Individuellement, le parcours des réalisateur.trices est complexe. Monter un projet prend du temps, recueillir des financements également. Ce parcours est semé d’obstacles plus nombreux et plus hauts à franchir, pour certains groupes d’individu.es. C’est le cas notamment des femmes qui, en moyenne européenne, ne représentent, aujourd’hui encore, que 20% des cinéastes sur la période 2012-2020, comme le montre la  dernière étude publiée par le Lab Femmes de Cinéma. Pour le comprendre, tentons de visualiser le cinéma d’une autre manière, qui va nous demander de l’imagination, beaucoup d’imagination. 

Imaginons donc tout d’abord qu’à la place d’hommes, l’écrasante majorité des réalisateurs soient des femmes. Cette sur-représentation serait le fruit d’une société elle-même dominée par les femmes, qui y détiendraient la plupart des sociétés de production partout en Europe, des postes clé au ministère de la Culture, dans les comités de sélection des bureaux des films et des festivals. Imaginons qu’elles soient largement majoritaires parmi les critiques de cinéma, les directeur.trices d’exploitation et les professeur.es d’université.

Imaginons que, dans l’ensemble de la société, il existe deswomen’s club où se concentre le pouvoir et donc l’argent, assurant aux femmes un carnet d’adresses et des liens de sororité suffisamment puissants pour leur garantir une impunité à toute épreuve si celles-ci s’avéraient avoir commis certains actes délictueux dans le cadre de leur profession. Dans un tel système de domination des femmes sur les hommes, les potentielles agresseuses n’auraient d’ailleurs pas systématiquement conscience de leurs gestes déplacés. On pourrait alors être témoin de défenses passionnées de femmes croyant sincèrement en leur innocence, et revendiquant à grands renforts de posts sur les réseaux sociaux leur liberté de draguer, plaisanter, #séduire à la française.  

Imaginons en conséquence que toutes les représentations soient structurées par ce regard de femmes, à tel point que les hommes se demandent s’ils existent dans l’espace social et public, s’ils y ont une place. Cette société formée par un regard féminin ne leur laisse pas d’éléments dans lesquels ils se reconnaissent, peuvent s’identifier.

Maintenant, imaginons que certains hommes se révoltent contre cette situation injuste, qu’ils montent des collectifs pour dénoncer ces inégalités et ce monde dont ils sont exclus. Alors un ensemble de mesures serait timidement mis en place, on consacrerait des numéros spéciaux « grands réalisateurs oubliés », on inviterait ces quelques hommes ayant réussi dans les festivals. On se féliciterait qu’un réalisateur de plus ait été sélectionné au Festival Y, ce qui gonflerait les statistiques non plus à 22% mais à 23% ou 24% et serait fêté comme une avancée.

Les femmes, elles, continueraient à être payées davantage, à diriger, financer, récompenser et être récompensées, admirées et reconnues, à travers d’innombrables rétrospectives, précisément parce que ce sont des femmes, alimentant un entre-soi mortifère, rassemblant les seules détentrices du pouvoir, légitimées et maintenues à cette position par des siècles d’une histoire dépréciatrice des hommes.

Finalement, années après années, les hommes se rendraient compte qu’en réalité, ils n’ont obtenu que ce que les femmes ont bien voulu leur céder : des quotas toujours trop difficiles à atteindre, des postes marginaux et peu nombreux mais largement mis en lumière pour saturer l’espace, des responsabilités moindres mais « toujours mieux que rien » : une marche de plus sur un escalier capable de s'allonger au fur et à mesure des avancées. Ils se rendraient alors compte que même s’ils sont plus nombreux dans les commissions de sélection, parmi les critiques et les professeur.es, ce n’est pas eux qu’on écoute, mais c’est en revanche eux que l’on continue à bien trop souvent harceler, humilier, et finalement à invisibiliser. Et c’est à ce moment que l’on comprend que l’égalité n’est ni un concept ni une utopie mais bien une pratique. Une pratique qui a besoin d’être réactivée, d’être soutenue jour après jour. 

Imaginé de cette manière, le cinéma et les discriminations sur lesquelles sa structure actuelle repose aujourd’hui encore en Europe, nous apparaît dans toute sa scandaleuse et appauvrissante homogénéité. 

Parce que le cinéma donne à voir et donc à croire, et parce que nous croyons fondamentalement que la multiplicité des représentations est source de richesse, nous continuerons, au Lab Femmes de Cinéma, à œuvrer et nous battre pour une plus grande diversité, devant et derrière la caméra.

Pour le Lab Femmes de cinéma, Fabienne Silvestre, Guillaume Calop, Elise Pillet, Pierre-Emmanuel Fleurantin, Marie Clavreul, Frédéric Boyer, Emma Pagès, Jérémy Zelnik, Anna Ciennik et Claude Duty