Il aurait dû sortir en mars, mois de célébration des droits des femmes. Un symbole. Mais la pandémie mondiale de Covid-19 l'a repoussé, comme des centaines d'autres films. Enfin en salle depuis ce lundi 22 juin, Be Natural est un documentaire de l'Américaine Pamela B. Green, consacré à la vie et l'oeuvre monumentale d'Alice-Guy Blaché, considérée comme la première femme cinéaste de l'Histoire. Mais son nom ne vous dit sans doute rien.

Pourtant présente dès les prémices du 7e art, au tout début du XXe siècle, et malgré des centaines de films à son actif, cette Française décédée en 1968 dans le New Jersey demeure inconnue dans la culture populaire, notamment parce qu'elle a été oubliée, voire snobée, par de nombreux historiens du cinéma. 

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Alice Guy-Blaché, pionnière du cinéma oubliée

Narré par Jodie Foster, soutenu par des pontes du cinéma, dont Robert Redford, présenté au Festival de Cannes en 2018, Be Natural offre un récit biographique et militant, visant à réparer cette injustice, et redonner à la cinéaste française le mérite qui lui revient.

Technicienne aguerrie, Alice Guy-Blaché a bien fait partie des pionniers du cinéma, travaillant pour Gaumont avant de se lancer en solo. Elle a aussi été l'une des premières à imaginer le 7e art comme un outil pour raconter des histoires, et à recourir à des techniques novatrices comme le gros plan, le son synchronisé, et la coloration. Progressiste, elle a traité d'enjeux sociétaux comme le féminisme, l'antisémitisme, les religions, le racisme, la guerre. Femme d'affaires, elle a aussi réussi à gagner sa vie en montant son propre studio de tournage, aux États-Unis.

Mais son élan a été brisé par un divorce houleux, des proches dont il fallait s'occuper, et l'arrivée de Wall Street dans le cinéma, laissant les femmes sur le carreau. Les historiens ont manqué de la mentionner, tandis que ses films se sont disséminés aux quatre coins du monde, la faisant peu à peu tomber dans l'oubli. Dans un extrait d'interview poignant, la cinéaste, en fin de vie, revient sur ses regrets et révèle rédiger ses mémoires. Résignée, elle est cependant persuadée que "ça n'intéressera personne".  

Rencontre avec Pamela B. Green

En mars, Marie Claire avait pu rencontrer Pamela B. Green, cheffe monteur et productrice travaillant à Hollywood depuis des années. Pendant dix ans, elle s'est muée en détective, afin de remonter le fil de la vie d'Alice Guy-Blaché, et retrouver des dizaines de films perdus dans différents pays. À la clé, des rencontres de passionnés instructives, et des documents inédits et émouvants.

Marie Claire : Pourquoi avoir fait ce documentaire ?

Pamela B Green : En France, peu de gens ont écrit sur Alice Guy-Blaché. Aux États-Unis, certains historiens se sont intéressés à elle, mais il s'agit surtout de travaux académiques. Avec ce documentaire, j'espère rendre sa vie plus accessible. Je ne voulais pas faire qu’une leçon d'Histoire, je pense y avoir mis autre chose.

J’y ai mis beaucoup de passion. J’ai investi de l’argent et j’ai fini par lancer un Kickstarter, où 3840 personnes ont fait des dons. L’argent permettait aussi de restaurer des films retrouvés pendant le tournage. En tout, on a fini par en compter plus de 150. La compagnie de production de Geena Davis l’a repéré, et en a parlé à d’autres personnes. Beaucoup de femmes ont donné de l’argent pour faire ce documentaire. Jodie Foster était la douzième personne que j’avais contactée pour faire la voix off, et elle a dit oui tout de suite.

Comment avez-vous eu connaissance de son existence ?

