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«La révolution du plaisir féminin, c’est aujourd’hui qu’elle se déploie»

Un clitoris tagué au détour d’un mur, des podcasts, des films, des ateliers de découverte du corps, des artistes, photographes, chanteuses comme le trio L.E.J clamant tout haut «j’ai la dalle»: le plaisir féminin ne se cache plus. Voire il se revendique, après de longues années silencieuses

La grève des femmes 2019 en Suisse. Préparatifs à l'Université et cortège
La grève des femmes 2019 en Suisse. Préparatifs à l'Université et cortège

En 2020, sous nos latitudes hyperconnectées, on ne peut plus dire qu’on ne sait pas à quoi ressemble un clitoris. On ne peut plus dire que l’orgasme féminin est un mystère. On ne peut plus dire que le sexe n’intéresse pas vraiment les femmes. Depuis deux ans, les productions culturelles et éducatives se multiplient pour parler d’un thème resté longtemps muré dans le silence.

Les vingt-quatre derniers mois ont vu éclore des projets retentissants à l’instar du documentaire Female Pleasure de la Suissesse Barbara Miller, ovationné au dernier Festival de Locarno, qui revient sur l’émancipation sexuelle de cinq femmes d’origines et de confessions différentes. Broyant les stéréotypes sur l’orgasme féminin, le compte Instagram «TasJoui» lancé en 2018 est suivi par près d’un demi-million de personnes; des associations comme Clitorismoi en Suisse, des livres ou des sites à l’instar de Pussypedia.net se donnent pour mission de démystifier le plaisir féminin, comblant un manque laissé par une éducation sexuelle absente ou lacunaire.

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La jouissance des femmes est désormais chose publique, si bien que tout un chacun s’en saisit autant que les acteurs et actrices culturels, médiatiques, voire politiques: en réponse à la conseillère d’Etat Marianne Maret qui avait déclaré en novembre: «Comme toute femme au foyer qui s’ennuie, j’ai rendu la maison impeccable!», la députée socialiste Sarah Constantin écrivait sur Facebook: «Comme toutes les femmes au foyer qui s’ennuient, je me masturbe.» La troisième décennie des années 2000 est-elle en train de s’inscrire comme celle d’une nouvelle révolution pour les femmes, celle du droit à prendre du plaisir, et à le clamer?

La «traversée du désert» depuis 1980

Si l’on convoque les années 1970, celles qui ont vu se déployer le mouvement féministe dit de la deuxième vague, on retrouve pourtant des initiatives qui ressemblent furieusement à certaines que l’on qualifie de «nouvelles» aujourd’hui. Le Collectif de Boston, un groupe de 12 femmes constitué lors d’une conférence du Mouvement américain pour la libération des femmes (Women’s Liberation Movement), édite en 1969 un ouvrage regroupant toutes ses connaissances acquises au fil de témoignages, groupes de parole, entretiens avec des spécialistes, au sujet des femmes et de leurs corps. Intitulé Our Bodies, Ourselves, le «guide» fait un tabac aux Etats-Unis et sera traduit et/ou adapté dans une trentaine de langues, dont le français en 1977. Il est désormais épuisé, oublié, et n’a pas été révisé jusqu’à ce que l’année dernière, un collectif d’autrices françaises baptisé «Notre corps, nous-mêmes» se constitue pour l’actualiser. Il sortira aux éditions indépendantes Hors d’atteinte en février 2020.

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Tout se passe comme si les discussions autour de la sexualité féminine s’étaient évaporées après le combat pour le droit à disposer de son corps, notamment pour l’avortement et la contraception, que Maïa Mazaurette, journaliste, chroniqueuse dans nos pages et autrice – entre autres* – de La Revanche du clitoris, ne s’explique pas. «J’aimerais bien qu’on fasse un jour l’archéologie de cette traversée du désert: comment se fait-il que pendant trente ans, ma génération (les enfants de soixante-huitards) ait lâché sur un point aussi fondamental? J’ai été soulagée de voir les millennials et la génération Z [les 30 à 40 ans et les 15 à 24 ans aujourd’hui, ndlr] s’emparer de ce sujet […] Cependant, cela nous rappelle qu’un combat tombe vite aux oubliettes et que chaque génération doit le poursuivre.»

La révolution sexuelle, c’est ici et maintenant

Problème de transmission? Ou terreau peut-être encore insuffisamment fertile? On se remémorera que le début des années 1980 a vu s’affronter deux camps au sein du féminisme: les «pro-sexe» et les «conservatrices». Mais pour Camille Froidevaux-Metterie, philosophe et professeure de science politique, la révolution sexuelle n’avait, en fait, pas vraiment eu lieu. «C’est aujourd’hui qu’elle se déploie. Il s’agit d’ouvrir le volet égalitaire des revendications des années 1970 centrées sur la libération des femmes. Une fois débarrassées de l’angoisse de la grossesse, grâce aux droits contraceptifs, elles pouvaient espérer que leur sexualité se libère, elle aussi.»

