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De Beyoncé à Angèle: le féminisme qui fait pop

Ces dernières années, une vague de jeunes artistes ont donné de la voix pour défendre la cause des femmes. Cette génération post-#MeToo espère ainsi délier les langues, mais la mission reste délicate

Angèle, l’une des nouvelles icônes féministes de la pop. — © Stephane Cardinale - Corbis
Angèle, l’une des nouvelles icônes féministes de la pop. — © Stephane Cardinale - Corbis

A l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, Le Temps propose un cycle d’articles pendant trois jours.

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«Anti-sexism Academy. Welcome everyone». Au-dessus d’un portail en fer forgé, le panneau marque l’entrée d’un drôle de manoir. Là, les coupables de misogynie sont jugés à la barre, le respect enseigné au tableau noir (et en polos violets) et les hommes, encouragés à courir avec des seins factices – pour voir comment ça fait.

Cet univers farfelu est celui du clip de Balance Ton Quoi, ce tube d’Angèle sorti en 2018 qui aborde le sexisme ordinaire et le harcèlement de rue. Réalisée par la photographe Charlotte Abramow l’an dernier, la vidéo comptabilise aujourd’hui 66 millions de vues, terminant d’asseoir la popularité de la chanteuse belge et surtout, son statut de féministe.

«Quelques mois après la sortie de l’album, je me suis dit que le morceau devenait malgré moi politique alors que j’avais décrit un état des lieux, un truc que je vivais en tant que jeune fille, dans la rue, au travail, n’importe où», déclarait Angèle à l’AFP en novembre. Elle ne l’avait pas anticipé et pourtant, son refrain s’est mué en hymne: Balance Ton Quoi était entonné jusque dans les rangs de la grève des femmes en Suisse. «Même si tu parles mal des filles, je sais qu’au fond t’as compris…»

Génération audace

Aujourd’hui, Angèle embrasse cette nouvelle marque de fabrique, proposant à ses deux millions d’abonnés Instagram des pulls «Feminist in Progress» – ou des rouleaux de papier-toilette imprimés des mots «patriarcat, machisme, sexisme».

Et elle n’est pas seule: plusieurs autres artistes francophones se sont récemment fait porte-parole de la cause. Comme Clara Luciani, célébrée aux dernières Victoires de la musique, qui chante la révolte et la solidarité féminines dans La Grenade ou Ma sœur; Pomme, voix montante de la chanson à texte qui n’hésite pas à parler d’homosexualité féminine; ou encore Suzane, artiste la plus programmée dans les festivals l’été dernier, qui dénonce le harcèlement sexuel sur des sons électro-rap. Le féminisme est-il en train d’infuser la pop?

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«C’est un courant qu’on observe depuis quelques années: de jeunes artistes engagées, qui appartiennent à cette génération post-#MeToo plus audacieuse et osant d’avantage s’affirmer», note Jacques Monnier, programmateur au Paléo Festival. Qui cite aussi Aloïse Sauvage, Hoshi ou Lous and The Yakuza, une chanteuse belge d’origine congolaise «qui va exploser ces prochains mois, notamment avec un titre qui parle de viol». «Elles participent toutes à une libération de la parole et touchent la jeune génération. Nous sommes heureux de leur offrir des scènes toujours plus grandes.»

Sur la piste de danse

Le phénomène est flagrant, mais pas inédit. Car la musique n’en est pas à son premier tour de piste féministe – qui remonterait, pour certains, au girl power pailleté des Spice Girls, à l’insolence de Madonna, au punk-rock des militantes américaines de Riot grrrl au début des années 1990… voire bien plus loin.

Elles participent toutes à une libération de la parole et touchent la jeune génération. Nous sommes heureux de leur offrir des scènes toujours plus grandes

Jacques Monnier, programmateur au Paléo Festival

«J’aime citer Hildegarde de Bingen, une compositrice religieuse du XIIe siècle», indique Vanessa Blais-Tremblay, chercheuse en musicologie et en études des femmes à l’Université du Québec à Montréal. «Hildegarde ne demandait évidemment pas le droit de vote mais mettait en valeur les corps, les voix, les facultés de reproduction féminines. Il y a une immense tradition de femmes qui composent pour mettre en valeur les femmes.»