Ça a été un coup de chance. Jusqu'alors, j'avais toujours eu beaucoup de succès dans ma carrière. J'étais heureuse, mais il me manquait quelque chose. Quand j'étais petite, je m'étais dit que je voulais faire quelque chose qui puisse changer le monde, le rendre meilleur. Un jour, en regardant la télévision, je suis tombée sur un documentaire intitulé Reel Models [jeu de mots sur rôle-modèle, avec le terme "reel", qui signifie "bobine" en anglais, ndr], produit par Barbra Streisand, où des actrices comme Hilary Swank parlaient de leurs idoles féminines au cinéma.

Parmi elles, Shirley McLaine parle d’Alice Guy-Blaché. Et moi j’étais bouche-bée devant la télévision. Elle a fait beaucoup de films : OK. Elle a fait des films avec prise de son : OK. Elle avait son propre studio ? Là je me suis dit que ce n’était pas normal que quelqu’un ait pu tout faire !

Je suis allée sur Wikipédia, mais il n'y avait pas beaucoup d’informations. Comme n'importe qui s'intéressant à un sujet, j'ai demandé des renseignements à d'autres personnes. Mais je ne trouvais rien ! À l'époque, je travaillais avec Robert Redford, qui ne la connaissait pas non plus. Et ça l'a rendu fou ! Alors qu'il m'appelait pour parler du nouveau film sur lequel on travaillait tous les deux, il m'a demandé ce que je comptais faire. Là, je lui ai dit qu'il n'y avait pas de documentaire récent sur elle, mais que je pensais pouvoir trouver de nouvelles informations. Et dix ans plus tard, me voilà ici !

Dans le film, vous dites qu’à force de découvrir des choses sur elle, vous l’avez humanisée. C’était important de parler aussi de sa vie, de sa personnalité ?

Oui. Je n'ai pas fait d'études d’histoire du cinéma, mais quand j'ai appris son existence, cela m'a rendue triste de voir que si peu de personnes la connaissaient. Tout le monde devrait la connaître ! Je voulais aussi parler de sa vie. Quand on commence le film, on fait sa rencontre, et quand le film est terminé, on a l'impression qu'on l'a rencontrée.

Cela m'a rendue triste de voir que si peu de personnes la connaissaient

J’ai été en colère en regardant le documentaire face à sa mise à l'écart du cinéma. Ressentez-vous cela également ?

Oui, j'ai fait ça pour elle. Il faut être un peu folle quand même, pour faire ce film, qui a pris dix ans de ma vie. Mais quand j’ai vu son visage, je me suis dit : "Allez Alice, je vais faire ça pour toi, mais aussi pour l’Histoire". Car j'aime beaucoup l'Histoire, l'histoire de l'art, et les histoires de détectives. [...] Tout cela mélangé donne le film.

Votre film explique qu'en plus d'être l'une des premières cinéastes femme, Alice Guy-Blaché a été à l'origine de certaines nouvelles techniques de tournage ou scénaristiques. Comme le recours au gros-plants ou l'utilisation de la narration.

Elle n'a pas forcément été la première, mais en tout cas, une des toutes premières personnes à avoir utilisé ses nouvelles techniques. C'était une pionnière.

Son parcours montre aussi, contrairement à ce qui est encore souvent pensé, que la technique n'est pas un obstacle pour les femmes.

Elle estimait que la technique ne posait aucun soucis aux femmes. Elle ne comprenait pas pourquoi il y avait si peu de femmes productrices. C'est comme les petites roues quand vous apprenez à faire du vélo. Elle s'est très vite lancée toute seule, car elle essayait tout. C’est extraordinaire. Elle maîtrisait la technique, c’était une auteure, elle comprenait les gros plans, le recours aux figurants…

C’est incroyable, tout ce qu’elle a fait. Elle a travaillé pendant 22 ans dans le cinéma, et ça n’arrive plus aujourd’hui. Elle était très complète dans son approche du cinéma. Tous ses films ne sont pas jolis, mais elle essayait, elle s’entraînait à devenir toujours meilleure. Elle savait tout faire, comme les gens qui font des films indépendants. C’était une femme d’affaires [rires].

