Deux femmes promues trois étoiles en même temps. C’est du jamais vu dans l’histoire du Michelin et le signe indéniable que la haute gastronomie – longtemps réservée à une élite masculine – est en profonde mutation.
Lundi 25 janvier à 18 heures, le Guide rouge a révélé à travers une vidéo sur son site YouTube sa nouvelle promotion 2021 Grande-Bretagne et Irlande : Hélène Darroze (au Connaught) et Clare Smyth (pour son restaurant Core) sont les seuls chefs à obtenir trois étoiles. Jusqu’ici, parmi les 130 chefs à posséder cette distinction, on ne comptait que cinq femmes : Anne-Sophie Pic (à Valence), Elena Arzak (à Saint-Sébastien), Annie Féolde (à Florence), Nadia Santini (en Lombardie) et Dominique Crenn (à San Francisco).
« Les femmes ne sont pas une catégorie à part dans le Michelin, il n’est pas question de quota. On récompense le talent », rappelle le directeur international du guide, Gwendal Poullennec, quand on l’interroge sur cette percée inespérée. Selon lui, la sélection 2021 s’est faite avec la même rigueur que d’ordinaire, si ce n’est plus étant donné les quatre mois supplémentaires dont ont bénéficié les inspecteurs pour réaliser leurs enquêtes : la publication du guide, initialement prévue en octobre 2020, a été repoussée en janvier en raison des difficultés liées au Covid-19.
Jointe au téléphone après l’annonce des trois étoiles, Hélène Darroze ne cachait pas son émotion : « J’en tremble encore… c’est incroyable. Je ne m’y attendais pas. On a senti qu’il y avait eu beaucoup d’inspections, notamment dans les deux dernières semaines d’ouverture. Mais pour moi, c’était inatteignable, j’ai toujours pensé que je n’avais pas assez de rigueur. Je ne sais pas comment je vais parvenir à y croire. » Une incrédulité qu’elle partage avec Clare Smyth : « Je n’ai jamais osé rêver que ça puisse m’arriver. J’ai travaillé dans des trois étoiles, je sais quel niveau d’exigence cela requiert. Mon but a toujours été de travailler pour être la meilleure possible, sans me projeter. »
Circuit court et explosion de saveurs
« La cuisine d’Hélène Darroze et celle de Clare Smyth sont différentes, mais dans les deux cas, il y a un extraordinaire travail pour atteindre la perfection », estime Gwendal Poullennec.
Hélène Darroze a pris les rênes du Connaught, superbe hôtel 5-étoiles situé au cœur du quartier londonien de Mayfair, il y a douze ans. La chef landaise y travaille de concert avec Marco Zampese, son chef exécutif. La cuisine est d’obédience française, avec quelques touches internationales ; on y trouve par exemple un Wellington de pigeon au foie gras avec une sauce au whisky tourbé, ou encore des cocos paimpolais servis avec une persillade encornet chorizo. Au moment de l’ouverture, les produits étaient quasiment tous importés de France ; aujourd’hui, ils viennent en majorité d’Angleterre, car « c’est le rôle du chef d’être responsable et de privilégier les circuits courts », rappelle Hélène Darroze.
« C’est une cuisine qui ose, mais dont le résultat est toujours parfaitement abouti. Il ne s’agit pas d’une licence Hélène Darroze. Elle est vraiment là, et ça se sent »,
Gwendal Poullennec, directeur international du Michelin
« Les assiettes paraissent simples, mais il y a une réelle complexité dans toutes les préparations qui aboutissent à une explosion de saveurs, analyse Gwendal Poullennec. C’est une cuisine qui ose, mais dont le résultat est toujours parfaitement abouti. Il ne s’agit pas d’une licence Hélène Darroze. Elle est vraiment là, et ça se sent. » En effet, la chef partage son temps – quand le Covid-19 le permet – entre Londres et Paris, où son restaurant Marsan vient d’obtenir une deuxième étoile.
De son côté, Clare Smyth, 42 ans, est une personnalité très appréciée des Anglais, et pas seulement des fins gourmets capables de s’offrir son menu à 160 euros. Son parcours exemplaire a aussi séduit le grand public. Fille d’un père agriculteur et d’une mère serveuse, elle a grandi en Irlande du Nord. A 16 ans, elle part étudier la restauration en Angleterre. Dans les années 2000, elle enchaîne les expériences, notamment au French Laundry en Californie, chez Per Se à New York, puis au Louis XV d’Alain Ducasse à Monaco.
En 2008, à l’âge de 29 ans seulement, elle devient chef exécutif du restaurant londonien trois étoiles de Gordon Ramsay (bien connu des Anglais pour son talent mais aussi sa capacité à hurler sur les candidats des émissions culinaires qu’il anime).
En 2017, elle s’établit à son compte à Londres dans le quartier de Notting Hill, et reçoit immédiatement les honneurs : elle est nommée Meilleure femme chef 2018 dans le classement « World’s 50 Best Restaurants » et obtient deux étoiles dans le guide Michelin 2019. Depuis son ouverture, il faut s’armer de patience pour pouvoir réserver une table chez Core. Aujourd’hui, Clare Smyth fait partie de cette classe très prisée de trois étoiles qui sont aussi leur propre patron, et donc jouissent d’une totale liberté.
« Ce qui frappe chez Clare, c’est le raffinement : en cuisine, sa personnalité s’exprime de manière très pure, elle ne cherche pas à en mettre plein la vue. Elle utilise des produits locaux assez humbles et crée des strates de goûts. Les assiettes sont belles et les saveurs sont à la hauteur du visuel, voire au-delà : c’est encore meilleur que ce qu’il n’y paraît », détaille Gwendal Poullennec.
« Je suis fière d’obtenir ces trois étoiles en tant que femme, et en tant que Britannique. 50 % de mon équipe est féminine. J’ai envie d’inspirer ces femmes », affirme Clare Smyth. Pour Hélène Darroze, cette consécration est aussi un moyen de montrer l’exemple : « Ce n’est pas tous les jours facile en cuisine, mais il faut croire en sa passion, en sa féminité. Tout est possible. » Amen.
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