Mais d'où vient cette obsession pour la virginité féminine ?

Publié le Mardi 02 Février 2021
Dièses
Par Dièses Média contributeur
Analyse historique de l'obsession de la virginité
Analyse historique de l'obsession de la virginité
La question de la virginité des femmes suscite autant de fascination que d'enjeux. Spécialiste d'histoire des sexualités aux 19e et 20e siècles, Pauline Mortas décrypte ces représentations qui ont autant à voir avec l'histoire du corps que du genre.
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Même si les discours autour du premier rapport sexuel évoluent depuis le 19e siècle, les femmes continuent à subir des injonctions contradictoires sur le sujet.

Pauline Mortas est doctorante à l'Université Paris 1, et mène des recherches sur l'histoire des problèmes sexuels en France entre les années 1850 et les années 1930. Autrice du livre, Une rose épineuse. La défloration en France au XVIe siècle (2017), elle décrypte les origines de cette obsession pour la virginité féminine.

À quel moment est apparue en France l'expression "se faire déflorer" ?

Pauline Mortas : Il est difficile de dater précisément l'apparition de cette expression. Elle est dérivée du terme "défloration", attesté dans un sens sexuel (la perte de la virginité féminine) au 16e siècle. Le terme lui-même vient du latin defloratio, lui-même issu de flos, la fleur, la meilleure partie de quelque chose. Defloratio désigne en latin l'action de prendre la fleur, de flétrir, ou, métaphoriquement, d'extraire les meilleurs passages d'un texte. Le sens figuré actuel de " déflorer ", qui renvoie au fait de dévoiler quelque chose (un sujet, un thème, etc.) et par là même, de le gâcher, était donc au départ le sens premier du terme. Ce n'est que par la suite que le mot a pris une signification sexuelle.

Plus largement, la construction de l'expression "se faire déflorer" renvoie aussi à toute une conception de la sexualité et des rapports de genre qui y sont à l'oeuvre. Elle participe de l'imaginaire d'hommes actifs et de femmes passives : dans cette tournure, la femme n'est pas actrice de sa propre sexualité, c'est son partenaire masculin qui agit. Tout comme pour une grande partie de notre vocabulaire sexuel : c'est l'homme qui "prend", tandis que la femme "se donne" ou "s'abandonne".

Qu'est-ce que ce vocabulaire permet alors d'exprimer ?

P.M. : L'usage sexuel du terme "défloration" est intéressant car il transporte avec lui les connotations négatives qui ont été associées à la sexualité féminine en général, et à la perte de la virginité en particulier. L'association entre la femme et la fleur est un lieu commun ancien, utilisé par de nombreux poètes pour célébrer la beauté féminine. Mais cette métaphore n'est pas toujours très bienveillante...

Le terme de défloration assimile en effet la vierge à une belle fleur, et la femme déflorée à une fleur flétrie, fânée : l'entrée dans la sexualité féminine est vue de manière très pessimiste, comme une déchéance pour les femmes. En creux, l'utilisation de ce terme dit l'importance accordée à la virginité féminine.

Cette expression est-elle réservée aux femmes ?

P.M. : Il existe des termes qui s'appliquent aux deux sexes, comme "dépucelage", mais le terme de défloration est uniquement féminin. Son usage croissant au cours des siècles traduit la valeur bien plus grande qui est accordée à la virginité des femmes. Cette focalisation sur la virginité féminine s'explique notamment par le fait qu'avant l'apparition de contraceptifs, elle est le moyen le plus sûr d'éviter une grossesse qui, hors mariage, aurait des conséquences sociales terribles pour une femme.

Il est intéressant de constater que les discours produits au 19e siècle utilisent davantage le terme de défloration que celui de dépucelage : c'est déjà le cas dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert (1751-1765), qui consacre un long article au premier mais ne dit rien du second. Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, édité par Pierre Larousse entre 1870 et 1876, consacre un très long article à la défloration, tandis que la définition du dépucelage tient en une ligne.

Les pornographes continuent à utiliser les termes de "pucelage" ou de "dépucelage", mais l'ensemble des médecins se détournent de ce vocabulaire, et lui préfèrent celui de la défloration. Cela peut s'expliquer par le fait que prédomine, à partir du XVIIIe siècle, un modèle de la différence sexuelle au sein des discours scientifiques : les corps masculin et féminin ne sont plus pensés selon un continuum, mais comme incommensurablement différents, à tous les points de vue.

Alors que les organes génitaux masculins et féminins étaient pensés en miroir, ils sont désormais pensés comme radicalement différents, et l'hymen, dont la médecine du XIXe siècle affirme l'existence chez toutes les jeunes filles, constitue de ce point de vue un organe proprement féminin, sans équivalent chez l'homme. Cette conception de la différence des sexes peut expliquer que les médecins aient choisi d'employer, pour désigner le premier rapport sexuel féminin, un terme proprement féminin : par l'emploi du mot "défloration", ils soulignent le fait que cette entrée dans la sexualité a des conséquences anatomiques chez les femmes.

