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A Genève, les femmes ont (presque) conquis le pouvoir judiciaire

Première juge du canton, Gisèle Gampert-Péquignot, décédée début février, a ouvert la voie à une féminisation de l’institution. Aujourd’hui, une majorité des postes de titulaires sont occupés par des magistrates. Retour sur l’histoire et les raisons de cette progression

Dessin original. — © Cecilia Bozzoli pour Le Temps
Dessin original. — © Cecilia Bozzoli pour Le Temps

Une pionnière s’en est allée à l’âge respectable de 95 ans. Première femme élue juge à Genève, Gisèle Gampert, née Péquignot, avait le caractère bien trempé. Opiniâtre et passionnée par son métier, elle avait même réussi à faire changer la loi pour pouvoir continuer à présider la Commission de conciliation en matière de baux et loyers après sa retraite. Une battante qui a ouvert la voie à une féminisation lente mais certaine du pouvoir judiciaire. Aujourd’hui, sur 147 charges de titulaires, 96 sont occupées par des magistrates, ce qui équivaut à 63% des postes. Celles-ci sont aussi aux commandes d’une écrasante majorité des juridictions. Une évolution qui mérite un détour historique.

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Ses parents avaient décidé que leur enfant serait un garçon et qu’il se prénommerait Guy. Et puis, le 2 juin 1925, est arrivée Gisèle. L’histoire de la déception familiale, remémorée par un fidèle assesseur lors de la cérémonie d’adieu qui s’est tenue le 18 février dernier à Versoix en présence du procureur général Olivier Jornot, explique peut-être cette vocation précoce et obstinée. En fait, Gisèle Gampert voulait devenir juge à une époque où cela n’était tout simplement pas possible, car les Genevoises n’avaient pas encore le droit de vote et n’étaient dès lors pas éligibles dans la magistrature.

«Madame le juge»

Ce droit, acquis de haute lutte en 1960, permet alors à cette avocate de 37 ans, qui savait déjà rendre «coups pour coups» comme elle aimait à le dire, de prendre sa revanche sur le destin et de faire le grand saut dans cet univers exclusivement masculin. En 1962, elle est élue à la Chambre des tutelles avant de passer au Tribunal de première instance. Alors que sa retraite de juge titulaire sonne en 1990, elle s’installe ensuite solidement, et pour une décennie, comme arbitre des conflits entre locataires et propriétaires, tout en convoquant des audiences dès 7h du matin.

Avec sa plume incomparable, Anne-Marie Burger, chroniqueuse judiciaire au quotidien La Suisse, décrivait en ces termes une magistrate travailleuse, autoritaire mais aussi dotée de «qualités très féminines d’accueil, de patience et d’écoute». Elle ajoutait: «Pour être un bon juge, il ne suffit pas de connaître son droit et de l’appliquer avec sagesse, il y faut aussi une certaine tendresse pour l’humanité et quelque indulgence pour son goût de la chicane.»

© Source: Dossiers Publics, l'année judiciaire (janvier 1991)
© Source: Dossiers Publics, l'année judiciaire (janvier 1991)

Durant dix longues années, Gisèle Gampert reste l’unique «madame le juge» (hormis de rares suppléantes). Martine Heyer-Berthet la rejoint en 1972 mais cette mère de famille, à qui l’on refuse un temps partiel (une poignée de demi-charges seront introduites bien plus tard), finit par quitter son poste avant de revenir à plein temps. En 1976, la substitute Carole Barbey devient la première femme juge d’instruction alors que les magistrates se comptent encore sur les doigts des deux mains (elles sont 8 à la fin de la décennie). Entre 1983 et 1986, sur 17 nouveaux élus, 7 sont des femmes, dont l’actuelle juge fédérale Laura Jacquemoud-Rossari. Le mouvement va s’intensifier et la proportion s’inverser.

Un milieu moins âpre

Plusieurs facteurs expliquent cette évolution. La part des étudiantes en droit n’a cessé d’augmenter alors que le barreau n’est pas forcément le biotope le plus accueillant. Dans une interview accordée en 2018 au Temps, l’ancien bâtonnier Grégoire Mangeat s’en inquiétait: «L’idée que le statut d’associé ne serait réservé qu’aux hommes est malheureusement encore très présente. De fait, la Suisse a un taux d’avocates associées qui se situe entre 5 et 10%. C’est l’un des plus faibles du monde.»

Ce plafond de verre n’existe pas au sein de la magistrature genevoise. Les présidences ne sont pas conçues comme l’aboutissement d’une carrière (comme en France) mais des postes provisoires et renouvelables qui dépendent de la désignation et donc de la confiance des pairs. Le milieu est globalement moins âpre et moins compétitif, il se concilie aussi mieux avec la vie familiale ou l’organisation personnelle. A noter toutefois que sur les 12 juges qui occupent des demi-charges, 5 sont des hommes.

Alors, le palais est-il devenu un repaire pour avocates (le brevet et trois ans de pratique sont un prérequis) en quête de confort? «La facilité n’est jamais une explication pour le choix de la magistrature, ce d’autant plus que l’entrée se fait en principe par le Ministère public, là où la tâche et les horaires sont connus pour être intenses», relève la première procureure Anne-Laure Huber, bien placée pour savoir que le poste peut mettre les nerfs à rude épreuve. Cette dernière, qui est aussi présidente de l’Association des magistrats du pouvoir judiciaire, explique avoir elle-même choisi cette voie pour être moins dépendante des souhaits et de l’argent du client: «Ici, on fait ce que l’on pense juste et cela reste sans influence sur ce qu’on va gagner.»

Une exception de taille

Aujourd’hui, la Cour de justice, le Conseil supérieur de la magistrature, la Chambre pénale d’appel et de révision, le Tribunal civil, le Tribunal pénal, le Tribunal de protection de l’adulte et de l’enfant ainsi que le Tribunal administratif sont présidés par des femmes. Le seul bastion qui n’est jamais tombé – le poste de procureur général – est aussi le plus politique et le plus exposé. Dans l’histoire de la fonction, aucune femme ne s’est jamais présentée à cette élection. Seule la libérale Christine Junod, candidate à la candidature en 2002 alors qu’elle présidait l’instruction, a tenté le coup avant de se faire damer le pion par le radical Daniel Zappelli lors d’une «primaire» de l’Entente.

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Cette féminisation a-t-elle un effet sur le sort des justiciables? «Des études menées en France, où la proportion de femmes est également flagrante, montrent que cela ne change rien aux décisions de justice. Même dans le domaine plus délicat du droit de la famille ou des violences sexuelles», souligne Anne-Laure Huber. Comme leurs collègues hommes, certaines magistrates sont plus empathiques, plus autoritaires ou encore meilleures que d’autres.

Quant à la préservation d’un certain équilibre, cela ne semble, pour le moment du moins, pas un sujet de réflexion. Au sein de la commission interpartis, qui recrute les candidats en s’assurant aussi d’une représentation équitable des sensibilités politiques, la question du genre n’influence pas les décisions. Le député libéral-radical Cyril Aellen résume ainsi les choses: «Le critère qui prédomine est celui de la compétence. On ne choisit jamais une candidature pour augmenter ou diminuer le nombre de femmes au sein du pouvoir judiciaire.» La voie est libre.