C'était le temps où, en France, une adolescente violée par un garçon de son lycée était poursuivie en justice pour avoir avorté à la suite de ce viol. C'était en octobre 1972, il y a cinquante ans. 

Marie-Claire Chevalier, l'accusée âgée de 17 ans, est alors défendue par Gisèle Halimi, avocate de renom et militante engagée pour le droit à l'avortement. La seule avocate à signer, un an plus tôt, le Manifeste des 343, cet appel publié par Le Nouvel Observateur pour la dépénalisation et la légalisation de l'IVG, rédigé par son amie Simone de Beauvoir avec qui elle fondait, cette année-là, le mouvement Choisir la cause des femmes.

Celle qui, adolescente, deviendra malgré elle le symbole de la lutte pour la légalisation de l'avortement en France, est décédée le 23 janvier 2022, des suites d'une longue maladie, à 67 ans.

Marie-Claire, adolescente violée

Gisèle Halimi plaide aussi pour la mère de Marie-Claire, jugée pour complicité, puisqu’accusée d'avoir aidé son enfant à avorter.

Vidéo du jour

Modeste employée de la RATP qui élève seule ses trois filles avec 1500 francs par mois, Michèle Chevalier ne peut accepter en 1971 la proposition d'un gynécologue, qui accepte d'avorter sa fille pour 4500 francs.

Elle s'adresse alors à une collègue de la ligne 9 du métro, qui s'était elle-même avortée. Cette dernière pratique l'intervention, pour 1200 francs, mais Marie-Claire fait une hémorragie. Sa mère la conduit à l'hôpital. Elle doit alors régler d'autres frais, également à hauteur de 1.200 francs.

Attaquer l'injustice de la loi de 1920, à l'heure où des Françaises qui en ont les moyens partent avorter à l'étranger.

Marie-Claire a été soignée et l'histoire aurait pu se terminer ici. Mais le camarade et violeur de la lycéenne est arrêté quelques semaines plus tard. Il est soupçonné d'avoir volé des voitures. Dans l'espoir d'être relâché par les policiers qu'il aurait aidé, il dénonce sa victime pour son geste, à l'époque illégal. Plusieurs policiers débarquent au domicile des Chevalier et menacent la mère de l'incarcérer avec sa fille si elle n'avoue pas. Alors elle avouera, immédiatement.

Marie-Claire et Michèle Chevalier, ainsi que trois collègues de cette dernière qui l'ont aidée, sont mises en examen.

La stratégie du procès politique de Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir

Situation désespérante dans laquelle le seul espoir est le souvenir du nom de cette avocate, Gisèle Halimi. Michèle Chevalier l'a retenu après avoir emprunté à la bibliothèque de la RATP Djamila Boupacha (Gallimard), l'ouvrage de Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir sur cette Algérienne de 23 ans défendue par l'avocate. Militante du FLN, accusée d'avoir posé une bombe à Alger, elle avait été violée et torturée par des parachutistes français durant sa détention.

Les femmes poursuivies contactent alors l'avocate, qui accepte de les défendre. Mais à la condition qu'elle et son acolyte De Beauvoir puisse faire de ce procès un évènement politique. L'idée du binôme féministe : ne pas s'excuser pour l'avortement, alors interdit, mais attaquer.

Attaquer l'injustice de la loi de 1920, à l'heure où des Françaises qui en ont les moyens partent avorter à l'étranger, tandis que les plus pauvres prennent de graves risques en avortant dans la clandestinité et des conditions sanitaires désastreuses. La preuve avec Marie-Claire et ces employées de la RATP.

Michèle Chevalier accepte la stratégie des deux militantes féministes et, dès sa première rencontre avec le juge d'instruction, lui rétorque : "Mais, Monsieur le juge, je ne suis pas coupable ! C'est votre loi qui est coupable !".

Un engouement médiatique et de précieux soutiens

Au lendemain de mai 68, "L'affaire Marie-Claire" pour certains journalistes, "Le procès de Bobigny" pour le reste de la presse, est largement médiatisé, suivi à échelle nationale. Ce second surnom donnera d'ailleurs le titre au téléfilm sur l'affaire réalisé en 2006 par François Luciani et dans lequel Anouk Grinberg interprète Gisèle Halimi, et Sandrine Bonnaire, la mère de Marie-Claire.

Des colonnes de L'Humanité aux Unes du Figaro, des voix diverses défendent à l'époque "Marie-Claire", présentée sans nom de famille, ce qui, ironiquement, la rend familière aux lecteurs, à l'opinion publique qui va basculer, grâce à cette affaire, sur la question du droit à disposer de son corps. 