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Dans son livre Le Corps des femmes. La bataille de l’intime, elle distingue six moments clés pour les droits des femmes (vote, procréation, travail, famille, genre) qui se succèdent nécessairement pour atteindre ce qu’elle nomme le «tournant génital» du féminisme dans la première décennie des années 2000: «Je crois que le plaisir féminin n’était pas pensable avant le début des années 2010, ces questions intimes étaient restées hors de la prise féministe. Tout s’est passé comme si les femmes avaient eu à payer le prix de leur émancipation sociale: devenues les égales des hommes dans les différents domaines professionnels, elles ont dû accepter de rester des corps à disposition dans la vie intime […] C’est ce scandale des violences sexuelles et des injonctions perpétuées que le tournant génital du féminisme a mis au jour. Il a pu le faire sur la base des études de genre qui nous ont permis de penser l’enfermement dans des rôles sexués. La sexualité féminine a, par exemple, toujours été assimilée à la passivité. C’est lorsque l’on a pu mettre en cause ces stéréotypes sexuels que l’on a pu se saisir de la question du plaisir.»

Pour la philosophe, l’année 2015 représente un sursaut supplémentaire avec la modélisation 3D à l’échelle réelle du clitoris par la chercheuse Odile Fillod – il avait été échographié pour la première fois en 2011 par la gynécologue Odile Buisson –, mais aussi le début des révélations sur le harcèlement au travail, les nouvelles polémiques sur la contraception (pilule de 3e génération) etc. Puis, enfin, #MeToo: une manifestation forte de ce «tournant génital» du féminisme qui a rendu ses lettres de noblesse au consentement, et a rendu dicible ce que les femmes ne voulaient plus. Une succession d’événements leur permettant de définir aujourd’hui, justement, ce qu’elles veulent.

Le dieu clitoris

Ce que «les femmes» désirent en matière de sexualité est évidemment différent pour chacune, l’essentiel étant de pouvoir le formuler et surtout, d’être entendue. Mais encore faut-il savoir ce qui est agréable et en ceci, la (re)découverte du clitoris a joué un rôle important. Il a même été le déclencheur de certaines vocations, dont celle de Zoé Blanc-Scuderi, sexologue et créatrice de SexoPraxis: un centre lausannois pluridisciplinaire autour de la sexualité, qui propose divers ateliers dont «Checktachatte» pour apprivoiser son anatomie. «J’ai de plus en plus d’inscriptions, les ateliers sont pleins longtemps à l’avance. En même temps, SexoPraxis n’a que 2 ans. Le succès est-il dû à plus de visibilité, le bouche-à-oreille, la parole qui se libère? Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que toutes les générations sont représentées. De la vingtaine à la soixantaine, elles me disent «je suis passée à côté d’un truc et ce n’est pas juste». Même si les plus jeunes sont quand même plus informées.»

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On ne peut que se réjouir d’une telle soif d’éducation. Pour autant, avec des clitoris «pop» placardés sur les murs, des modes d’emploi sur les réseaux sociaux pour parvenir à l’orgasme, etc., n’existe-t-il pas un risque d’injonction de plaisir sexuel qui ne parlerait pas à tout le monde? «Oui, bien sûr», réagit Maïa Mazaurette, «mais les injonctions ne sont pas forcément mauvaises, je voudrais le préciser. Le gouvernement m’enjoint de ne pas fumer et d’attacher ma ceinture de sécurité, et ça me convient très bien, tant que c’est de l’incitation et pas du paternalisme […] En sexualité, c’est pareil: il y a une certaine injonction, parce que le sexe est bon pour la santé, mais jamais d’obligation.»

De son côté, Camille Froidevaux-Metterie pointe plutôt du doigt le tabou persistant autour de la sexualité des femmes ménopausées, qui reste un combat à mener. Elle craint aussi que le rayonnement du clitoris ne fasse de l’ombre au reste du corps, à l’instar des seins, sujets d’une enquête socio-photographique – Seins. En quête d’une libération – à paraître le 5 mars aux Editions Anamosa. «Certaines femmes éprouvent énormément de plaisir par leurs seins, voire atteignent l’orgasme par leur seule stimulation. La redécouverte du clitoris est cruciale, parce qu’elle nous a permis de parler enfin de façon directe du plaisir. Mais il ne faudrait pas que cela se limite à ce seul organe. Les modalités du plaisir sont infinies, il faut ouvrir vers tous les possibles orgasmiques.» La discussion, elle, est en tout cas bien ouverte, à en croire certaines pancartes brandies le 14 juin dernier – «Jouissez sans entraves!» et «Viva la vulva!».

* Maïa Mazaurette vient de publier deux nouveaux ouvrages sur la sexualité: Le Sexe selon Maïa, aux Editions de La Martinière, et Sortir du trou et échapper à notre vision étriquée du sexe. Lever la tête et inventer un nouveau répertoire érotique, chez Anne Carrière.