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"Je suis sur leur liste noire" : rencontre avec Zarifa Ghafari, la maire afghane qui a échappé aux talibans

Zarifa Ghafari
Le nom de Zarifa Gafhari figure sur la liste noire des talibans. Pour protéger sa famille, elle a fui son pays. Ayumi Moore Aoki

Interview. - La plus jeune maire d'Afghanistan, militante des droits humains et de l'égalité entre les femmes et les hommes, a réussi à fuir son pays, retombé entre les mains des talibans le 15 août dernier.

Elle est assise à la terrasse d'un restaurant parisien. Ses longs ongles vernis de rouge entourent une assiette de salade César qu'elle a commandée car elle "adore tout ce qui contient du fromage". Autour de son cou brillent une chaîne dorée et un pendentif en forme de lettre B, pour Bashir, son mari. En la voyant ainsi, qui peut imaginer qu'à peine deux semaines plus tôt, elle fuyait l'Afghanistan sous les balles ? Zarifa Ghafari, 29 ans, était la maire de Maidan Shahr, une ville de 50.000 habitants située à une cinquantaine de kilomètres de Kaboul. Du jour au lendemain, elle a tout laissé derrière elle, la mort dans l'âme, pour fuir son pays. Le 15 août, lorsque les talibans sont entrés dans la capitale afghane, elle s'était résignée à mourir.

Devenue maire à seulement 26 ans, rare femme à ce poste, ouvertement contre la doctrine talibane, son nom figurait sur la liste noire des gens à abattre pour le nouveau régime. Rien de nouveau pour celle qui a déjà été la cible de plusieurs tentatives d'assassinat. Mais c'est pour sauver la vie de sa famille qu'elle a tout laissé derrière elle. Sa propre vie, elle l'a sauvée pour ne pas abandonner ses proches, et pour continuer de lutter. Réfugiée en Allemagne, elle compte bien poursuivre son combat en se faisant la voix de celles et ceux qui n'ont pas pu se sauver du régime taliban. Un combat qu'elle est également venue mener à Paris, où nous l'avons rencontrée.

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Madame Figaro. - Où étiez-vous le jour où les talibans sont entrés dans Kaboul ?
Zarifa Ghafari.- J'étais au bureau et des gens sont venus me dire qu'il fallait partir. À peine sortie, ma mère m'a appelée pour me dire que mes sœurs étaient dehors. Elles sont toutes les deux à l'université et avaient cours ce jour-là. L'une d'elle était déjà dans une voiture, pas loin de la maison. Je lui ai dit de rentrer tout de suite. J'ai appelé l'autre et c'est là que j'ai su qu'elle n'avait aucun moyen de rentrer. Les routes étaient fermées et il n'y avait aucun taxi. Donc je suis allée la chercher à pied. Je l'ai retrouvée, j'ai retrouvé mon mari et on a continué de marcher au milieu des talibans. Sur le chemin du retour j'ai acheté un hijab, que j'ai payé 2500 afghanis au lieu de 700 normalement. Mais avec ça pour me recouvrir entièrement et le masque pour me cacher le visage, j'étais moins reconnaissable. Après être passés chez ma mère, nous sommes rentrés chez nous, à 10 kilomètres de là, toujours en marchant. Mes pieds saignaient.

Je devais gérer les idéologies des extrémistes et des réactionnaires, qui pensent qu'une femme n'a sa place qu'à la maison ou au cimetière

Ce jour-là, vous avez dit à un journal anglais : "je suis assise chez moi et j'attends les talibans. Ils vont venir chercher des gens comme moi et me tuer." Finalement vous ne vous êtes pas résignée à mourir et vous avez fui.
J'étais assise dans mon canapé et mon mari m'a dit que je ne pouvais pas rester comme ça, alors on a décidé de se réfugier chez des amis. Au moment où j'ai quitté ma maison, j'ai pleuré sans pouvoir m'arrêter, car j'ai tout laissé derrière moi. Le plus douloureux a été de devoir choisir ce que j'emportais. Je voulais tout garder, mais je ne pouvais prendre que très peu de choses. Donc j'ai pris les albums photos de notre cérémonie de fiançailles et de mariage et trois disques durs qui contiennent toute ma vie. J'ai aussi pris mon uniforme militaire, pour les grandes occasions, comme la fête de l'indépendance. Quelques vêtements, des chaussures, et c'est tout. Nous sommes partis sans savoir de quoi demain serait fait, ni même où nous allions exactement.