Elle savait tout faire, comme les gens qui font des films indépendants

Vous interrogez quelques réalisateurs ou acteurs, comme Andy Samberg (Brooklyn 99, Saturday Night Live), qui dit : "Finalement, on n’a rien inventé, tout était déjà là à l’époque."

J'ai voulu montrer que dans la caméra, elle a vu un nouveau gadget avec lequel s'amuser, essayer des choses. Et je veux que les gens prennent conscience de cela, qu’on fonctionne encore comme ça aujourd’hui.

Dans la caméra, elle a vu un nouveau gadget avec lequel s'amuser

Certains de ses films traitaient des inégalités de genre, comme Les conséquences du féminisme (1906), où elle inverse les rôles entre hommes et femmes. Ce qu'elle y dénonce peut encore l’être aujourd'hui ! D'où lui venait cette pensée féministe progressiste ?

Quand elle était petite, elle a vu sa mère travailler dans le magasin de son père. Quand il est mort, elle a dû s'occuper de sa mère, qui travaillait ensuite dans une maternité. C'était important pour elle de bien gagner sa vie pour subvenir à ses besoins. Je ne sais pas si on acquiert toujours ce genre de choses chez ses parents. Je pense que l'on naît comme ça. Et puis, c'était une survivante, elle s’est toujours battue pour réussir. Elle était aussi très passionnée par l’Histoire et la marche du monde, comme les sujets concernant l’antisémistime ou l’immigration. Elle a fait un film avec un casting entièrement composé de personnes noires, un autre où elle parle d’avortement… On voit des femmes dans la montagne, à cheval… Elle voulait les montrer dans différentes situations.

Le documentaire rappelle qu’au début du cinéma, énormément de femmes réalisatrices étaient présentes. Où sont-elles passées ?

En 1920, Wall Street est advenu, et les financiers ont compris qu’il était possible de faire de l’argent avec le cinéma. C’est là que les femmes en ont été mises de côté, et des hommes ont pris leur place. L’industrie a changé. De son côté, Alice Guy-Blaché a presque 50 ans à cette époque, elle est divorcée, n’a pas d’argent pour son travail, sa mère est malade… Elle rencontre alors beaucoup de difficultés.

Déjà à cette époque, on a commencé à estimer que le public n’avait pas envie de voir des films réalisés par des femmes, qu’ils ne seraient pas rentables. Pourquoi ?

C’est du sexisme, de la misogynie. C’est la même chose aujourd’hui. Je vis aux États-Unis, où notre président est un homme. À la dernière élection, cinq femmes ont candidaté, c’était du jamais-vu. Aujourd’hui, on se retrouve avec deux vieux hommes. Hier soir, Hilary Clinton a dit dans une interview que c’était un pincement au coeur qui se transmet de génération en génération. Ça change, mais très doucement. C’est comme la Segrada Familia, en Espagne, ce n'est jamais fini. [rires]

Ce documentaire pourra peut-être ouvrir la voie à d'autres femmes dans le cinéma. Les femmes progressent dans de nombreux domaines. Comme le dit Elizabeth Warren, il faut persévérer. Elles ont beaucoup de patience, mais moi, non [rires]. Ça va très doucement. Je voudrais voir beaucoup de changements de mon vivant.

Dans un extrait d’interview que vous montrez, Alice Guy-Blaché dit qu’elle n’a pas beaucoup souffert aux États-Unis en tant que femme, mais en France, oui. Comment l’expliquez-vous ?

Il y a un gros problème dans ce pays. Il m'est arrivé de téléphoner à des historiens du cinéma français, qui m'ont raccroché au nez, en me disant que de toute façon je ne connaissais rien à l'histoire du cinéma, que je racontais n'importe quoi, que je connaissais rien au documentaire.

