C'est le trou noir. Sur un événement ou une période, rien, ou seulement des souvenirs partiels.

Souvent, on se rend simplement compte, avec les histoires que racontent l'entourage, qu'il nous manque des morceaux de notre mémoire. Ou alors, des flashs reviennent, des sensations que notre cerveau nous joue des tours. Il arrive que cela soit lié à la notion de l'amnésie traumatique.

Amnésie traumatique : une réaction du cerveau pour survivre

L'amnésie traumatique est étudiée depuis le début du XXe siècle, alors que des soldats français de la première guerre mondiale ne se souvenaient plus des combats qu'ils avaient menés.

Il s'agit d'une "protection cérébrale pour faire face à des situations violentes : elle permet de continuer à vivre" malgré un profond choc, décrit Elodie Leroy, psychothérapeute.

Tout le monde peut être touché. "Il peut s'agir de grands traumatismes avec des situations dramatiques, comme un attentat ou des violences sexuelles, mais aussi de petits traumatismes : des humiliations, des moqueries. C'est l'accumulation des brimades qui crée alors le traumatisme", précise la professionnelle.

Anne-Marie avait perdu la mémoire sur la période de ses quatre à sept ans complètement, et de ses sept à douze ans partiellement. Les seuls souvenirs qu'elle avait, elle s'est rendue compte qu'ils s'étaient construits avec des photos, mais n'étaient pas réels.

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Si elle s'en étonnait, constatant notamment que ses amis avaient bien des souvenirs de leur enfance, elle n'a commencé à s'en inquiéter que tardivement. Tout a basculé il y a trois ans, alors qu'elle avait 28 ans. Lors d'une année sabbatique, où elle s'est davantage tournée vers la pratique de la méditation, des images lui sont revenues. Entre autres après avoir assisté à cette situation, celle d'un homme, a priori le grand-père d'une jeune fille à Madagascar, qui "la tenait et lui a dit certains mots". Cela a ravivé des souvenirs en lien avec "des situations par rapport à quelqu'un qui me faisaient des attouchements".

Au départ, elle ne croit pas en ses propres souvenirs : "j'ai regardé des films violents, j'ai créé ces flashs de toute pièce", se dit-elle. En prenant du recul, elle se dit que c'est quand même étrange de n'avoir rien en tête sur son enfance. Puis, en parallèle, elle débute une thérapie pour une relation problématique avec un collègue. Petit à petit elle ouvre son esprit sur le passé, et le déblocage a lieu.

"Je vois cela comme un système de disquette dans l'ordinateur : on a inséré une première disquette, et quand son contenu fut intégré et digéré par mon cerveau, j'ai pu inséré et traité la deuxième disquette".

Que contenaient-elles ? Des souvenirs de violences physiques de la part de son père de ses sept à douze ans. Et des violences sexuelles de la part de son grand-père de ses quatre à sept ans. Dans les deux cas à répétition.

Sofia, elle, n'a pas encore retrouvé ses souvenirs. Elle en a même créé de nouveaux, des faux. Tout s'est passé avoir appris la mort de sa mère. "J'étais au cinéma avec une amie, et c'est en rallumant mon téléphone à la sortie que j'ai découvert des messages, et ai appris que ma mère était décédée : ça, c'est la vraie version".

Celle qu'il y a dans sa tête est différente : elle se voit endormie, chez elle au milieu de la nuit lorsqu'elle apprend la terrible nouvelle. "Depuis, je me suis rendue compte grâce à mon entourage que j'avais oublié des souvenirs durant les quelques années avant et après la mort de ma mère, sans qu'ils ne soient corrélés forcément à elle".

Comprendre l'amnésie traumatique pour retrouver la mémoire

Sur le site de l'association Mémoire traumatique et victimologie dont Muriel Salmona est présidente, cette psychiatre et psychotraumatologue indique le fonctionnement de ce phénomène : il s'agit pour elle d'un "mécanisme dissociatif" qui "fait disjoncter les circuits émotionnels et de la mémoire, et entraîne des troubles de la mémoire". Cela "va faire co-exister chez la victime des phases d’amnésie dissociative et des phases d’hypermnésie (une mémoire supra-performante, ndlr) traumatique".

Ainsi, "la mémoire sensorielle et émotionnelle de l’événement contenue dans l’amygdale cérébrale est isolée de l'hippocampe, une autre structure cérébrale qui gère la mémoire et le repérage temporo-spatial, sans elle aucun souvenir ne peut être mémorisé, ni remémoré, ni temporalisé. Lors de la disjonction l'hippocampe ne peut pas faire son travail d'encodage et de stockage de la mémoire, celle-ci reste dans l'amygdale sans être traitée, ni transformée en mémoire autobiographique".