Pourquoi les talibans vous recherchaient-ils ?
Je suis sur leur liste noire, car je suis une femme et que je travaillais librement en tant que maire. J'étais ouvertement contre leur idéologie et contre le Pakistan. Rien que cela suffit à vous mettre sur liste noire.

Quelle était la situation des femmes en Afghanistan avant le retour des talibans ?
Il y avait des femmes partout, en politique, dans les médias, dans toutes les strates de la vie publique. Et même si c'était une faible proportion, nous nous attendions à être de plus en plus nombreuses. Mais l'erreur de la communauté internationale et du gouvernement afghan a été de totalement délaisser les femmes dans les campagnes. Ce sont elles qui sont les plus vulnérables. Elles n'ont pas accès à l'éducation ni à la santé.

Zarifa Ghafari
Zarifa Ghafari : "Le plus douloureux a été de devoir choisir ce que j'emportais. " Ayumi Moore Aoki

Qu'est-ce que le retour des talibans a changé ?
Tout. Ils tentent de faire disparaître l'identité des femmes, de les faire disparaître de la société. Ils les effacent même des murs en recouvrant leurs visages sur les affiches. Ils refusent qu'elles travaillent, qu'elles étudient ou même qu'elles sortent. Ils ont déclaré que les femmes devaient rester à la maison en attendant que les choses soient réglées. Mais je suis sûre qu'ils ne vont rien régler du tout. Ils disaient la même chose dans les années 90, et nous avons vu le résultat.

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Vous êtes devenue maire à 26 ans. Une des très rares femmes à ce poste en plus d'être très jeune. À quelles difficultés avez-vous fait face ?
Nous étions 138 candidats, et j'étais la seule femme. Une fois devenue maire, je me suis transformée en poulpe. Je devais être partout à la fois. Je devais gérer les idéologies des extrémistes et des réactionnaires, qui pensent qu'une femme n'a sa place qu'à la maison ou au cimetière et qui n'imaginaient pas être dirigés par une femme. Je devais gérer des groupes terroristes, la corruption, la mafia qui s'emparait des terres, mais aussi les propres membres de mon équipe. Beaucoup étaient directement en contact avec les talibans, certains faisaient même partie de leur famille, et leur donnaient des informations sur moi quotidiennement. J'ai aussi dû tenir tête à plusieurs membres de ma famille qui désapprouvaient ma position et voyaient d'un mauvais œil le fait que je sois si libre. J'ai sacrifié mon ancienne vie pour ce poste. Avant, j'étais un oiseau libre, je travaillais pour des associations. Et soudain je me suis retrouvée dans une cage.

Il n'était pas question qu'on s'en aille pour se retrouver dans un camp de réfugiés

Vous avez quitté l'Aghanistan une semaine après l'arrivée des talibans à Kaboul. Vous ne vouliez pas partir ?
Non, je ne l'avais jamais envisagé. Je n'avais même pas de dossier pour demander l'asile. Je m'étais toujours dit que l'Afghanistan était mon pays et que j'y resterai. Mais la nuit je n'arrêtais pas de penser à mes sœurs. Je m'inquiétais. Je me disais qu'elles étaient trop jeunes pour vivre la guerre (elles ont 19, 17 et 16 ans NDLR). J'ai pensé que je ne pouvais pas leur faire subir mes propres choix. Si tout s'était arrêté là pour moi, ça n'aurait pas été si grave, car j'ai eu le temps de vivre des choses, mais pas elles. À ce moment-là, je ne désirais qu'une chose, c'était que mon père soit en vie (il a été assassiné devant leur maison en novembre 2020 NDLR). Je les aurais bien envoyées où elles voulaient, mais je ne pouvais pas les laisser n'importe où dans le monde sans moi, car je suis responsable d'elles. Donc il fallait que je parte moi aussi.

