Où sont les femmes chefs ? Pas au dernier Taste of Paris en tout cas. Lors de ce salon culinaire incontournable organisé sous la nef du Grand Palais, du 18 au 21 mai, on ne dénombrait que 3 femmes sur les 20 chefs stars invités à faire leur show avec spatule et tablier devant des dizaines de milliers de gastronomes : Amandine Chaignot (Rosewood London), Stéphanie Le Quellec (La Scène, restaurant du Prince de Galles, Paris-8e) et Julia Sedefdjian (cheffe 1 étoile des Fables de la Fontaine). Dans « L’Express Styles » du 3 mai 2017, elles ne sont que deux cheffes à être distinguées parmi les « 17 chefs à suivre pour 2017 ». Déprimant ? Pas autant que le sempiternel classement du Guide Michelin qui récompense, en 2016, 3 % de femmes parmi les 616 tables étoilées.

« Tout est fait pour dissuader les femmes : le vocabulaire guerrier – brigade, chef, coup de feu –, l’organisation hyper hiérarchisée, héritage de la codification d’Auguste Escoffier, l’ambiance virile, quand elle n’est pas carrément sexiste. La cuisine, c’est l’armée ! »

Entre les femmes et la gastronomie, le torchon brûle ! Que le monde de la cuisine soit machiste n’est pas une découverte. Inégalités salariales – l’écart entre hommes et femmes serait de 28 % d’après le forum Parabere –, cas de violences verbales et de harcèlement sexuel… Que les femmes soient si mal accueillies et si peu visibles dans la haute gastronomie n’est pas non plus une nouveauté, mais que cette situation progresse si lentement alors même que le métier se féminise à grands pas (52 % de femmes sont inscrites dans les écoles de cuisine) reste une énigme. « Un scandale, plutôt ! s’agace Maria Canabal, avocate de formation devenue journaliste gastronomique, qui a lancé le forum Parabere (voir plus bas). La grande cuisine a été initiée par des femmes, comme la mère Brazier à Lyon, dans les années 1930. On a ensuite l’impression que les cuisinières reconnues se sont volatilisées en laissant toute la place à un club d’hommes. Tout est fait pour dissuader les femmes : le vocabulaire guerrier – brigade, chef, coup de feu –, l’organisation hyper hiérarchisée, héritage de la codification d’Auguste Escoffier, l’ambiance virile, quand elle n’est pas carrément sexiste. La cuisine, c’est l’armée ! De plus, les organisateurs et les marques sponsors des congrès ou des conférences comme Nespresso, Nestlé ou San Pellegrino préfèrent inviter des chefs connus. »

Une femme qui s’y connaît en vin, c’est une blague ?

Les femmes chefs sont pratiquement IN-VI-SI-BLES. C’est le « syndrome de la bonne élève » que Florence Sandis, auteure de « Brisez le plafond de verre » (éd. Michel Lafon), dénonce quand elle parle de la réticence typiquement féminine à « faire savoir » ce qu’elles savent faire : « Dans les secteurs où elles doivent batailler plus que les hommes pour se faire une place, les femmes n’ont plus de temps pour faire leurs RP ou tisser leur réseau. » Des femmes inventives et douées derrière les fourneaux, des femmes puissantes de la gastronomie, et surtout des femmes qui militent pour faire progresser les femmes, la réalisatrice Vérane Frédiani en a pourtant rencontré des centaines pour son passionnant documentaire « À la recherche des femmes chefs » (en salle le 5 juillet). Pendant deux années, elle a sillonné la planète food, de l’Amérique du Nord et du Sud à l’Asie en passant par l’Europe : « J’avais envie de montrer d’autres visages en me glissant dans les coulisses de grands restaurants, mais aussi dans des cuisines plus modestes. Comme celles de jeunes entrepreneuses qui aident à l’insertion des femmes migrantes en leur faisant mijoter (et vendre) les plats traditionnels de leur pays à des clients heureux de se régaler et d’aider. Et des femmes aux manettes qui opèrent une révolution dans la manière de manager leurs équipes et de combattre le sexisme ordinaire. Ce sont des modèles encourageants. » Dans ce road-movie culinaire, on observe Anne-Sophie Pic, seule femme triplement étoilée, qui prône « la solidarité féminine » et qui donne sa chance à deux jeunes stagiaires filles. On y découvre Kamilla Seidler, cheffe danoise surdouée du restaurant Gustu en Bolivie, qui demande aux filles de son équipe de « redresser la tête » et aux garçons de son staff très réticents « de faire la plonge », certainement pour la première fois de leur vie. On y observe Dominique Crenn, Française installée à San Francisco, deux étoiles au Michelin et méconnue dans son propre pays (lire témoignage). Toutes ont en commun de s’être battues un peu plus que les autres. Paz Levinson, meilleure sommelière en Argentine, gagnante de nombreux concours, officie chez Virtus à Paris, mais reconnaît être encore confrontée à des clients circonspects voire méfiants. Une femme qui s’y connaît en vin, c’est une blague ? Certaines se battent contre les préjugés de leur propre famille. Comme la cheffe congolaise Victoire Gouloubi qui dirige aujourd’hui les cuisines du Mirtillo Rosso, un restaurant réputé dans les montagnes italiennes, mais qui a choisi cette voie « contre l’avis de [son] père qui [lui] répétait que cuisiner pour les autres était un travail de domestique pour les autres ! ».

