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La galanterie « à la française » est-elle une forme déguisée de sexisme ?

Bernard Giraudeau et Fanny Ardant dans le film Ridicule de Patrice Chéreau, en 1996. Allociné.

La libération de la parole féminine qui a accompagné le mouvement #MeToo ou les récents remous liés à la dernière cérémonie des Césars invitent à réfléchir sur l’histoire de la galanterie en France, et son influence sur la parole portée par des femmes. Inventée dans les salons du XVIIe siècle, la galanterie, dans sa forme actuelle, est-elle l’alliée ou l’ennemie de la libération des femmes ?

La naissance de la galanterie

La galanterie est née dans les salons où recevaient des dames de la noblesse : dès 1608, Catherine de Rambouillet, puis Madeleine de Scudéry, et M.M. de Lafayette ouvrent leur salon. Dans ces lieux de sociabilité, hommes et femmes se divertissent et s’instruisent : Pellisson, Voiture et Corneille y sont célébrés. La galanterie se développe alors comme un comportement social adopté par les hommes et les femmes, partageant la noblesse de « l’âme » et du sang.

La cour de Louis XIV travaille la distinction, le raffinement et l’art de plaire aux dames en reprenant des traditions de l’amour courtois et du livre du Courtisan de Castiglione, un modèle qui s’exporte en Europe. Pour orienter les mœurs vers plus de politesse et de respect des dames, on lit les romans à la mode et on en discute : L’Astrée d’Honoré D’Urfé, ou la Clélie de Madeleine de Scudéry. Avec La Carte de Tendre, on trace le parcours d’un galant amant qui veut rendre hommage à sa dame. La conversation adopte le naturel de l’expression des dames, par opposition au langage des pédants. C’est le rôle des dames d’éduquer les honnêtes hommes à moins de rudesse et plus de politesse.

La Carte de Tendre ou Carte du Pays de Tendre. BnF/Wikipedia

Une influence sujet de moquerie

Certains auteurs se moquent de ces prises de parole féminines et de cette influence accrue des femmes. C’est le cas de l’abbé de Pure avec La Prétieuse en 1656, Somaize, Dictionnaire des Prétieuses suivi par Molière, dans Les Prétieuses Ridicules en 1659. La mode des « précieuses ridicules » est lancée. Leurs héroïnes se piquent d’avoir des lumières de tout et n’entendent rien. Elles sont accusées d’avoir des prétentions nobiliaires et de vouloir régenter la sphère lettrée.

Les grandes dames lettrées, comme Madeleine de Scudéry, ou M.M. De la Fayette, loin de s’insurger contre ces images, en rient et proposent en retour des modèles de dames instruites mais sages, sans excès, valorisant la modestie et la douceur que l’on associe alors au sexe féminin.

Molière, avec L’Ecole des femmes, puis Les_Femmes savantes, rencontre un franc succès quand il met en scène l’affrontement de la jeune génération, galante, face aux anciens, prompts à enfermer les femmes. On rit des bourgeoises qui imitent les nobles ; elles idolâtrent un pédant ridicule, tandis que le mari est dépassé par les lubies scientifiques de sa femme (dans les Femmes Savantes).

A la fin du XVIIe siècle, la querelle des Anciens et des modernes divise la bonne société. Les modernes lancent avec des femmes la mode des contes de fées (Perrault, Mlle Lhéritier) et les anciens (Boileau, La Fontaine), défendent une culture de forme et d’héritage antique, à laquelle les femmes n’ont pas accès, faute d’éducation classique. Dans les salons du XVIIe, les femmes ont donc pu s’exprimer et parfaire leur éducation grâce à une « galante compagnie » ; un modèle français né à la cour de Versailles qui s’est même exporté.

Au XVIIIe siècle, la galanterie change de sens

Alain Viala a montré comment la galanterie avait évolué (dans La France Galante en 2008 et La Galanterie une mythologie française, 2019). L’idéal galant, cette éthique fondée sur le mérite personnel, l’esprit et le respect envers les dames, se diffuse peu à peu dans différentes classes sociales grâce aux Journaux, au théâtre (avec Marivaux notamment) et dans les arts.

Mais au XVIIIe siècle, il se réduit progressivement au libertinage. Le galant homme devient l’homme galant, l’adjectif change de place et la notion de sens. Dans les fêtes galantes de Watteau, le libertin courtise des femmes galantes qui abandonnent vite vertu et honneur.

Antoine Watteau, Fêtes vénitiennes, v. 1717. Watteau s’est lui-même représenté, assis, jouant de la musette de cour, à droite du tableau.

Certains dénoncent la galanterie comme un simulacre hypocrite : c’est pour Montesquieu le « mensonge de l’amour », pour Rousseau « le contraire du sentiment », pour Germaine de Staël « de la bassesse ». Simulacre de jeux de l’amour, la galanterie poursuit son chemin dans les salons du XVIIIe, où l’ironie est à la mode (on se souvient du film Ridicule).

La marquise Du Deffant, connue pour son esprit caustique, tient un grand salon. Voltaire lui présente sa compagne, la physicienne Emilie du Châtelet, souhaitant les voir devenir amies. Mais Marie Du Deffant dresse d’elle un portrait au vitriol : « Née sans mémoire, sans goût, sans imagination, elle s’est faite géomètre pour paraître au-dessus des autres femmes, ne doutant point que la singularité, ne donne la supériorité. » Le salon n’est pas forcément un lieu de solidarité entre femmes. Jalousie de la plus âgée faisant barrage aux élans de la plus jeune, elle condamne les discours de la passionnée de sciences.

