Cyber Monday, Cyber Week, Black Friday Week, Single Day : majoritairement d’origine nord-américaine, de nouvelles mythologies commerciales d’importation se sont développées en France ces dernières années. Apparu en 2013 chez nous, le Black Friday (parfois dénommé « Vendredi noir » ou « XXL »), journée de promotions monstres qui aura lieu vendredi 29 novembre, en est le principal emblème. Savamment mise en scène, cette grand-messe consumériste, qui devrait générer cette année 5,9 milliards d’euros de dépenses (étude RetailMeNot), contribue à entretenir ce que le sociologue Razmig Keucheyan nomme « les besoins artificiels ».
Si elle s’accompagne pour certains de l’angoisse de « rater le bon plan » (oui, ce magnifique extracteur de jus à – 75 %), elle génère aussi un écœurement croissant, comme si elle était le signe ultime que notre civilisation marche sur la tête. En effet, pourquoi investir dans un énième pantalon quand, d’après une étude de l’Agence européenne de l’environnement, près d’un tiers de la garde-robe des Européens n’a pas été sorti du placard depuis au moins un an ? « J’ai de plus en plus de mal à aller faire du shopping alors que les trottoirs sont remplis de SDF qui n’ont même pas le strict nécessaire pour vivre », confie Damien, un communicant de 35 ans, qui, cette année, boycottera le Black Friday.
Et les Suédois inventèrent le « köpskam »
Forgerons linguistiques, les Suédois ont fabriqué un mot pour qualifier cet état d’âme émergent : le « köpskam ». Soit la honte (skam) de faire des achats (köp). Construit sur le même mode que « flygskam » (la honte de prendre l’avion), ce néologisme s’applique en premier lieu à l’industrie de la mode, montrée du doigt pour ses impacts environnementaux et sociaux négatifs. D’après une étude des Nations unies, la confection d’un simple jean nécessiterait 7 500 litres d’eau, soit ce que boit en moyenne un humain durant sept ans.
Le köpskam a-t-il d’ores et déjà des effets en France ? S’il est difficile d’établir un lien précis entre un sentiment diffus et des comportements de consommation aux motivations multifactorielles, on peut néanmoins noter que le marché de l’habillement a connu en 2018 un recul de 2,9 % de ses ventes, selon l’Institut français de la mode, baisse qui se confirmait au premier semestre 2019. Autre indice : le boom du marché de la seconde main. Si la honte ne constitue pas toujours un levier durable pour réorienter les conduites et peut parfois générer des comportements de dissimulation un brin puérils (selon l’IFOP, 22 % des Français se cachent pour manger de la junk food), elle est aujourd’hui prise très au sérieux dans les stratégies marketing.
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