Les Grenades

Titiou Lecoq : "Ce sont majoritairement des femmes qui se sont intéressées à l’histoire des femmes"

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Par July Robert pour Les Grenades

De l’intimité de la salle de bain (Libérées ! Le combat féministe se gagne devant le panier à linge sale) à la grande Histoire, l’autrice Titiou Lecoq fait le grand écart avec son dernier ouvrage "Les grandes oubliées. Pourquoi l’Histoire a effacé les femmes".

Elle y trace une ligne du temps détaillée de l’histoire du monde et de chacune des époques qui la constitue au regard de ce que les femmes y ont accompli. Essai éclairant pour comprendre les mécanismes qui expliquent les rapports de pouvoir, il y est donc inévitablement question de la place et du rôle des femmes, mais pas que.

L’autrice ne se contente pas d’offrir une nouvelle approche des origines de la domination masculine et du patriarcat. Elle s'intéresse également à l’esclavage, au racisme ou encore au validisme. Les prises de conscience provoquées par la lecture sont loin d’être toujours agréables, et ce n’est rien de le dire. C’est ici que l’écriture légère et souvent drôle de Titiou Lecoq remplit pleinement son rôle.

S’il ne fallait en garder qu’un exemple, ce serait les quatre pages qu’occupent sa réécriture délicieuse de l’histoire de la reine Brunehaut, qu’elle entame avec cette petite mise en garde : "Ô vous, médiévistes, laissez ici ce livre et pardonnez-moi mes offenses".

Les Grenades ont rencontré cette autrice drôle et profondément inspirante.


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Votre ouvrage traite de sujets parfois lourds, souvent ardus lorsqu’il s’agit d’histoire ancienne ou de sciences. Et pourtant, il reste extrêmement lisible, facile d’accès.

Il y a un côté très réfléchi dans l’utilisation que je fais de l’humour. Ce qui m’a pris le plus de temps, ce n’est pas tant les recherches que de trouver le bon ton, le ton juste. J’écris à la première personne parce que c’est plus simple de mettre des blagues à la première personne. Mais je dois alors trouver la bonne distance avec les lecteurs et lectrices, trouver ma propre place, me demander où je situe le lectorat, à quel moment je joue la complicité ou pas. C’est ça qui me prend le plus de temps.

Vous évoquez votre travail de recherches. On peut imaginer qu’il a dû être énorme pour cet ouvrage. D’autant plus que vous ne donnez voix et crédit qu’à des femmes. Cela a-t-il compliqué le travail ?

En réalité, ce sont majoritairement des femmes qui se sont intéressées à l’histoire des femmes. Leurs travaux sont tout à fait accessibles. On ne cite toujours que des hommes, mais se sont principalement des femmes qui travaillent sur ces domaines-là. Je n’ai pas dû aller creuser dans les archives. Le fait est qu’elles sont peu médiatisées, pour une Michelle Perrot (historienne qui signe la préface), il y a cent hommes. On entend que des hommes, comme sur tout et partout. Petit à petit, on entend certaines femmes, mais on ne les trouve que si on cherche sur Internet, elle ne sont pas relayées dans les médias. Je l’explique par le fait qu’elles ont moins de temps pour se mettre en avant. Pour peu que tu aies des enfants, que tu gères ta maison et que tu fasses ton travail de recherches, tu n’as plus le temps. Aller dans les médias, ça prend beaucoup de temps, en fait !

Pour garder les lecteurs et lectrices en haleine, vous invoquez continuellement notre imagination.

Oui, parce que c’est comme ça qu’on ouvre le champ des possibles. Mais j’essaye aussi toujours de faire des liens avec le temps présent. J’invite les gens à partir de leur expérience ou de la manière dont ils peuvent voir percevoir les choses. C’est pour ça que je parle de mon expérience personnelle, de moi écolière. Cela devient un fil rouge que j’étire et qui me paraissait faciliter les choses. On a, grosso modo, toutes et tous eu les mêmes cours d’histoire. Ça me permet de les interpeller : "Vous vous souvenez, en cours, comment c’était ? Vous vous rappelez comment on était installé en classe, à côté du radiateur ? Et puis ce qu’on vous a dit ? Eh bien, en fait, c’est faux !" Je pars d’une situation précise pour les lecteurs et lectrices qui va leur évoquer quelque chose pour les emmener vers "tiens, il y a une doctorante qui a fait une thèse sur tel sujet, et c’est vraiment super intéressant !".

Il y a aussi autre chose à laquelle j’ai beaucoup réfléchi. Je consomme énormément de plateformes, du Netflix, et autres. Et dès le départ, je me suis demandée comment faire pour que les gens, après une journée de travail, aient envie de prendre un bouquin plutôt que de mater une série. Parce que des séries de bonne qualité, il y en a ! Et donc qu’est-ce qui fait que plusieurs soirs d’affilée, ces personnes vont ouvrir mon livre ? C’est une question fondamentale qui m’a habitée durant l’écriture, d’autant plus que c’est un livre d’histoire et qu’il y a plein de gens à qui cela pourrait faire peur. Qu’est-ce qui fait qu’on y revient ? J’ai voulu mettre des effets cliffhanger pour donner envie d’y revenir. Et donc ça me fait plaisir que vous disiez que je suis parvenue à vous tenir en haleine.

En parlant de l’invention de l’imprimerie, vous indiquez qu’il faut distinguer l’outil de l’usage qu’on en fait. Si elle est utilisée pour servir à diffuser la haine des femmes, le progrès technique n’est pas automatiquement un progrès intellectuel et/ou humaniste. C’est une vision que l’on pourrait également appliquer aux nouveaux concepts qui émergent, non ?

