Votre ouvrage traite de sujets parfois lourds, souvent ardus lorsqu’il s’agit d’histoire ancienne ou de sciences. Et pourtant, il reste extrêmement lisible, facile d’accès.
Il y a un côté très réfléchi dans l’utilisation que je fais de l’humour. Ce qui m’a pris le plus de temps, ce n’est pas tant les recherches que de trouver le bon ton, le ton juste. J’écris à la première personne parce que c’est plus simple de mettre des blagues à la première personne. Mais je dois alors trouver la bonne distance avec les lecteurs et lectrices, trouver ma propre place, me demander où je situe le lectorat, à quel moment je joue la complicité ou pas. C’est ça qui me prend le plus de temps.
Vous évoquez votre travail de recherches. On peut imaginer qu’il a dû être énorme pour cet ouvrage. D’autant plus que vous ne donnez voix et crédit qu’à des femmes. Cela a-t-il compliqué le travail ?
En réalité, ce sont majoritairement des femmes qui se sont intéressées à l’histoire des femmes. Leurs travaux sont tout à fait accessibles. On ne cite toujours que des hommes, mais se sont principalement des femmes qui travaillent sur ces domaines-là. Je n’ai pas dû aller creuser dans les archives. Le fait est qu’elles sont peu médiatisées, pour une Michelle Perrot (historienne qui signe la préface), il y a cent hommes. On entend que des hommes, comme sur tout et partout. Petit à petit, on entend certaines femmes, mais on ne les trouve que si on cherche sur Internet, elle ne sont pas relayées dans les médias. Je l’explique par le fait qu’elles ont moins de temps pour se mettre en avant. Pour peu que tu aies des enfants, que tu gères ta maison et que tu fasses ton travail de recherches, tu n’as plus le temps. Aller dans les médias, ça prend beaucoup de temps, en fait !
Pour garder les lecteurs et lectrices en haleine, vous invoquez continuellement notre imagination.
Oui, parce que c’est comme ça qu’on ouvre le champ des possibles. Mais j’essaye aussi toujours de faire des liens avec le temps présent. J’invite les gens à partir de leur expérience ou de la manière dont ils peuvent voir percevoir les choses. C’est pour ça que je parle de mon expérience personnelle, de moi écolière. Cela devient un fil rouge que j’étire et qui me paraissait faciliter les choses. On a, grosso modo, toutes et tous eu les mêmes cours d’histoire. Ça me permet de les interpeller : "Vous vous souvenez, en cours, comment c’était ? Vous vous rappelez comment on était installé en classe, à côté du radiateur ? Et puis ce qu’on vous a dit ? Eh bien, en fait, c’est faux !" Je pars d’une situation précise pour les lecteurs et lectrices qui va leur évoquer quelque chose pour les emmener vers "tiens, il y a une doctorante qui a fait une thèse sur tel sujet, et c’est vraiment super intéressant !".
Il y a aussi autre chose à laquelle j’ai beaucoup réfléchi. Je consomme énormément de plateformes, du Netflix, et autres. Et dès le départ, je me suis demandée comment faire pour que les gens, après une journée de travail, aient envie de prendre un bouquin plutôt que de mater une série. Parce que des séries de bonne qualité, il y en a ! Et donc qu’est-ce qui fait que plusieurs soirs d’affilée, ces personnes vont ouvrir mon livre ? C’est une question fondamentale qui m’a habitée durant l’écriture, d’autant plus que c’est un livre d’histoire et qu’il y a plein de gens à qui cela pourrait faire peur. Qu’est-ce qui fait qu’on y revient ? J’ai voulu mettre des effets cliffhanger pour donner envie d’y revenir. Et donc ça me fait plaisir que vous disiez que je suis parvenue à vous tenir en haleine.
En parlant de l’invention de l’imprimerie, vous indiquez qu’il faut distinguer l’outil de l’usage qu’on en fait. Si elle est utilisée pour servir à diffuser la haine des femmes, le progrès technique n’est pas automatiquement un progrès intellectuel et/ou humaniste. C’est une vision que l’on pourrait également appliquer aux nouveaux concepts qui émergent, non ?
Je me suis souvent posée cette question. Par exemple, le terme "woke" qui veut dire qu’on est contre les discriminations, est-ce qu’il faut se le réapproprier ? On pourrait le revendiquer et en faire quelque chose de positif. Mais dans le même temps, il y a tellement de fake news sur le féminisme et sur toutes les luttes actuelles qu’ils parviennent à faire croire qu’il s’agit d’autre chose qu’une lutte contre les discriminations. La question d’Internet me préoccupe aussi beaucoup. On sait aujourd’hui, sur base d’une enquête fouillée, qu’Internet est de droite dans la mesure où les algorithmes ont été créés par des hommes blancs d’un certain milieu et qui, de ce fait, favorisent ces prises de position-là. Et donc c’est compliqué car on a aucune main sur ça. Il faudrait construire d’autres réseaux sociaux, avec d’autres algorithmes, cela me semble plus compliqué que de s’emparer d’une imprimerie et d’imprimer nos trucs. C’est devenu tellement massif et tellement global que je trouve le point d’entrée plus compliqué à trouver. Mais déjà, si on a conscience que les algorithmes sont complètement subjectifs et biaisés, on comprend pourquoi les voix de gauche et les voix féministes n’existent pas.