Le quotidien de droite fait même témoigner un prêtre et le professeur de médecine Paul Milliez, fervent catholique, père de six enfants. Tous deux prennent position : l'avortement est nécessaire s'il s'agit de sauver la vie de la mère. Ce même professeur Milliez accorde également une interview à France-Soir, qui titre puissamment en couverture : "J'aurais accepté d'avorter Marie-Claire". Voilà un précieux soutien pour Gisèle Halimi, qui le contacte et le fait témoigner au procès, à Bobigny.

La plaidoirie puis la relaxe, "un début"

Car Marie-Claire est isolée des majeures mises en cause. Elle est jugée, à huis clos, devant le tribunal pour enfants de Bobigny, le 11 octobre 1972.

"Pourquoi ne pratique-t-on pas l’éducation sexuelle dans les écoles puisqu’on ne veut pas d’avortement ? Parce que nous restons fidèles à un tabou hérité de nos civilisations judéochrétiennes qui s’opposent à la dissociation de l’acte sexuel et de l’acte de procréation. Ils sont pourtant deux choses différentes. Ils peuvent être tous les deux actes d’amour, mais le crime des pouvoirs publics et des adultes est d’empêcher les enfants de savoir qu’ils peuvent être dissociés*", plaide Gisèle Halimi, debout, face à des hommes, assis.

Et alors qu'elle interpelle ces "Messieurs" dans une brillante plaidoirie engagée, Gisèle Halimi entend les militantes féministes, dehors, qui clament leur soutien à sa jeune cliente. "Ça porte, vous savez", confiera-t-elle à Annick Cojean, grand reporter au journal Le Monde, à qui elle accordait en septembre dernier sa dernière interview.

"L'Angleterre pour les riches, la prison pour les pauvres !", scandent aussi les manifestantes. Cette affaire est assurément devenue politique, sociétale, considérable pour la libéralisation de l’avortement et pour toutes les Françaises. 

Le jugement est rendu en audience publique. L'actrice Delphine Seyrig et quelques manifestantes féministes y assistent, d'autres, nombreuses sur le parvis, regrettent de n'avoir pu entrer. Marie-Claire est relaxée, le tribunal correctionnel a considéré qu'elle a souffert de "contraintes d'ordre moral, social, familial, auxquelles elle n'avait pu résister"

La loi sur l'IVG portée par Simone Veil sera promulguée trois ans plus tard. 

À la sortie de l'audience, Gisèle Halimi est applaudie, comme en témoigne cette archive-vidéo déterrée par l'INA. "Marie-Claire a été acquittée car on estime qu'elle n'avait pas délibérément choisi de commettre ce délit", se réjouit sobrement l'avocate face aux journalistes qui l'attendaient. 

La voiture de Marie-Claire qui quitte le tribunal de Bobigny est escortée par plusieurs rangées de femmes qui chantent : "Ce n'est qu'un début, continuons le combat !". La loi sur l'IVG portée par Simone Veil sera promulguée trois ans plus tard.

Et le combat continuera pour l'infatigable avocate qui plaide brillamment le 8 novembre 1972, lors d'une seconde audience consacrées aux accusées majeures. "Vous condamnez toujours les mêmes, les "Mme Chevalier"", dit-elle au tribunal, pointant la stigmatisation des femmes précaires.

Elle parvient à obtenir 500 francs d'amende avec sursis pour la mère de la jeune Marie-Claire. Condamnée mais dispensée de peine, elle n'aura jamais à les payer. Ses deux collègues de la RATP qui l'avaient mise en lien avec la troisième employée, la "faiseuse d'anges", sont disculpées. Cette dernière est quant à elle condamnée à un an de prison avec sursis et une amende.

Le viol inscrit au code pénal français comme un crime en 1980

D'un combat à un autre, Gisèle Halimi défend en 1978 devant les assises d'Aix-en-Provence, deux jeunes femmes belges, en couple, qui accusent trois hommes de viol collectif. L'approche est à nouveau politique : avec ce procès, Maître Halimi entend cette fois se battre pour la criminalisation du viol.

"J'ai toujours professé que l'avocat politique devait être totalement engagé aux côtés des militants qu'il défend", écrit l'avocate résolument politique dans son livre fondateur, La Cause des femmes (1973).

L'affaire est là encore médiatisée, la féministe doit essuyer les menaces et injures de ses détracteurs. Mais les trois hommes seront condamnés, et une nouvelle fois, la retentissante défense de Gisèle Halimi ouvrira la voie. Ses plaidoiries seront utilisées par Brigitte Gros, la sénatrice qui dépose une proposition de loi sur le viol en 1978. Adoptée, elle fait du viol un crime passable de quinze ans de réclusion. En 1980, enfin, le viol est inscrit dans le code pénal français comme un crime.

*La plaidoirie entière est retranscrite dans son essai La Cause des femmes (Gallimard).