Je me suis souvent posée cette question. Par exemple, le terme "woke" qui veut dire qu’on est contre les discriminations, est-ce qu’il faut se le réapproprier ? On pourrait le revendiquer et en faire quelque chose de positif. Mais dans le même temps, il y a tellement de fake news sur le féminisme et sur toutes les luttes actuelles qu’ils parviennent à faire croire qu’il s’agit d’autre chose qu’une lutte contre les discriminations. La question d’Internet me préoccupe aussi beaucoup. On sait aujourd’hui, sur base d’une enquête fouillée, qu’Internet est de droite dans la mesure où les algorithmes ont été créés par des hommes blancs d’un certain milieu et qui, de ce fait, favorisent ces prises de position-là. Et donc c’est compliqué car on a aucune main sur ça. Il faudrait construire d’autres réseaux sociaux, avec d’autres algorithmes, cela me semble plus compliqué que de s’emparer d’une imprimerie et d’imprimer nos trucs. C’est devenu tellement massif et tellement global que je trouve le point d’entrée plus compliqué à trouver. Mais déjà, si on a conscience que les algorithmes sont complètement subjectifs et biaisés, on comprend pourquoi les voix de gauche et les voix féministes n’existent pas.

On vous sent un peu amère par rapport à #MeToo, pourquoi ?

Non, ce n’est pas du tout de l’amertume, je suis super enthousiasmée par ce mouvement. Mais c’est vrai qu’en terme de concrétisation… je suis toujours en réflexion. Si Emmanuel Macron m’appelle demain et m’invite pour lui présenter les dix mesures féministes à faire passer, fondamentalement, je me demande si on les a. On dit qu’on est pour l’égalité et qu’il faut arrêter de violer, c’est la base, oui ! Mais concrètement, on veut quoi ? Par exemple, j’ai réalisé un podcast sur l’argent et j’ai donc fait des recherches sur l’impôt. À Macron, je pourrais lui dire qu’un impôt féministe permettrait de changer la vie des gens et que c’est quelque chose de faisable. #MeToo, je trouve ça absolument super, mais à un moment, il faut aussi qu’on ait des mesures concrètes à aller proposer. Il faudrait qu’on ait vingt mesures à faire signer, par exemple, aux candidat·es à la présidentielle et qu’elles et ils s’y engagent.

Dans les années 70, les militantes se sont concentrées sur des choses concrètes (droit à l’avortement, pénalisation du viol, etc.) et ont remporté des victoires. Pour l’instant, j’ai l’impression que nous sommes sur des questions culturelles et sans revendications claires. Or, nous pourrions en avoir. Par exemple, sur la question des violences faites aux femmes, on veut des magistrat·es spécialement formé.es avec des tribunaux spéciaux, comme en Espagne. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de me demander comment on fait concrètement pour changer la vie des femmes. Il y a plein de choses très concrètes sur lesquelles on peut se battre et réussir à gagner. J’aimerais bien qu’on aille dans le dur et dans le concret, qu’on puisse descendre dans la rue en disant clairement ce qu’on veut. En général, on veut l’égalité, mais concrètement, qu’est-ce que ça veut dire ? Que met-on en œuvre politiquement ?

Nous sommes dans une impasse ?

Je pense qu’on est à un moment très compliqué. J’ai l’impression qu’on est sur la ligne de crête, mais qu’on ne sait pas encore dans quel sens ça va basculer. Nous sommes en pleine bataille culturelle, mais on ne sait pas encore qui va l’emporter. Certainement un peu des deux camps. Moi, je suis assez inquiète sur l’horizon politique en France, clairement. On a quand même deux candidat·es d’extrême droite, ça parait fou ! Déjà quand il n’y en avait qu’une, c’était déjà dingue, mais là, on en a deux… C’est clair qu’ici on est dans le court terme, mais je ne suis pas super optimiste pour l’instant. Je trouve ça compliqué de faire exister une parole différente, c’est vraiment difficile de sortir de nos petits réseaux. Je trouve que la période n’est pas apaisée et que nos moyens d’action, pour l’instant, sont assez limités.

D’ici quarante ans, on aura clairement regagné plein de choses, mais là, sur les deux/trois prochaines années… J’ai un très bon ami qui est historien spécialiste du nazisme et lui me dit que pour l’instant, c’est la révolution réactionnaire qui l’a emporté. Et pas qu’en France, de manière assez large dans le monde, ils sont en train de l’emporter. On veut une autre société, on ne veut plus du capitalisme. Mais vu que ce n’est visiblement pas pour l’année prochaine. En attendant la révolution, il y a quand même des trucs qu’on peut faire. Il faudrait que tous les courants féministes parviennent, comme ce fut le cas dans les années 70, à se recentrer sur certaines propositions fortes que, toutes, nous serions prêtes à porter ensemble. Peut-être que ce qui nous manque, c’est d’avoir une bannière commune sous laquelle nous retrouver sur quelques points essentiels.


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Rencontre avec Titiou Lecoq - Le Mug

Les grandes oubliées. Pourquoi l’Histoire a effacé les femmes, Titiou Lecoq, L’Iconoclaste, 2021.

July Robert est traductrice et autrice.

Si vous souhaitez contacter l’équipe des Grenades, vous pouvez envoyer un mail à lesgrenades@rtbf.be.

Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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