Pourquoi dit-on déflorer ?
Pourquoi dit-on déflorer ?

Dans cette conception de la virginité, la femme perd pour toujours son innocence (qui fait son identité) au moment de son premier rapport. En même temps, il est impossible pour elle de s'accomplir autrement : ce n'est qu'ainsi qu'elle "devient femme". Comment cette contradiction est-elle alors perçue ?

P.M. : Le 19e siècle soumet en effet les femmes à un difficile paradoxe, puisqu'il sublime l'innocence virginale tout en glorifiant la maternité. Ce n'est pas un hasard si, au 19e siècle, on assiste à un véritable culte de la Vierge Marie (aussi appelé "mariolâtrie") : celle-ci rassemble dans son image ces deux valeurs qui sont difficilement conciliables ! On a ainsi plusieurs cas d'apparitions de la Vierge, qui sont très médiatisées (à Paris en 1830, à La Salette en 1846, à Lourdes en 1858...), mais aussi la proclamation du dogme de l'Immaculée Conception par Pie IX en 1858, qui renforce la sainteté de Marie en affirmant qu'elle a elle-même été conçue virginalement.

Mais les conceptions virginales sont plutôt rares... et la France du 19e siècle est de plus en plus inquiète pour son dynamisme démographique : la défaite de 1870-1871 contre la Prusse est imputée à un taux de natalité trop faible, et elle provoque une crainte de la dépopulation. On va alors encourager la maternité – et donc, indirectement, la sexualité féminine –, mais dans un cadre bien précis : celui du mariage.

On assiste à ce moment à l'apparition de manuels conjugaux, petits ouvrages à mi-chemin entre vulgarisation médicale et littérature, qui érotisent la sexualité conjugale. La sexualité féminine n'est donc acceptable que si elle est étroitement contenue dans le cadre du mariage et procréative.

Vos recherches montrent tout de même que le 19e siècle constitue un tournant dans la perception de la virginité féminine.

P.M. : Le 19e siècle est en effet un moment important dans l'histoire des représentations de la virginité et de la défloration. Pendant des siècles, c'est l'Église catholique qui a, si l'on veut, eu un certain monopole discursif sur la virginité. Depuis les origines, le christianisme a associé le corps et la chair à une culpabilité majeure ; par conséquent, la virginité, assimilée au plus haut degré de chasteté et de continence, a été érigée en une vertu cardinale, élevant l'âme humaine vers Dieu.

La sexualité est donc assimilée au péché, et seul le mariage, qui a pour but la procréation, lui fournit un cadre acceptable. Au sein du cadre conjugal, la sexualité fait malgré tout l'objet d'injonctions et d'interdits très nombreux, relatifs aux temps, aux lieux, aux pratiques et même aux pensées acceptables ou intolérables. Mais alors même que les pratiques sexuelles sont étroitement codifiées par l'Église, la défloration est passée sous silence.

Ce qui est nouveau au 19e siècle, c'est l'émergence d'un discours médical qui va se saisir de cette question de la défloration, lui donner une véritable épaisseur et la transformer en un événement décisif : déterminant pour la vie de la femme, important dans la construction de la masculinité, et crucial pour l'avenir du couple. Cette transformation des discours repose sur des évolutions propres au champ de la science médicale : l'émergence de la médecine anatomo-clinique, fondée sur une observation attentive du corps humain ; l'institutionnalisation progressive de la médecine et de la gynécologie, mais surtout, une transformation de la conception de la virginité féminine.

Alors que depuis des siècles, des grandes autorités scientifiques telles qu'Ambroise Paré ou Buffon avaient soutenu que l'hymen était une pure invention, les médecins du XIXe siècle affirment son existence constante chez les jeunes filles vierges. On voit se multiplier les ouvrages qui y sont consacrés : Charles Devilliers publie en 1840 ses Nouvelles recherches sur la membrane hymen et les caroncules myrtiformes, Eugène Ledru et Félix Roze y consacrent leur thèse de médecine (respectivement en 1855 et en 1865), etc.

Ils mettent tout de même en garde sur le fait que les formes de l'hymen sont très variées, que celui-ci peut se rompre sans rapport sexuel, ou au contraire persister même après l'accouchement...En bref, que l'hymen ne constitue pas une preuve certaine de la virginité féminine. Mais, plutôt que de reconnaître la diversité des situations, ils préfèrent établir l'existence de l'hymen comme une norme, quitte à lui reconnaître de multiples formes (les typologies décrivent parfois jusqu'à 13 types d'hymen) et de nombreuses exceptions. Le fait d'isoler comme un organe spécifique ce qui n'est qu'un repli de la membrane vaginale, de lui donner un nom et une signification, constitue un geste important, qui a des conséquences sur la manière de penser la virginité et la défloration.

Quelles sont les conséquences de cette conception nouvelle de la virginité et de la défloration ?

