Julie Turcotte, 43 ans, a toujours travaillé dans l’hôtellerie. Chez DoubleTree au Complexe Desjardins à Montréal, où elle travaillait depuis 14 ans, elle s’occupait des ventes. Sa vie se passait en talons et en tailleur, avec des gens de partout. Elle adorait ça. Tout comme elle adorait rentrer chez elle tranquille à Greenfield Park où l’attendait sa famille. Julie a deux filles de 7 et 9 ans. Un mari travaillant dans les ventes aussi. Une vie où tous les morceaux s’emboîtaient pour le mieux.

Et puis est arrivé le virus. Des congrès annulés les uns après les autres. L’hôtel vide. Quelques jours de télétravail suivis de mises à pied.

Du jour au lendemain, dit-elle, tout a basculé.

« De femme d’affaires, je suis devenue femme au foyer. Ça a été ça, le plus dur. »

Cette perturbation totale, devenir prof de ses enfants à domicile, ne plus aller en ville, vivre en mou sans savoir de quoi serait fait l’avenir, ne faisait pas partie de ses projets de vie.

Julie Turcotte est un des visages derrière les chiffres d’une étude troublante effectuée par des économistes de la RBC, où on apprend que la crise causée par le virus frappe de plein fouet, de façon historique, les femmes sur le marché du travail.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Julie Turcotte

Un recul jamais vu.

« Nous sommes revenus à des niveaux qu’on n’avait pas vus depuis les années 80 », explique en entrevue Carrie Freestone, économiste chez RBC Economics, l’une des auteures de la recherche.

Ce qui désarçonne le plus, ajoute-t-elle, c’est que l’avant-dernier rapport publié par son équipe, un groupe d’économistes au sein de l’institution financière qui suit le progrès des femmes, traçait un portrait super encourageant d’une situation en progrès constant. Les femmes avançaient.

Là, c’est comme si les travailleuses, jouant au jeu des serpents et des échelles, avaient été forcées de dégringoler radicalement, alors qu’elles se rapprochaient de plusieurs objectifs.

En avril, le taux d’emploi des femmes au sein de la population canadienne était de 55 %, alors qu’en mars, il était de 61 %. Les économistes ont calculé qu’un million et demi de femmes avaient perdu leur emploi.

Les femmes ont été plus durement touchées que les hommes pour plusieurs raisons. Notamment parce que plusieurs des secteurs qui ont continué à bien performer durant la crise sont des secteurs aux emplois surtout masculins. On pense aux technologies, par exemple. Et aussi parce que les secteurs frappés où les hommes sont majoritaires – le secteur manufacturier et celui de la construction – ont repris plus rapidement que ceux où les femmes sont plus présentes, comme la restauration, l’hôtellerie, la vente, l’éducation et les soins.

Et l’avenir est inquiétant, note l’économiste.

Pourquoi ?

Parce que la crise touche un des besoins les plus fondamentaux des femmes qui veulent être sur le marché du travail : la garde des enfants.

On l’a vu au Québec quand le réseau des garderies publiques a été mis sur pied il y a plus de 20 ans : les statistiques sur l’emploi des femmes ont tout de suite grimpé, notamment chez les moins fortunées, pour qui faire garder leurs enfants dans l’ancien système n’était pas rentable. Dès le départ, le groupe qui a le plus profité des CPE était celui des mères seules vivant de l’assistance sociale.

Et aujourd’hui, on voit une tendance semblable. Chez les mères qui élèvent leurs jeunes enfants seules, le taux d’emploi est tombé de 12 % avec la crise, contre 7 % chez les pères à la tête de familles monoparentales. Chez les pères de famille de petits du même âge, le taux d’emploi est tombé de 4 %.

Parce que leurs secteurs d’emploi reprennent mieux. Mais aussi parce qu’ils ne sont pas autant affectés par l’incertitude concernant la garde des enfants.

Les emplois reviennent, mais les femmes n’en profiteront pas autant.

« On ne sait pas ce qui va arriver et si quelqu’un devra être à la maison », explique Mme Freestone. Et cette interrogation, ce sont les femmes qui l’intègrent à leurs choix.

Est-ce que les enfants pourront retourner sur les bancs d’école, dans les garderies, dans les services de garde ? Est-ce que les gardiennes à domicile seront au poste ? Est-ce que les activités parascolaires seront ouvertes ? Tout ça permet aux mères de travailler.

Parce que même si les pères de 2020 ne sont plus comme ceux des années 1950, une réalité demeure. Les femmes en font plus quand il est question de garde d’enfants.

Ce n’est pas que les pères n’aident pas, explique Julie Turcotte, qui est d’accord avec la constatation des économistes de la banque. « C’est qu’il faut leur demander. »

C’est le déséquilibre de la fameuse « charge mentale », qui affecte les décisions des femmes de retourner sur le marché du travail ou pas.

D’ailleurs, Julie Turcotte ne cherche pas un nouvel emploi actuellement. Son mari, oui.

Elle attend de voir ce qui va arriver au secteur hôtelier.

Elle se demande si elle ne devrait pas aller faire des études en nursing, elle qui a toujours rêvé d’être infirmière.

L’avenir est flou.

« Je prends ça au jour le jour », dit-elle.

Mais elle s’ennuie de sa vie d’avant.

De ses talons hauts.

De faire autre chose qu’être à la maison.