. La jeune femme prend alors une autre rue pour les éviter mais des carabiniers surgissent alors et se mettent à lui tirer dessus. Tournant la tête, elle reçoit l’impact de gaz lacrymogène en plein visage. « Ils étaient à quelques mètres de moi, ils m’ont tiré dessus délibérément », raconte-t-elle. Transportée aux urgences, elle ne retrouvera pas la vue. Dans sa chambre, son père déplore que les carabiniers « n’[aient] pas suivi le protocole, ils auraient dû tirer en l’air. » Natalia n’est pas retournée manifester mais elle continue de soutenir le mouvement via les réseaux sociaux « car la cause est juste ».