Au XIXe siècle, on se moque des femmes qui prennent la parole dans les salons ; c’est le temps des « bas bleus ». Avec la Restauration, des discours invitant les femmes à ne pas pérorer dans les salons au nom du respect des règles de bienséance refont surface. La galanterie envers les dames n’est plus qu’apparence, elle est enseignée par des baronnes comme l’art de bien se tenir en société. Michelle Perrot l’expliquait dans l’émission « Lieux de mémoire » en 1996 :

« La galanterie n’est plus véritablement un rapport entre les hommes et les femmes. La galanterie va devenir une coquille vide. […] des mots, des gestes de plus en plus superficiels : ouvrir une porte, faire asseoir une dame, lui dire des compliments ».

Au XXe siècle, Simone de Beauvoir présente la galanterie française comme un système de domination des femmes, qui les empêche de s’exprimer et n’est plus qu’un modèle de séduction. Elle écrit dans Le Deuxième sexe :

« La femme est vouée à la galanterie du fait que ses salaires sont minimes tandis que le standard de vie que la société exige d’elle est très haut[…] il faut qu’elle plaise aux hommes pour réussir sa vie de femme. »

Giselle Halimi lui emboîte le pas dans La Cause des femmes (1973), même si elle dira plus tard qu’elle accepte la galanterie si hommes et femmes sont également galants.

Mona Ozouf, dans Les Mots et les femmes(1995), veut croire quant à elle que la galanterie et le féminisme peuvent se mêler et constituer une singularité française. Elisabeth Badinter semble du même avis, dans XY (1992) :

« Le rapport entre hommes et femmes en France est plus doux, plus solidaire, plus ­empreint de séduction que dans d’autres cultures européennes. Rien ne fait plus horreur aux Français, hommes et femmes, que la guerre des sexes ou la séparation physique entre eux. »

Que reste-t-il de la galanterie au XXIe siècle ?

Les anglo- saxons (Susan Fisk et Peter Glick) définissent la galanterie comme une sorte de « sexisme bienveillant », particulièrement insidieux car il invite avec des gestes aimables les femmes à se taire et à laisser les hommes agir pour elles.

Les féministes françaises sont divisées sur ce point depuis plus de 50 ans. La tribune sur le « droit d’importuner » publiée dans le Monde en 2018 ravive le débat dès ses premiers mots : « Le viol est un crime. Mais la drague insistante ou maladroite n’est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste. » Catherine Deneuve, qui avait participé en 1971 au « manifeste des 343 » (femmes avouant leur avortement), a rejeté ainsi avec Ingrid Caven, Catherine Millet et une centaine d’autres un féminisme qui fustigerait les hommes et diviserait les sexes, au nom du maintien d’une forme de la galanterie à la française.

La récente prise de parole liée au mouvement #MeToo et la 45e cérémonie des Césars mettent au jour de nouvelles divisions.

D’un côté, certaines icônes du cinéma, qui ont représenté en leur temps la liberté sexuelle et bâti leur carrière sur des images de galanterie au cinéma (Brigitte Bardot, Fanny Ardant). De l’autre, une jeune génération, soutenue par les deux sexes, essaie de faire entendre la voix des victimes d’agression et de harcèlement sexuel (Adèle Haenel, Swann Arlaud).

En jouant sur la dépendance des actrices à des sélections et à des prix pour progresser dans le métier, on les invite à se taire, leur parole est condamnée, si bien que même certaines associations féministes préfèrent garder le silence.

Dans le même temps, on produit des directives, des cours, pour éduquer les hommes et les femmes à des comportements non sexistes. On parle de rééduquer la société à plus de vraie civilité, comme au XVIIe, c’est même « une grande cause du quinquennat ».

Anciens et modernes s’affrontent toujours sur les modalités d’accès à la parole pour les femmes, et sur les comportements adéquats à l’égard des femmes, en particulier lorsqu’on est un homme. Mais aujourd’hui, la galanterie est associée aux anciens et, dans sa version héritée du XIXe, réduite à un jeu de séduction.

Pour maintenir « ce mythe de la galanterie » d’antan, il ne faudrait pas évoquer les sujets qui fâchent dans les salons de la bonne société, dissocier l’homme et l’œuvre. Mais comment, dans ces conditions, parler des violences sexuelles faites aux femmes ? Les femmes, même très en vue, n’auraient-elles pour seule solution que de « se lever et se barrer » ou de lâcher un laconique « écoeurée » sur les réseaux sociaux, en 2020 ?

En réalité, des solutions existent :

  • Condamner sévèrement le viol, tout en respectant la présomption d’innocence et en se méfiant de l’acharnement médiatique. Les tweets se diffusent vite, comme les pamphlets en leur temps.

  • Éduquer à bien distinguer jeux de séduction et harcèlement, et à la vraie civilité moderne, égalitaire : je tiens la porte en sortant du métro à tous, ou enseigner à dire : « non, ce n’est pas ma tasse de thé ».

  • Ne pas avoir peur de la parole féminine libératrice, déjà appelée de ses voeux par Hélène Cixous dans le Rire de la méduse. Nos autrices comiques françaises l’ont bien compris : Blanche Gardin (deux fois Molière de l’humour), Valérie Lemercier, Laura Laune, Claudia Tagbo, Nora Hamzaoui, Nicole Ferroni, Florence Foresti ou Caroline Vigneaux, – s’empressent de rire de tout, surtout d’elles-mêmes, et connaissent un franc succès. Au pays de Molière, c’est peut-être par l’esprit et le comique que nous savons le mieux dénoncer les travers de la société.

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