Mais Vanessa Blais-Tremblay note un changement de ton. Si des chanteuses comme Lynda Lemay avaient parlé d’agression sexuelle dans le passé, il s’agissait de chansons intimistes, autobiographiques, provoquant l’empathie ou l’identification individuelle. «Alors qu’aujourd’hui on parle de #MeToo sur des refrains accrocheurs et entraînants, que les femmes reprennent en brandissant un doigt en l’air! Il ne s’agit plus de problèmes privés dont on guérit en privé, mais d’une véritable culture du viol devenu tout à coup visible. La musique pop crée une solidarité collective sur le plancher de danse – jusqu’en ligne, où ces chansons et vidéos se partagent.»

Liberté, égalité, Beyoncé

Si l’étiquette féministe semble avoir bien réussi à Angèle, dont les ventes de disques en France en 2019 ont dépassé celles de Johnny Hallyday, elle ne garantirait pas la popularité pour autant. «Il y a encore une pénalité à se revendiquer féministe, affirme Vanessa Blais-Tremblay. Les chanteuses qui peuvent se le permettre ont accumulé suffisamment de capital culturel parce que jeunes, minces, jolies. Et cela reste un phénomène en marge de la pop, là où elle s’hybride avec d’autres genres musicaux, qui n’a pas encore infusé les réseaux les plus mainstream. Avez-vous déjà entendu Céline Dion chanter sur les agressions sexuelles?»

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Il faut dire que se déclarer féministe pour une pop star, c’est prendre le risque de s’exposer aux interrogatoires des médias et aux polémiques. Beyoncé en sait quelque chose. Dès ses débuts au sein des Destiny’s Child, la chanteuse a régulièrement défendu les droits des femmes dans ses tubes R’n’B-pop, jusqu’à être érigée en symbole (avec un slogan, «Liberté, égalité, Beyoncé»). Trois ans après son célèbre Run the World (Girls), l’Américaine frappe fort aux MTV Video Music Awards de 2014 en interprétant son titre Flawless devant le mot «feminist» affiché en lettres lumineuses… le tout en dansant de manière suggestive dans un justaucorps échancré.

On lui reprochera alors de sexualiser son corps, la traitera de «féminisme light» voire, dans les mots de l’intellectuelle féministe bell hooks (sans majuscules à sa demande), de «terrorisme» car donnant un mauvais exemple aux jeunes filles. «Il y a cet empressement de juger, et de viser ce «féminisme pur» que pourtant personne ne définit! C’est un double standard impossible», souligne Melanie Marshall, musicologue à l’Université de Cork et spécialiste des questions de genre en musique. «Mais il est intéressant de constater que le degré d’inquisition varie et ce sont en particulier les artistes noires que l’on remet en question. Lady Gaga, par exemple, a été déclarée féministe avant même qu’elle ne s’affirme comme telle.»

Graine plantée

Autre critique: ces pop stars, avec leurs clips et leur merchandising, ne font-elles pas du féminisme un argument marketing, vidé de son sens? «Je ne suis pas fan de cet aspect commercial, admet Melanie Marshall. Mais pour une jeune de 17 ans, acheter un t-shirt de Beyoncé, c’est comme essayer un costume et voir comment on se sent dedans. Comme une graine qu’on plante et qui se développera peut-être avec les années.»

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Car là réside la force de frappe d’Angèle, Beyoncé ou Taylor Swift (grimée en homme macho dans son tout nouveau clip, The Man): inspirer la jeune génération, principale consommatrice de musique pop. «Une célébrité peut faire office de paratonnerre, note Melanie Marshall. Je vois souvent mes étudiantes s’emparer de ces conversations, de ces moments culturels pour explorer leur propre féminisme.»

Une prise de conscience qui fait son chemin mais qui, ironiquement, tarde à gagner l’industrie pop elle-même, encore dominée par les hommes et imprégnée de sexisme. Selon une récente étude de l’école californienne d’Annenberg, sur l’ensemble des nommés aux Grammy Awards de 2013 à 2020, seulement 11,7% étaient des femmes.