Agnès Varda, la mamie anarchiste du cinéma français

JR est très chanceux : Agnès Varda lui a accordé sa confiance, coréalisant avec lui « Visages Villages », un road-trip rural infusé de sa singulière poésie. Chanceux parce que côtoyer Varda c’est toucher du doigt une cinéaste parmi les plus avant-gardistes, les plus affranchies et les plus admirées du cinéma français. La preuve par quatre.
Visages Villages  Agnès Varda la plus avantgardiste des cinastes français
AFP/ Georges Bendrihem

Elle a ouvert la voie à la Nouvelle Vague

En 1954, Agnès Varda a 26 ans, elle est photographe au TNP dirigé par Jean Vilar et réalise son premier film, La pointe courte, sur un quartier de pêcheurs à Sète. L’endroit est habité par les Pointus, des habitants au tempérament aussi solide que rigolard, qui avaient fasciné Varda lorsqu’elle y avait vécu deux ans, réfugiée pendant la guerre. Hybridation entre le documentaire et la fiction poétique (un couple au jeu erratique déambule parmi les Pointus), le film inaugure un dispositif : il est tourné à l’arrache, à l’air libre, en équipe réduite et sans un sous. Monté par Alain Resnais, interprété par Silvia Monfort et Philippe Noiret (alors un illustre inconnu dont c’est le premier film), le film est encensé à sa sortie par ceux qui ont l’œil, parmi lesquels Chris Marker, Marguerite Duras et François Truffaut. La pointe courte est depuis considéré par beaucoup comme le film ayant donné le top départ de la Nouvelle Vague. Ni plus ni moins le mouvement le plus marquant de l’Histoire du cinéma français. Merci qui ?

Elle a envoûté les Américains

Chez qui Jim Morrison, leader sublime et cramé des Doors, trouve-t-il refuge quand il a le cafard lors de son séjour parisien en 1971, peu de temps avant sa disparition tragique ? Chez Jacques Demy et Agnès Varda bien sûr, dans leur iconique maison de la rue Daguerre. Morrison adore la réalisatrice et ses enfants, Rosalie et Mathieu (Demy), et tape l’incruste à leurs anniversaires, grand chevelu en pantalon en cuir parmi une ribambelle de gamins. Il passe une journée sur le tournage de Peau d’âne, émerveillé par Catherine Deneuve. Le couple a rencontré le chanteur lors de leur long séjour à Los Angeles à la fin des années 60 (Demy y tourne Model Shop), et ils sont restés amis. C’est en son hommage que Demy écrira le scénario de Parking (1985), l’histoire d’une pop-star interprétée par… Francis Huster. Bon. En Californie, Varda fréquentera Andy Warhol, rencontrera Gregory Peck et Mae West, et boira des coups avec les débutants Steven Spielberg, Georges Lucas et Francis Ford Coppola. Des stars ont également succombé au charme de son cinéma, comme Robert de Niro, Martin Sheen, Stephen Dorff et Harrison Ford qui jouent tous dans Les Cent et une nuits de Simon Cinéma. Quant à Martin Scorsese, il a grandement contribué à la restauration de ses films « américains » par l’intermédiaire de sa Film Foundation.

Agnes Varda, JR Cine / Tamaris Social Animals

Elle fait ce qu’elle veut avec ses cheveux

Depuis quelques années, la cinéaste arbore une coupe de cheveux tout à fait novatrice, une sorte de toit de champignon de Schtroumpf, un bol blanc et roux bien délimité comme un Malabar bi-goût. Cette audace capillaire l’a rendue reconnaissable entre toutes les vieilles dames (elle a 89 ans) et a parachevé sa légende, son aura d’icône underground. Elle avait une signature en tant que cinéaste, elle a désormais une silhouette, une figure, un signe distinctif, comme Charlot et sa canne ou Marilyn Monroe et son grain de beauté. Son excentricité ne s’arrête pas là. Son coffret de DVD (Tout(E) Varda) est à son image : une boîte à trésors bourrée de fantaisie, de second degré, de pieds-de-nez, de gris-gris et de petits trucs à conserver. Outre son œuvre intégrale, on y trouve par exemple la recette des côtes de blettes au gratin. Comme le livre de recettes de Marguerite Duras (La cuisine de Marguerite), le texte est un bonheur à lire, une poésie qui divague sur les termes culinaires (« poussières de muscade », « égouttez, l’adjectif est égouttant ») et révèle la femme sous le tablier. Rompue au bon sens et à l’autodérision, Varda est, pour finir, la seule cinéaste à se cacher sous son foulard quand Cannes lui fait une standing ovation. Une leçon d’humilité peu commune de nos jours.

Elle a immortalisé les revendications d’une époque

Varda ça n’est pas qu’un look, c’est avant tout un point de vue : féministe, altruiste, humaniste, révoltée, elle défend et filme depuis toujours les plus faibles, les cachés, ceux qu’on ne regarde pas ou qu’on ne veut pas voir. Sous ses airs de mamie toute mignonne qui fait des gratins, elle distille une pensée qui reste, aujourd’hui encore, moderne, quasi-anarchique au regard de la société actuelle. Ses films sont des brûlots hardis, à la fois doux, solaires et impactants, d’autant plus qu’ils ont l’apparence de gentils délires inoffensifs. Entre 1967 et 1981, elle réalise cinq films aux États-Unis. À les revoir aujourd’hui, on prend la mesure de leur valeur, véritables témoignages d’une époque où tout volait en éclats : Lions Love est un film hippie culte où Viva (égérie de Warhol), Rado et Ragni (les auteurs de la comédie musicale Hair) « chillent » à poil dans une villa hollywoodienne sur fond d’assassinat de Kennedy. Dans Murs, Murs elle filme les premiers murals contestataires qui, dans les années 70, ornent les murs des quartiers populaires de Los Angeles. Black Panthers suit les leaders du mouvement, leurs manifestations, leurs débats, leurs combats. Avant de devenir plasticienne (il y a 10 ans) et entre deux spots publicitaires réalisés pour Tupperware (sous forme de comédie musicale !) ou les collants Minuit, elle signe L’une chante l’autre pas, un manifeste féministe ; Sans toit ni loi avec la jeune Sandrine Bonnaire, chronique sur le quotidien des hobo d’alors, tandis que Les glaneurs et la glaneuse suit les laissés-pour-compte. Sans heurt ni violence, Varda a passé sa vie à prendre le pouls du monde, ses injustices flagrantes comme ses poètes anonymes.