Le but va être de réunifier cette mémoire. Elodie Leroy explique qu'on a laissé un bout de nous dans le passé, un bout de nous prostré sous le coup de la sidération psychique. Il va falloir aller le prendre par la main, pour ne faire plus qu'un.

Pourquoi ça revient ? "A un moment donné, le cerveau est prêt : psychiquement, la personne a suffisamment de ressources pour faire face à ça", explique Elodie Leroy. Souvent, un élément déclencheur est aussi là, comme cette situation à Madagascar pour Anne-Marie, une odeur, ou une chanson par exemple.

Des flashs à la thérapie, la violence de l'amnésie traumatique

Prendre conscience de cette amnésie est déjà la première étape. Mais c'est violent. "J'avais peur, je me sentais en insécurité parce que je ne savais plus si je pouvais faire confiance à mes souvenirs, se rappelle Anne-Marie. Tout n'arrive pas d'un coup. Ce fut d'abord des images de quelques micro-secondes". Elle décrit un long chemin "pour raccrocher les wagons un à un" et recréé des souvenirs complets et cohérents.

A cette peur, s'est mêlée la honte : "J'avais honte de la situation, et honte de moi-même : je me cachais quelque chose". Et puis il y a eu la colère : "envers moi-même, envers le système et envers la personne qui m'a fait subir ça".

Pour Sofia, "le plus gênant, c'est d'avoir l'impression de ne pas avoir d'histoire, tu ne sais pas où sont passées des choses qui font partie de toi".

Le secret, pour elles, fut de s'entourer. "Je me suis retrouvée face à cette montagne de doutes, de flashs violents : on a l'impression qu'on ne va jamais s'en sortir", explique Anne-Marie.

Elodie Leroy confirme : "il faut qu'il y ait une personne extérieure pour dire : je te crois". Avec une personne de son entourage, si c'est possible, mais surtout de trouver un thérapeute qui convient.

"En général, une fois que vous lui faites confiance, vous allez suivre les méthodes qu'il vous propose, ce peut-être des outils précis, comme l'EMDR (Eye movement desensitization and reprocessing), mais aussi une activité". Sofia a quant à elle suivi une psychanalyse.

Anne-Marie a choisi la méthode MAP pour Manifesting all possibilities, qui "permet de dissocier le sentiment du souvenir pour l'intégrer". Elle a réussi à faire resurgir cette partie d'elle avec plusieurs étapes : "accepter que ça m'était arrivé, comprendre que je n'étais plus cette petite fille à qui c'était arrivé, me détacher, intégrer".

Comprendre son parcours en battant l'amnésie traumatique

Après coup, Anne-Marie l'affirme : renouer avec son passé a été libérateur. Elle n'a d'ailleurs pas besoin de se souvenir de chaque événement traumatisant, juste de comprendre son passé, de s'être réunifiée.

Muriel Salmona écrit sur le site Mémoire traumatique et victimologie que la "disjonction s’accompagne d’un sentiment d'étrangeté, d’irréalité et de dépersonnalisation, comme si la victime devenait spectatrice de la situation puisqu'elle la perçoit sans émotion". En allant chercher l'enfant qui est resté sidérée dans son passé, Anne-Marie a effacé ce sentiment d'inconnu.

Par ailleurs, avec du recul, Anne-Marie a pu analyser certaines de ses réactions, grâce à ses souvenirs. "J'ai pu expliquer des comportements, j'avais notamment un souci avec l'autorité. Des phrases comme 'ce ne sont pas tes affaires' ou 'ne fais pas cela sinon il y aura telle conséquence derrière' je me bloquais, j'éprouvais une grande colère sans comprendre. Face à une situation inconfortable, je fuyais aussi beaucoup, et c'est ce qui explique pourquoi j'ai passé autant de temps à l'étranger."

Son cheminement n'est encore pas tout à fait terminé : "Encore aujourd'hui, je vais écrire des poèmes sans en comprendre le sens : c'est en les relisant plus tard que je comprends que mon cerveau a voulu me transmettre un nouvel élément."

Pour Elodie Leroy, "il y a beaucoup d'éléments qui vont dans ce sens : pour certaines personnes, elles ne veulent pas aller dans ce lieu, elles ne peuvent pas supporter certaines odeurs ou certains bruits".

Ne pas avoir honte, se rappeler chaque jour qu'il n'y a pas de surplace, mais que chaque petit pas est une avancée vers la vérité, et rattacher ces fameux wagons pour comprendre qui on a été, et qui on est aujourd'hui, voilà les quelques ingrédients nécessaires pour surmonter cette épreuve. Le plus frustrant sera de s'armer de patience, et de faire confiance à notre cerveau : il nous a protégé à une époque, alors avec un peu d'aide, quand il sera prêt, il libèrera les souvenirs.