A la Gare de Lyon règne une atmosphère étrange en cette fin novembre. Un lieu figé sans la foule ni le brouhaha habituels. Parmi ceux qui patientent, des femmes, encombrées de sacs, ne prendront jamais de train.

Ces voyageuses immobiles se rendent invisibles pour mieux se protéger. Une parade illusoire. "Même en journée, elles ne sont pas en sécurité", déplore Maïlys qui vient de repérer Charlotte, assise entre deux voyageuses, à moitié dissimulée sous une couverture grise.

Une habituée. Maïlys l’écoute puis lui donne comme à chaque rencontre un kit d’hygiène.

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Proposer une prise en charge globale aux femmes vulnérables

©? Catalina Martin-Chico

Une fois encore, Charlotte refusera de suivre l’équipe qui propose de l’accompagner dans un centre d’hébergement. "Ici, c’est son pré carré, avec ses affaires, ses habitudes. C’est comme si on entrait chez quelqu’un, c’est son espace et on respecte son choix. Un jour, ce sera le bon moment.”

Maïlys, sage-femme, est en maraude avec deux autres équipières de l’association Agir pour la santé des femmes (ADSF) qui offre aux "dames" (comme on les surnomme à l’association), isolées, précaires, sans-abri, en errance, une prise en charge globale de leurs problèmes de santé physique et mentale.

Une démarche assez rare pour être soulignée comme l’explique Nadège Passereau, Déléguée générale de l’ADSF : "Dans notre société, la santé de genre en est encore aux balbutiements. Dans l’aide aux plus démunis, le mot "femme" est apparu récemment dans les rapports. On notait juste "homme isolé" et "famille". Etant invisibles, on ne prenait pas toujours en compte leurs besoins physiologiques.’’  

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Deux sans-abri sur cinq sont des femmes

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Il faudra ainsi attendre une étude de l’Insee en 2012, pour apprendre que deux sans-abri sur cinq sont des femmes. Des chiffres jamais réactualisés. Selon la Fondation de l’Abbé Pierre, la France compterait aujourd’hui 300 000 personnes sans domicile fixe.

"Des personnes qui ont un habitat précaire, hébergées dans un hôtel social via le 115. Mais les sans-abri purs et durs ? Je l’ignore. Mais je sais que dans toutes les villes de France, le nombre de structures pour les femmes est insuffisant alors que la crise migratoire a accentué les besoins et que le Covid nous a obligés à développer la mise à l’abri dans des hôtels sociaux et à la Cité des Dames que nous gérons en partenariat avec l’Armée du Salut."

Dans toutes les villes de France, le nombre de structures pour les femmes est insuffisant alors que la crise migratoire a accentué les besoins. 

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Un camion aménagé en cabinet médical

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Grâce à une équipe de 27 salariés et 282 bénévoles, l’ADSF adopte une démarche d’"aller vers" en organisant des maraudes sur les lieux de vie de ces femmes en grande vulnérabilité : dans les gares, les stations de métro, les squares, les bidonvilles de Seine-Saint-Denis, et les allées du bois de Vincennes où se prostituent de nombreuses "victimes de la traite" comme tient à le préciser Nadège Passereau.

C’est devant la Gare de Lyon que Youssef a garé le Frottis Truck, un des camping-cars aménagés en véritable cabinet médical. Une centaine de mètres plus loin, Isabelle s’est installée avec des chips et de la vodka, devant une agence bancaire, car "il y a des caméras". Elle est inquiète. Elle raconte avoir vu trainer dans le quartier l’homme qui a violé une amie sans-abri dans un parking.

Il serait sorti de prison avant d’avoir purgé toute sa peine. Comme Charlotte, Isabelle, 60 ans, est une "dame ancrée"- ancrée dans la précarité. Ce soir, elle n’a pas envie de quitter son bout de trottoir. "La dernière fois, vous m’avez emmenée aux Urgences de la Salpêtrière, ils ont refusé de me prendre, "faut d’abord qu’elle perde un gramme", mais moi, si je bois pas, je tombe !"

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Orienter vers des structures adaptées

©? Catalina Martin-Chico

Nos maraudeuses n’insistent pas. "Isabelle sait que nous sommes là pour elle, elle peut nous téléphoner…" Deux jours plus tard, elle acceptera pourtant de monter dans le camion, direction le Repaire Santé, QG parisien de l’association, boulevard Barbès. Un havre où les femmes peuvent venir avec leurs enfants se reposer, souffler, se doucher, cuisiner ou boire un café avec une des "femmes repaires", qui comprennent leurs souffrances pour les avoir elles-même traversées.

Toute l’équipe, infirmières, psychologues, sages-femmes, assistantes sociales y est mobilisée pour évaluer, au travers d’entretiens, leurs besoins avant de les orienter vers les structures adaptées.

“Ici, c’est du concret, déclare Marine Rofes, infirmière. On prend pour elles les rendez-vous médicaux qui s’imposent, comme une échographie à la PMI de l’Hôtel-Dieu pour celles enceintes dont la grossesse n’a jamais été suivie. On fait des accompagnements à l’hôpital. On porte plainte avec la dame quand elle est victime de violences. On envoie celles qui désirent avorter, souvent des victimes de traite, dans les CIVG, et on propose des dépistages (de cancer, d’IST). On est aussi en lien avec la Maison des Femmes à Saint-Denis pour des opérations de reconstruction du clitoris suite à l’excision… C’est un suivi pointu pour qu’ensuite elles s’autonomisent.’’

Ici, c’est du concret. On prend pour elles les rendez-vous médicaux qui s’imposent (...) On fait des accompagnements à l’hôpital. On porte plainte avec la dame quand elle est victime de violences.