Comment se sont déroulés les jours précédant votre départ ?
Je ne dormais pas de la nuit, car j'étais en contact avec des gens un peu partout dans le monde, qui voulaient m'aider à partir. Je voulais organiser les choses au mieux, car il n'était pas question qu'on s'en aille pour se retrouver dans un camp de réfugiés. Je devais à mon père de faire de mon mieux pour ma famille. Il fallait aussi attendre de pouvoir se rendre à l'aéroport, car certains jours ce n'était pas possible. Quatre jours après l'entrée des talibans à Kaboul, nous avons fait une première tentative qui a échoué. Nous venions d'arriver à l'aéroport quand plusieurs tirs ont éclaté. C'était trop dangereux, alors nous avons fait demi-tour. Mais nous ne pouvions pas retourner d'où nous venions, au cas où quelqu'un nous ait vu sortir et nous ait suivis. Donc nous nous sommes réfugiés chez un oncle de ma mère. Nous étions 9 dans une voiture pour 5. Nous nous sommes entassés comme on pousse des sacs dans un coffre, en les écrasant. Deux jours plus tard, nous avons réessayé, cette fois avec succès.

Vous n'aviez pas peur ?
Non, on meurt tous un jour, c'est un fait. Et j'ai déjà eu affaire à des attaques où on a essayé de me tuer. Je n'ai pas peur de mourir. Tout ce qui compte pour moi, c'est que si un jour je me retrouve avec un pistolet sur la tempe, je n'aie aucun regret. Que je ne me dise pas "oh j'aurais dû faire ceci ou cela".

La photo ci-dessous a été prise le jour où vous avez réussi à rejoindre l'aéroport. Vous étiez assise par terre, dans une voiture, aux pieds de votre mari pour vous cacher. À quoi pensiez-vous à ce moment-là ?
Je me suis rendue compte de la situation et je me suis demandé ce que je faisais là. À peine une semaine avant j'étais bien habillée, j'avais ma propre voiture, ma maison, tout allait bien, j'avais tout et là je me retrouvais comme ça, sans rien.

Zarifa Ghafari
Zarifa Ghafari, assises par terre, aux pieds de son mari pour se cacher, alors qu'elle tente de rejoindre l'aéroport pour fuir l'Afghanistan. Zarifa Ghafari

Avant d'arriver en Allemagne, où vous résidez depuis votre départ de l'Afghanistan, vous êtes passée par plusieurs pays. D'abord Islamabad, au Pakistan, puis la Turquie, où vous avez passé 3 jours. Comment vous êtes-vous sentie lorsque vous avez posé le pied hors d'Afghanistan pour la première fois ?
En arrivant à Islamabad, je voulais tuer tout le monde. En particulier les soldats de l'armée pakistanaise. Depuis que le Pakistan a été créé, il n'arrête pas d'interférer dans les affaires de l'Afghanistan. Ils soutiennent les talibans, les entraînent, travaillent avec eux… Donc fuir mon pays pour me retrouver là, au milieu d'eux, les entendre me dire ce que je devais faire et où je devais aller… ça me tapait sur le système. J'étais très en colère. La correspondance avant de décoller pour la Turquie n'a duré que 30 minutes, mais c'était pire que tout. Dans l'avion, je ne voulais même pas respirer, car je ne veux pas respirer l'air de ce pays. Je le déteste.

Comment vous sentez-vous lorsque vous marchez dans les rues de Berlin ou de Paris ?
Je ne peux pas dire que je me sente bien. En voyant les gens ici, je me dis qu'ils n'ont peut-être jamais connu d'épreuves aussi difficiles que celles que nous vivons en Afghanistan. Et je sais à quel point les gens souffrent là-bas. Nous avions tout construit nous-mêmes et les talibans ont tout détruit. Alors que les gens sont en train de se demander comment vivre sur Mars, l'Afghanistan a fait un bond en arrière.

