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En tête à tête avec Christiane Taubira: "Ce sont les femmes qui permettent aux sociétés de fonctionner"

En tête à tete avec Christiane Taubira: "Ce sont les femmes qui permettent aux sociétés de fonctionner"

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Par Safia Kessas

Les Grenades lancent "En tête à tête", une série de grands entretiens sous forme de podcasts avec des femmes politique, sociologue, philosophe, historienne, ou autrice pour essayer de comprendre la crise sanitaire que nous sommes en train de vivre.

Tous les épisodes sont disponibles ici.

EPISODE 1: Christiane Taubira

Femme politique, députée, députée européenne, candidate à la présidence française, garde des sceaux, porteuse de la loi pour le mariage pour tous, écrivaine, amoureuse des mots, mélomane, fan de jazz et grande insomniaque. Christiane Taubira exhorte les intellectuels à assumer leur rôle pour repenser le monde d’après, un monde qu’elle espère plus juste.

Interview : Safia Kessas

Où êtes-vous et que faites-vous pendant ce confinement ?

Confinée à Cayenne en Guyane. L’ensemble de la planète est maltraité par nos activités, nos comportements, nos égoïsmes Le plus important, pendant ce confinement, c’est de conserver de la décence.

Qu’entendez-vous par décence ?

J’entends des personnes se plaindre. Je suis moi-même une semi-nomade, j’ai toujours beaucoup bougé. La sédentarité est pour moi un apprentissage nouveau.

Et que vous enseigne cette période nouvelle ?

Cette sédentarité me rappelle que nous ne sommes pas égaux.

L’épidémie mondiale agit aussi comme un révélateur des inégalités et donc aussi des discriminations ?

On entend dire "nous sommes égaux parce que tout le monde est touché, tout le monde est exposé .  Lorsque des familles se retrouvent dans des petits appartements avec des enfants, obligées de leur enseigner, de faire éventuellement un télétravail ou de se demander comment on va pouvoir finir le mois tandis que d’autres circulent dans de beaux appartements, non, nous ne sommes pas égaux. Nous nous précipitons aux urgences parce que nous n’avons pas d’autres choix alors que d’autres appellent un ami professeur de médecine. Tout ceci nous ramène à toutes les inégalités que nous vivons tous les jours et qui sont une honte dans la mesure où, aujourd’hui, nous voyons bien que ces inégalités ont des solutions mais, par égoïsme, nous n’apportons pas les solutions.


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Comment analysez-vous l’absence de décision dans la gestion de la crise vis-à-vis des plus faibles ?

Les forces de progrès politique n’ont pas été capables de renouveler la pensée qui puisse nourrir des idéaux et les légitimer et ce, depuis pratiquement une quarantaine d’années. Les inégalités sont là, elles sont devenues ordinaires et normales. Cette crise oblige à se rendre compte de certaines inégalités.

Il y a des tas de métiers où ce sont les femmes qui permettent à la société de continuer à vivre, de ne pas s’assoupir et de ne pas "crever"

Par rapport à cette crise actuelle, comment voyez-vous ce monde d’après ? Est-ce une porte ouverte vers un avenir qui sera plus égalitaire ou est-ce que ce sera plutôt le retour de flammes encore plus violent vis-à-vis des dominé.e.s ?

Toutes les hypothèses sont possibles. Soit nous prenons conscience que nous avons vécu une épreuve collective extrêmement dure mais qui nous a interpellé sur notre mode de vie, notre comportement quotidien et peut-être alors serons-nous capables de féconder un autre monde en évacuant l’ordre inégalitaire, l’ordre des injustices, l’ordre égoïste, l’ordre de l’économie. Mais lorsqu’on entend les discours sur la machine économique qui s’enraye, les inquiétudes sur la chute des prix du pétrole, etc..., on peut se dire que le pire reste possible.


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Il faudrait permettre l’émergence de nouvelles valeurs qui sont au cœur du modèle sociétal aujourd’hui, comme par exemple ces femmes en première ligne face à la maladie. Ne doit-on pas s’en inspirer pour ce monde d’après ?

Ce sont les femmes qui permettent aux sociétés de fonctionner, ce sont elles, souvent pauvres et racisées, qui assurent à très bas prix l’hygiène collective dans les sociétés. L’urgence est dans l’action, dans la mise en place de politique de protection, l’urgence n’est pas dans la cogitation sur ce qui imprègne les modes de pensée des hommes de pouvoir.

On est à la fin d’un cycle ?

Oh, si cela pouvait être vrai.... Mais le rapport de force est là, le pouvoir masculin, mâle et patriarcal est là, il va s’accrocher. Si nous n’avons pas de stratégie de renversement et de capacité à rendre limpide et stimulante une alternative à notre mode de vie, ce qui va primer, cela va être l’urgence et l’urgence, cela va être de refaire partir l’économie.

Quand vous entendez Emmanuel Macron, qui utilise une terminologie guerrière pour parler de la situation, est-ce que c’est une façon déjà de s’accrocher au pouvoir, de maîtriser encore une situation qui lui échappe complètement ?

Chez les hommes de pouvoir, c’est un réflexe tout à fait normal de s’accrocher au pouvoir, de faire des démonstrations de force. Mais je crois que l’on a là une occasion extrêmement intéressante de constater comment un homme réagit à cette épreuve et d’émettre des hypothèses parfaitement vraisemblables de la façon dont des femmes auraient réagi à cette épreuve. Il est tout à fait prévisible d’entendre un discours guerrier, martial, militaire avec, en toile de fond, une espèce de démonstration virile mais je crois très probable que les femmes au pouvoir auraient pris le sujet sous un autre angle. Elles auraient très vite montré les potentialités que nous avons au sein de la société de renforcer très vite notre capacité de soins. Ce sont les femmes qui sont caissières et qui continuent à aller travailler. Ce sont les femmes qui, majoritairement, sont infirmières, travaillent à la poste et continuent à assurer des services. Les femmes au pouvoir auraient pu remonter les ressorts que nous avons dans la société pour faire face plutôt que de se laisser aller à un langage guerrier.