P.M. : Cela accroît d'abord le contrôle pesant sur le corps des femmes et de leur sexualité : on va chercher dans des traces anatomiques la preuve d'un vécu sexuel. Le premier acte sexuel pénétratif est désormais pensé comme occasionnant une transformation physique de la femme : l'hymen est supposé se déchirer, et ses lambeaux forment ensuite des "caroncules myrtiformes". Mais certains médecins vont plus loin, et font de la défloration un moment qui transforme le corps féminin dans son ensemble. L'entrée dans la sexualité est dépeinte dans les manuels conjugaux comme une véritable métamorphose, qui donne à la femme une vie et une santé nouvelles.

Les médecins vont aussi insister de manière croissante sur l'effusion de sang que la rupture de l'hymen est censée provoquer, mais aussi sur la douleur ressentie par les femmes lors de leur défloration. Cette dramatisation du premier rapport sexuel s'accompagne plus généralement, dans la seconde moitié du 19e siècle, d'une remise en question du modèle éducatif féminin dominant, qui entend préserver l'innocence des jeunes filles en les maintenant dans l'ignorance en matière de sexualité.

Sous la plume des romanciers, mais aussi d'auteurs d'ouvrages de vulgarisation médicale, la défloration lors de la nuit de noces est dépeinte comme un véritable traumatisme pour les jeunes femmes. Elle peut provoquer une mésentente durable dans le couple, l'infidélité de l'épouse ou encore des pathologies sexuelles – vaginisme ou frigidité. L'époux est jugé responsable du bon déroulement de ce moment crucial, et les médecins multiplient les conseils pour améliorer son comportement. Ils dénoncent la brutalité masculine et l'égoïsme des maris guidés par leurs pulsions, et appellent à un nouveau modèle de masculinité, caractérisé par une certaine vigueur, mais aussi par la maîtrise des désirs, l'empathie et la douceur envers l'épouse.

Le 19e siècle est donc un moment important de l'histoire de la virginité et de la défloration : c'est au cours de ce siècle qu'on voit s'imposer une définition physique de la virginité, et que la défloration est conceptualisée comme un moment crucial et lourd d'enjeux.

Kirsten Dunst dans le film "Virgin Suicides" de Sofia Coppola
Kirsten Dunst dans le film "Virgin Suicides" de Sofia Coppola

Vous montrez aussi que cette conception de la virginité féminine se retrouve aussi bien dans le monde religieux que pornographique, scientifique que littéraire.

P.M. : La virginité féminine est une thématique qui obsède en effet, au 19e siècle, tant les médecins que les hommes d'Église, les romanciers et les pornographes. La conception physique de la virginité mise en avant par les médecins infuse progressivement le discours des hommes d'Église. René Louvel, auteur d'un Traité de chasteté datant de 1858, évoque le fait que certains hommes ne sont pas assez puissants pour "déflorer une vierge", mais peuvent cependant "se conjoindre à une femme ayant perdu sa virginité" : on retrouve ici l'idée d'une "cloison virginale" à déchirer lors du premier coït, et donc l'idée que la vierge est anatomiquement différente de la femme qui a déjà eu des rapports sexuels.

Dans les manuels conjugaux, il est assez rare de retrouver des mentions explicites de l'hymen et de sa déchirure : parce que la censure pèse sur ces ouvrages, qui risqueraient, en dépeignant trop en détail l'acte sexuel, d'être poursuivis pour outrage aux bonnes moeurs. Le style employé est généralement très lyrique et métaphorique. Mais certaines métaphores couramment employées, comme celles du "voile de l'inconnue", ou du "voile tendu devant l'innocence virginale", déchiré par le mari lors de la nuit de noces, semblent tout de même renvoyer implicitement à une conception hyménale de la virginité.

Dans les romans, qui sont aussi soumis à la censure, on trouve peu de mentions de la défloration, mais celles qui existent témoignent en effet d'une imprégnation par la conception médicale de la virginité : dans L'Assommoir (1877), Coupeau dit à propos de Nana qu'il faut "se presser joliment si l'on [veut] la donner à un mari sans rien de déchiré" ; Stendhal, dans Lamiel (1889), évoque quant à lui l'effusion de sang et la douleur provoquée par la défloration.

C'est sans doute dans la littérature pornographique que l'on observe le plus l'influence de la conception anatomique de la virginité. Au fil du siècle, les scènes de défloration sont décrites avec un usage croissant d'un vocabulaire anatomique : "membrane", "hymen", "petite peau", et mentionnent fréquemment l'effusion de sang et la douleur. Toutefois, le filtre du fantasme vient exagérer les caractéristiques mises en avant par les médecins : la douleur ressentie est exacerbée, l'effusion sanguine se fait hémorragique et l'hymen, plutôt que membrane fragile, se fait "barrière résistante", "cloison" : le fantasme masculin de la défloration se pare de colorations sadiques. Toutefois, la pornographie développe aussi son propre imaginaire de l'anatomie virginale, distinct de celui des médecins : elle insiste en effet bien davantage sur l'étroitesse vaginale des vierges, supposée procurer un plaisir sans égal, que sur l'hymen.

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