Et se réapproprient leur corps, privé de soins depuis trop longtemps, abimé par l’errance et la précarité.

Vidéo du jour
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"La rue et ses dangers"

©? Catalina Martin-Chico

Seule sur un canapé, Clara, 60 ans, observe, silencieuse. Elle a quitté le Pérou où elle était cuisinière, il y a 18 mois, “là-bas, rien de bon ne m’attend. A l’ADSF, elles m’écoutent et m’aident pour ma santé.’’ Elle connait la rue et ses dangers.

"Je suis une femme mûre, je fais attention. Ma peur, avec le froid, est d’attraper une pneumonie. Et les vols. Aux douches du Samu social à Charenton, on a volé toutes mes affaires dans la consigne, mes livres de cuisine, mes vêtements, même ma prothèse dentaire. Le plus dur, c’est de ne pas parler français, ça m’isole des autres migrantes..."

Celles qui ont fui leur pays fracassé par la misère, la guerre, les violences, laissant souvent derrière elles des enfants, représentent 60% des bénéficiaires de l’ADSF. "Elles partent souvent seules, avec des parcours d’exil organisés différemment de ceux des hommes, analyse Nadège Passereau.

Celles qui ont fui leur pays fracassé par la misère, la guerre, les violences, laissant souvent derrière elles des enfants, représentent 60% des bénéficiaires de l’ADSF

Avec d’autres points de passage, et des contacts qui se révèlent être de faux amis. Ils prennent leurs papiers, les enferment et l’enfer commence. Ils les exploitent au travail ou sexuellement avant de les jeter à la rue. C’est pour ça qu’en France, on les voit peu dans les campements de migrants où les hommes se regroupent.

Elles, elles se cachent dans les parcs, les halls d’immeuble, les parkings, c’est la débrouille. Migrantes ou sans-abri, les problèmes restent les mêmes."

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Appui de la psychologue

©? Catalina Martin-Chico

A l’ADSF où l’on se voue à la santé dans sa globalité, ces violences vécues indicibles avec le médecin, peuvent s’exprimer avec la psychologue.

"On a toutes des lectures du monde différentes, il faut être patiente, chacune a sa temporalité, explique Zineb Jamal, pyschologue. Beaucoup de primo-arrivantes qui ont vécu des horreurs dans leur pays ou pendant la traversée, ont des réminiscences, font des cauchemars. Les victimes de la traite et de l’esclavagisme moderne, souffrent de douleurs somatiques. Il y a aussi la culpabilité vis à vis des enfants laissés au pays, ou la honte du viol car dans certaines cultures, c’est la victime qui est jugée coupable…"

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Le douloureux chemin de l'exil

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Mame Marie, 48 ans, est une des "femmes repaires" de l’association après avoir été une de ses bénéficiaires. Elle a connu comme ses soeurs d’infortune, l’errance, les petits boulots, - elle a travaillé dans un salon de coiffure où elle dormait avant d’en être chassée par le propriétaire -, les nuits dehors, le rejet de sa demande d’asile avant de trouver une forme d’apaisement : "Quand j’écoute ces femmes et leurs histoires de migration terribles, je me dis que j’ai eu plus de chance qu’elles. Ca m’aide à garder mon sang froid. Ici, je m’oublie…"

Entre 2018 et 2020, 2200 femmes ont été accompagnées par l’ADSF. Il y a de petites réussites et de belles histoires. "Je pense à Laurana, raconte Nadège Passereau, une jeune crackeuse, suivie pendant deux ans, qui fait ses premiers pas vers la sortie de l’addiction, à Hortense, aujourd’hui sevrée. A Isabelle qui se rapproche du centre d’hérgement, ou à Victoria, un mystère sur la place parisienne dont on ignorait le vrai nom, très isolée. Aujourd’hui, cette copte égyptienne, infirmière dans son pays d’origine, suit son traitement, a obtenu son titre de séjour, et est redevenue coquette."

Je pense à Laurana, une jeune crackeuse, suivie pendant deux ans, qui fait ses premiers pas vers la sortie de l’addiction, à Hortense, aujourd’hui sevrée.

Mais ce matin, il y a une toute autre urgence à régler : il risque de ne pas y avoir de happy-end pour Chantal arrêtée puis envoyée au Centre de rétention administrative avant l’expulsion.

"Elle est en France depuis 4 ans, c’est une couturière hors pair. Son retour au pays, à 55 ans, va être dramatique. Sa vie est en danger. On cherche un avocat, on a 48h", s’exclame la Déléguée générale de l’association avant de filer. Dehors, on prépare le Frottis Truck pour une nouvelle maraude gare Saint-Lazare, et dans le local, Mame Marie prépare du café pour ses protégées. Une nouvelle journée commence.

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L'ADSF en chiffres

©? Catalina Martin-Chico

En 2019, Agir pour la Santé des Femmes, c’est : 1177 femmes accompagnées, 276 maraudes, 224 groupes de paroles et ateliers, 234 frottis, plus de 6000 kits d’hygiène distribués.

Entre le 1er octobre et le 15 novembre, au Repaire Santé Barbès, 356 femmes (moyenne d’âge 48 ans) sont venues pour la distribution alimentaire et de produits d'hygiène, les prises de rendez-vous médico-psy et les tests COVID. 29% d’entre elles expriment des besoins médicaux, 25% des besoins sociaux et 9% des besoins en matière de santé mentale.

Les fonds récoltés grâce au Calendrier de l’Avent solidaire initié par Marie Claire vont être utilisés de la mise à l’abri à l’accompagnements santé. Concrètement : distribution de kits d’hygiène, collations, tests visuels, frottis, dépistage du Covid-19 via des tests antigéniques…

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