Il y a pourtant beaucoup d’erreurs qui ont été faites dans les livres retraçant les débuts du cinéma. Cela m'a beaucoup fâchée. Je pense que le fait que je suis une femme et que je suis américaine, a fâché quelques Français, qui auraient préféré qu’une autre Française enquête sur Alice Guy-Blaché. Mais c’est un monde libre. Elle est morte en 1968, et toi qu'est-ce que tu as fait ? Moi, j'ai sacrifié dix ans de ma vie, j'ai fait des recherches, j’ai des preuves. Je veux qu’ils voient que j’ai fait mon travail. Si elle avait été un homme, cela aurait été différent. Parfois, en France, je lis des choses fausses sur elle, bonnes pour la poubelle. J’ai fini par devenir protectrice d’Alice Guy. Elle devrait être traitée comme Scorcese ou Hitchcock.

Des historiens du cinéma français m'ont raccroché au nez

Diriez-vous qu’elle a été méprisée, qu’elle l’est encore ?

Elle a fait des jaloux, et elle n'a pas été prise au sérieux. Il y a du sexisme là-dedans, et de l’agisme.

Quand elle est rentrée en France, le cinéma semblait l'avoir oubliée.

Ses enfants n'aimaient pas quand elle travaillait dans le cinéma, car elle était souvent absente. Il faut se rendre compte qu’à l’époque, c'était nouveau. Il n’y avait ni Twitter, ni Facebook, ni les mails, ni les textos. Elle voyageait beaucoup, elle était difficile à trouver. Quand un journaliste devait retranscrire les débuts du cinéma, Gaumont lui a demandé de la contacter, mais il ne l’a pas fait ! À mon niveau, je vis la même chose. Souvent, mon nom n’est pas mentionné dans les papiers qui parlent du documentaire, même une fois qu’il avait été présenté à Cannes ! Il faut être persistante.

A-t-elle été oubliée ou l'a-t-on volontairement mise de côté ?

Les deux. On l’a oubliée, mais les gens ont aussi été, pour certains, paresseux. Et puis, ses films se sont éparpillés, et le cinéma a fini par oublier. Maintenant, elle est en train d’être réhabilitée à travers le monde. Je vois une grande différence, notamment parce que Cannes a cru en nous et nous a mis en avant.

Dans le cinéma actuel, il y a beaucoup de discussions autour de l’importance du female gaze, le fait de réfléchir à une manière plus diversifiée et authentique de mettre en avant l’expérience des femmes. Avait-elle cet objectif lorsqu’elle tournait ?

Je pense, oui. Elle avait de l'avance ! Elle a vu cet enjeu avant nous. Si on avait vu ses films réalisés il y a si longtemps, le cinéma serait différent aujourd'hui. À la Femis, il y a une salle Alice Guy-Blaché, mais personne ne sait qui elle est ! C’est dégueulasse. Tous les étudiants en histoire du cinéma devraient apprendre qu'il a commencé à la fois avec des hommes et des femmes, et qui elle est. Point barre.

Y a-t-il un moment qui vous a particulièrement émue pendant vos recherches ?

Deux semaines avant la sortie du documentaire à Cannes, quelqu’un nous a dit avoir trouvé des épreuves photo de La Passion du Christ (1906), et des images du tournage à Fontainebleau. Il fallait payer 700 euros pour les voir. Mais c’était bien ça. Ça permet de prouver que c’est bien elle qui a réalisé ce film, pas son assistant, contrairement à ce qui est dit. C’était une forme de justice.

Quels retours avez-vous eu sur le documentaire ?

Une fois que je l'ai terminé, je me suis sentie un peu timide. J'avais l'impression que j'avais peut-être fait tout ça pour rien. Mais j'ai commencé à recevoir des mails d'étudiantes, par exemple, qui me disait que le documentaire avait changé leur vie. J’ai fait ça pour l’Histoire, pour Alice Guy, pour encourager les femmes à faire ce qu’elles veulent. Si cette femme a fait quelque chose en jupe et corset, alors qu’elle ne pouvait même pas voter, nous, on ne peut pas se plaindre. Et changer l’Histoire, c’est plutôt cool. Si on inscrit ça sur ma tombe, je serai contente.

Be Natural, l'histoire cachée d'Alice Guy-Blaché, de Pamela B. Green, Splendor Films, en salle le 22 juin