Vous étiez à la conférence de solidarité avec l'Afghanistan, organisée par la mairie de Paris, le jeudi 2 septembre. Qu'avez-vous ressenti en étant dans l'Hotel de Ville en train de parler de l'Afghanistan ?
C'était bien, mais je n'ai pas aimé que l'on présente l'ambassadeur d'Afghanistan comme étant "l'ancien" ambassadeur. C'était terrible de l'entendre être présenté comme cela. À part ça, j'étais ravie que les médias soient nombreux à être là pour m'écouter et publier ce que j'avais à dire. C'est une forme de soutien qui compte plus pour moi que n'importe quelle autre.

Comment comptez-vous poursuivre votre combat pour les femmes afghanes depuis l'Europe ?
Je ne me bats pas que pour les femmes, je me bats pour toute ma génération. Je me bats pour ma nation, pour mon pays, ses montagnes, ses rivières, ses plantes, ses animaux, tout. Et je vais le faire en utilisant ma voix, car j'ai une tribune maintenant. Il y a encore trop de femmes qui aimeraient s'exprimer mais qui ne le peuvent pas. Ce serait un pêché de rester silencieuse ou d'ignorer ce qui se passe là-bas.

Vous avez dit vouloir négocier avec les talibans, pensez-vous que ce soit vraiment possible ?
Les talibans veulent obtenir une légitimité sur la scène internationale. Ils cherchent à être reconnus, et ils ne sont pas revenus 20 ans plus tard pour repartir de si tôt. Ils vont être là pendant des années. Alors autant s'adapter à la situation, car nous ne pouvons pas les ignorer. Si seulement nous pouvions mettre un terme à l'ingérence du Pakistan, nous pourrions discuter avec eux. Ils ont tout intérêt à discuter avec nous, et nous aussi. Rester présents en Afghanistan est la seule façon d'éviter de se faire surprendre par une autre attaque terroriste comme celle du 11 septembre 2011.

Que voudriez-vous obtenir ?
Je veux des droits humains fondamentaux pour tous les Afghans et toutes les Afghanes. Je veux négocier avec eux au nom de ma mère, de mon père et de leurs rêves. Ils ont tant sacrifié et ont vécu l'enfer pour que leurs enfants aient une vie meilleure. Mon poste de maire a coûté la vie à mon père. Ils l'ont assassiné pour essayer de me décourager. Il faut parler avec les talibans pour savoir ce qu'ils veulent et quel est leur problème. Il faut que nous nous comprenions.

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4 commentaires
  • Tellmemore

    le

    Mais qu'on fait les femmes dans ces pays pour mériter une telle haine ? Ils sont pas heureux les barbus crétinus qu'une femme les ait mis au monde un jour. En espérant qu'ils seront vite envoyés en enfer !

  • Jaq Derolland

    le

    On peut difficilement comparer la femme occidentale de celle des pays dits émergents, du tiers monde ou ceux d'obédience musulmanes. Ni la riche, disons bourgeoise, de la prolétaire, la citadine de la rurale, la mariée, veuve ou célibataire, la politique de l'apolitique, la grand-mère de la fille ou de la mère.
    Pourtant, toutes sont femmes ! (et) je l'aime.

  • anonyme

    le

    Ces femmes afghanes ont un courage incroyable! Quand je pense aux combats dérisoires de nos féministes occidentales (sur le sexisme, balance ton porc, écriture inclusive etc...), je me dis que si elles devaient trouver une cause noble, une cause qui mérite que l'on se batte pour elle, ce serait d'essayer de faire avancer la cause des femmes afghanes en sensibilisant les organisations et les décideurs à l'échelle mondiale. Se préoccuper de ces petites filles, privées d'éducation et mariées dès l'âge de 12 ans, condamnées à regarder le monde à travers leur voile grillagé, c'est autrement plus important que de remettre en question la règle des accords ("le masculin l'emporte sur le féminin") dont nos éminentes féministes se sont fait les spécialistes.

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