Autant que je me souvienne, je ne me suis jamais laissée inviter par un homme lors d’un premier date. Ni lors d’un second ou d’un troisième d’ailleurs.

Pire encore, je suis du genre à payer d’office ma tournée pour le premier verre, histoire de donner le ton, y compris quand je n’ai absolument pas un rond. Même au collège, je ne laissais pas Kevin*, de deux ans mon aîné, payer pour ma place de ciné. Par orgueil, par fierté, pour certainement tenter de surprendre ou d’en imposer, et de clarifier d’emblée que je ne suis pas là pour me faire acheter.

Et si la relation est amenée à se prolonger, voire (soyons fous !) à durer, je mets un point d’honneur à payer de façon égalitaire ma part ou 50% des frais, que ce soit le loyer, les vacances ou l’addition, m’assurant ainsi tranquillité d’esprit et sentiment de satisfaction.

Vidéo du jour

Bref, selon moi, les bons comptes font les bons partenaires de vie, et je caresse même le doux rêve financier de pouvoir un jour entretenir ma tendre moitié. Problème ? Il semblerait que je sois complètement en train de me faire arnaquer. Littéralement.

Tout partager, pour défendre son honneur ?

C’est du moins ce que m’assure par téléphone Lucile Quillet, journaliste spécialisée dans le travail des femmes et autrice du sulfureux Le prix à payer : ce que le couple hétéro coute aux femmes (Ed. Les liens qui libèrent, 2021).

“Je suis surprise de voir encore beaucoup de femmes vouloir absolument faire 50/50 dans la répartition des dépenses avec leur conjoint, pour défendre leur honneur en quelque sorte, alors que la société reste profondément inégalitaire vis-à-vis d’elles”, lance-t-elle, appuyant son propos d’une liste de données chiffrées aussi probante que désarmante.

En effet, malgré une égalité des sexes entérinée par la loi française et sa Constitution, on note encore 42% d'écart de salaires en moyenne entre les hommes et les femmes au sein d'un même couple selon une étude de 2014, des tâches domestiques assumées à 72% par ces dernières (sans contrepartie financière) ou encore 40% de différence de retraites suite à cette capitalisation du temps en faveur de l’éducation des enfants et la gestion du foyer.

En couple, la note est plus salée pour les femmes

Et selon notre experte, la note est d'autant plus salée pour les femmes hétérosexuelles en couple du fait des revenus qu’elles ne toucheront jamais, au nom du sacro-saint couple élevé au rang d’idéal de vie... et de sa répartition des tâches - professionnelles, domestiques, parentales, sexuelles, monétaire - hétéronormée. “En tant que journaliste, j’ai pu constater que la vie privée des femmes impacte leur carrière car elles sont la variable d’ajustement de la famille”, explique Lucile Quillet.

“Lorsque l’on passe à un temps partiel ou que l’on refuse une promotion parce qu’il y a des enfants à venir chercher à 17h30, cela veut dire moins de salaire, moins de chômage, moins de droits à la retraite. Il y aussi le travail domestique et parental gratuit des femmes qui a une grande valeur pour l’autre partenaire car il n’a pas à l’effectuer et peut ainsi se concentrer sur une activité rémunérée”, résume-t-elle au sujet de ce manque à gagner financier, tout en rappelant les dépenses supplémentaires que les femmes doivent engager en raison de ce même idéal stéréotypé.

“Pour être la bonne candidate au couple hétérosexuel, il faut remplir une charge esthétique bien plus longue que celle des hommes et ce à tout âge. C’est d’être mince, maquillée, épilée, apprêté : autant d’injonctions qui ont un coût très important”, rappelle Lucile Quillet, qui recommande à ses lectrices d’évaluer le montant total des produits et accessoires de beauté qu’elles ont dans leur salle de bain et d’établir l'écart avec celui de leur compagnon.

“Le coût moyen d’une séance d'épilation classique est de 60 euros. Si on le multiplie sur 20, 30 ans, on peut arriver rapidement à 20 000 €. Et on peut faire beaucoup de choses avec 20 000 €”, souligne-t-elle, donnant également l’exemple de la charge contraceptive, gynécologique ou encore émotionnelle comme autant de charges imputées aux femmes, sur fond de rapport à l’argent tout aussi genré.

Quand on aime, on ne compte pas ?

Et pour cause, si l’on attend traditionnellement d’une personne dotée d’un pénis de subvenir aux besoins de sa famille et de faire de l’accumulation de richesses son ultime priorité et le gage de sa virilité, on exigera au contraire d’une femme qu’elle soit douce, gentille, dans le don de soi et l’oubli d’elle-même, loin de toute préoccupations monétaires capitalistes, puisque de toutes façons, c’est bien connu : elles n’y connaissent rien.

Les femmes vivent d’amour et d’eau fraîche... et d’un homme qui vient prendre en charge leurs besoins matériels. Conséquence ? Lorsqu’elles se mettent en couple, les femmes consacrent sept heures de plus aux tâches domestiques tandis que les hommes en dédient une de moins, osant rarement aborder la question d’une éventuelle compensation financière à ce labeur non rémunéré.

59% des couples d’actifs, tout âge confondu, mettent leur argent en commun, visiblement convaincus que l’amour sera plus fort que tout.