Dans le huis clos des immeubles, les personnes qui cumulent le sexisme, le racisme, l’homophobie, sont plus exposées parce qu’elles sont loin des structures de protection

Vous pensez déjà à cette question que l’on vous a posée sur 2022 et l'élection présidentielle en France ?

La forme la plus simple à imaginer, c’est d’être candidate en 2022. On m’y ramène constamment. Ce n’est certainement pas le plus simple pour moi mais je ne m’interdis pas de me dire qu’il y a peut-être des choses qui vont se dégager, qu’on n’imagine pas aujourd’hui et qui nous offriront l’opportunité de faire des choses ensemble et de bouleverser l’ordre actuel qui, pour moi, est un grand désordre.

Par rapport à cette pandémie, quelle est la situation spécifique en Guyane ?

Nous avons une situation qui laisse croire que les choses ne sont pas dramatiques dans la mesure où les premières contaminations ont été détectées sur des personnes qui revenaient d’un pèlerinage dans l’est de la France, qui est le bassin le plus touché, que ces personnes ont contaminé assez peu de personnes autour d’elles, que la plupart d’entre elles sont déjà guéries. Nous sommes dans une situation géographique objectivement isolée.

Le pouvoir masculin, mâle et patriarcal est là, il va s’accrocher

Est-ce que cette crise pourrait permettre le retour de l’Etat-Providence ?

Cela me paraît indispensable pour la France mais pour d’autres pays également. Après la crise de 1929, l’Etat-Providence a été perçu comme la solution possible à des crises, à des situations d’inégalités criantes, à des situations de détresse collective. Il s’agit de la capacité et de la volonté de la part de l’état de venir en aide à des personnes qui sont vulnérables ou affrontent un accident de la vie. L’Etat-Providence, c’est la démocratie au sens de la préoccupation de l’ensemble des citoyens d’une société.

Avec cette crise, est-ce que ce ne sera pas difficile de revenir sur n’importe quelle politique d’austérité que ce soit, en tous cas dans les soins de santé ?

Cette épreuve aura invalidé les politiques d’austérité. Elle aura contraint les états et, notamment, les plus prospères à penser différemment. Il s’agit aujourd’hui de construire un argumentaire crédible et, pour une fois, le concret va précéder l’abstrait. La pratique va précéder la théorie. Il faut donner des armes à ceux qui auront de la bonne volonté pour reconsolider l’Etat-Providence.

Que répondez-vous à ceux qui disent que ce n’est pas le moment de critiquer ? Il faut rester unis, cette maladie touche tout le monde sans distinction.

On peut être unis tout en gardant de la distance critique. Etre créatif, commencer  à construire des alternatives. Il faut être solidaire, dire que le confinement doit être respecté, il faut mettre en application les mesures prises mais cela ne m’empêche pas de conserver un esprit critique. C’est un devoir de conserver cette capacité d’analyse, de conserver sa distance critique, c’est de cette façon que l’on est utile à la société. Il y a des choses sur lesquelles on a encore des doutes, on n’a pas de certitude, il faut avoir l’honnêteté de le dire.

Les questions du féminisme ne sont plus la priorité en ce moment. Que répondez-vous à cela ?

Au contraire, cette épreuve nous rappelle que les inégalités sont là. Le virus touche tout le monde mais pas de la même façon. Les conséquences de toutes les décisions qui sont prises pour endiguer ce virus, comme par exemple être confinés chez soi, cela expose les femmes beaucoup plus que les hommes, les personnes vulnérables plus que les autres. Dans le huis clos des immeubles, les personnes qui cumulent le sexisme, le racisme, l’homophobie, sont plus exposées parce qu’elles sont loin des structures de protection. Il y aura probablement de nouvelles victimes parce que le confinement va faire baisser les capacités de maîtrise et les violences vont surgir dans des maisons où il faut supporter tout le monde.

On sent bien que le discours sur l’inégalité est un peu inaudible sauf sur la question des violences où les femmes sont victimisées. Les femmes ont pratiquement disparu des antennes, ce sont les hommes qui dirigent. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Il faut désarticuler les mécanismes qui excluent les femmes. Il y a des tas de métiers où ce sont les femmes qui permettent à la société de continuer à vivre, de ne pas s’assoupir et de ne pas "crever".

Il faut être solidaire, dire que le confinement doit être respecté, il faut mettre en application les mesures prises mais cela ne m’empêche pas de conserver un esprit critique

Dans la question du pouvoir, comment permettre aux femmes de regagner du terrain ? Elles sont complétement invisibilisées.

Si les femmes qui font vivre notre société disparaissent, on est morts. La question, ce n’est pas la mobilisation des femmes, c’est l’identification des mécanismes qui excluent les femmes. Il faut faire en sorte que les femmes accèdent au pouvoir, exercent le pouvoir.

Vous lisez énormément. En cette période de sédentarité obligée, que conseillez-vous comme lecture aux personnes qui nous écoutent et qui ont envie de repenser la société ?

Je conseillerais aux personnes de lire ce qui leur fait du bien.
En ce moment, il faut plus se donner du bonheur de la lecture que de la lecture utile.
Il faut se faire plaisir, il faut lire des romans d’amour - mais d’amour de qualité, se donner du bonheur....

Les Grenades en tête à tête avec Christiane Taubira

En tête à tête avec Christiane Taubira

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