« Travailler comme des fous en sacrifiant sa santé, sa vie privée, personne n’en veut plus ! Ni les femmes ni les hommes. »

« L’avenir est aux femmes qui réinventent le restaurant ou la cuisine, pour s’y épanouir en tenant compte du contexte culturel actuel et de ses limites : pop up resto, coffee shops, bistrots, cantines canon, caves à manger, explique Alexandre Cammas. Les meilleures cheffes, à quelques exceptions près, ne chassent pas les étoiles. » Une solution qui ne convainc pas totalement Maria Canabal : « Les femmes méritent évidemment des étoiles autant que les hommes ! Arrêtons de dire que c’est trop dur pour les femmes ! Elles peuvent, elles aussi, atteindre l’excellence. Elles le font déjà. Et ce n’est pas non plus une question de conciliation de vie de famille. Adeline Grattard attend son troisième enfant et elle a décroché une étoile ! Il faut que les femmes s’affirment davantage, certes, mais aussi que les chefs soient plus solidaires avec leurs collègues féminines. À la prochaine table ronde sans femmes, qu’ils refusent d’y participer, au prochain jury où il n’y a pas de femmes, qu’ils boycottent ! Je voyage partout dans le monde : dans les cuisines de femmes, ça crie moins. Aujourd’hui, il n’y a qu’un seul modèle d’organisation du travail très restrictif et énormément de burn-out. Pacifions les fourneaux ! Certains chefs ont déjà tout compris et nomment des femmes à des postes stratégiques comme Massimo Bottura, qui n’a que des femmes cheffes de partie, ou René Redzepi, qui impose des équipes mixtes. C’est un enjeu de société. Travailler comme des fous en sacrifiant sa santé, sa vie privée, personne n’en veut plus ! Ni les femmes ni les hommes. » Une cheffe américaine très réputée, Alice Waters, avait déjà opéré cette révolution tranquille. C’était en 1971, à Berkeley. Depuis qu’elle a ouvert Chez Panisse, ses salariés sont les plus heureux du monde. Son secret ? « Elle mise sur la polyvalence, conclut Maria Canabal, tout le monde change de poste régulièrement et peut aussi passer facilement du service du soir au service du matin. » Moins de lassitude, moins de stress, plus de sens, plus de bonheur. Pour les femmes et les hommes aussi. Oui, cheffe !

Le Parabere, nouveau forum féministe

Lancée il y a quatre ans par la journaliste gastronomique Maria canabal, cette plateforme est à la fois un réseau d’entraide, de networking au féminin et une rencontre annuelle. Deux jours durant, quelque 300 participants (chefs, sommeliers, producteurs) réfléchissent à l’avenir de la gastronomie au cours de tables rondes et de conférences uniquement féminines le matin et mixtes l’après-midi. Girl power !
parabereforum.com

Paroles de cheffes

Adeline Grattard - Yam’tcha
« Il faut casser les stéréotypes »

« Quand j’ai rouvert mon restaurant, en 2015, je n’ai embauché que des femmes. C’était une volonté. Le problème, c’est le fait que la société attend toujours que ce soient les femmes qui en plus de leur travail s’occupent de leurs enfants. Mais je connais des chefs hommes et femmes qui ferment leur restaurant le week-end pour souffler. On progresse. »
121, rue Saint-Honoré, Paris-1er.
Anne-Sophie Pic - Maison Pic
« Il faut agir avec les hommes »

« Hommes et femmes sont complémentaires en cuisine. Il s’agit de dialoguer avec les hommes et de ne pas se confronter à eux, mais il faut que certains chefs acceptent de lâcher un peu de pouvoir. Les femmes sont précises, minutieuses, consciencieuses, ponctuelles et très créatives. Je prône aussi davantage de bienveillance derrière les fourneaux. »
285, avenue Victor-Hugo, Valence (26).
Dominique Crenn - Atelier Crenn
« Faire son chemin, sans normes ni modèles »

« Quand je suis partie de France pour les États-Unis, j’avais 21 ans. Je ne me laisse jamais marcher sur les pieds. Je suis heureuse de mes deux étoiles, mais je ne suis pas obnubilée par les classements. Je fais mon chemin sans me soucier de ce que les autres font ou pensent. Aurais-je pu faire la même chose en France ? »
3127 Fillmore Street, San Francisco.

Cet article a été publié dans le magazine ELLE du vendredi 23 juin 2017.
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