“Le fait qu’on ait fait de l’amour la valeur cardinale d’une vie féminine réussie fait qu’elles ont peur de parler de l’argent, valeur individualiste et antagoniste de l’amour”, fait remarquer Lucile Quillet. Un constat que partage la journaliste Titiou Lecoq, qui dans son podcast Rends l’argent, diffusé par Slate.fr, enquête sur la place des finances dans les histoires d’amour. Or, à travers les différents entretiens qu'elle mène auprès de différents couples, mariés ou non, elle se rend compte que ces derniers ne parlent pas, ou du moins peu d’argent. “40% n’ont même jamais abordé la question !”, s’exclame-t-elle dans l’épisode du 20 octobre 2020, citant les travaux de la sociologue Hélène Belleau.

Et pour cause, parler d’argent dans le couple irait à l’encontre d’une conception idéologique, socio-culturellement déterminée, de l’amour romantique. “Parler d’argent, cela insinue que l’on ne sera pas toujours ensemble. Or certains couples s’imaginent ensemble pour la vie et au-delà”, commente Titiou Lecoq. “Ensuite, parler d’argent ça envoie comme message que mon intérêt passe avant notre amour. Et ça c’est de l'égoïsme. Ce n’est pas beau. L’amour, c’est le partage et la générosité. C’est faire passer l’autre avant soi”, poursuit-elle.

Résultat ? Selon la podcasteuse, 59% des couples d’actifs, tout âge confondu, mettent leur argent en commun, visiblement convaincus que l’amour sera plus fort que tout. 

La question de l'argent sous-tend toutes nos décisions

Problème : comment prendre des décisions financières communes alors qu’en raison de notre éducation, de notre milieu social ou tout simplement de notre personnalité, on a tous un rapport très différent et singulier à l’argent ?

Comment gérer un compte commun de façon optimale lorsque l’un veut dépenser un SMIC chez Naturalia et l’autre payer l’apéro à sa bande de potes tous les soirs ? Ou que l’un bosse comme trader à la Société Générale et que l’autre sauve des vies à l’AP-HP ?

Comme le rappelle la chercheuse Hélène Belleau dans la revue L’esprit Libre, l’argent est en effet ce que l’on appelle en sociologie un phénomène social total, un phénomène qui sous-tend toutes nos décisions.

Et pour cause, la manière dont on le dépense (ou non) vient traduire nos différences de valeurs, d’envies, de besoins voire d’ambitions et de frustrations, y compris quand on le partage avec celui que l’on pense être notre âme sœur.

D’où une certaine tendance à voire l’argent se muer en sujet de crispation numéro 1 du couple, a fortiori lorsqu’avec les années filantes et l’amour s’étiolant, les femmes se rendent compte que vivre avec leur Prince charmant les a sensiblement appauvrit, quand ce n’est pas tout simplement ce dernier qui a parfois pris soin de la tenir éloignée des soit disant communs deniers.

Compte commun, épargne : comment se creusent les écarts ?

Car, c’est l’autre problème de la mise en commun : sa partialité, du moins dans les faits. “Les gens nous disent souvent : "Tout est en commun". Toutefois, lorsque l’on creuse un peu lors des entretiens, on apprend par exemple que le second emploi, n’est pas partagé. Parfois, c’est aussi le bonus qui est gardé pour soi”, souligne Hélène Belleau. “L’épargne, elle aussi, est gérée séparément”, ajoute-t-elle.

Or, à l’arrivée des enfants, les femmes vont souvent réduire leur temps de travail alors que les hommes vont quant à eux l’augmenter pour tenter de le compenser, augmentant leur capacité d’épargne et contribuant indirectement à creuser des écarts de revenus parfois préexistants.

“Les femmes, ayant réduit leur temps de travail, épargnent moins. Plus il y a d’enfants, plus l’écart se creuse. Une femme a en moyenne près de 40% moins d’économies que son conjoint. Lors d’une rupture, cette situation devient un véritable problème”, précise Hélène Belleau, qui souligne que les femmes prennent également plus à prendre en charge les dépenses périssables (vêtements, nourriture, jouets éphémères…) alors que les hommes auront leur nom sur les factures et actes de propriété plus dispendieux et socialement valorisés, comme la voiture, les voyages et l’immobilier.

Quid du partage des dépenses de façon équitable, c’est-à-dire au prorata du revenu de chacun ? S’il peut sembler le plus juste, il se confronte généralement à une réalité pratique selon laquelle le mode de vie du couple se calque généralement sur celui qui détient le revenu le plus important, soit généralement l’homme dans un couple hétérosexuel.

Si ce dernier se propose de payer les vacances à Bali ou les sorties à répétition, la femme aura le choix entre tomber dans la redevabilité et la gratitude permanente, ou à se contraindre à vivre au-dessus de ses moyens et faire des dépenses qu’elle n’aurait pas fait s’il n’avait pas été en couple avec cet homme.

“Cette personne ne parviendra pas à épargner et devra même piocher dans ses économies pour pouvoir suivre ce rythme de vie”, précise la sociologue québécoise, qui prône de parler ouvertement d’argent avec son partenaire et de ne pas hésiter à s’armer de contrats de vie de commune lorsque l’on vit en simple concubinage, notamment en prévision d’une rupture.

Parler plus pour dépenser moins 

Même recommandation pour Lucile Quillet qui prône une discussion libre et décomplexée avec son partenaire, afin de définir sans culpabilité qui dépense quoi, avec quel argent et à quel montant.

“Avoir ces discussions est aussi bénéfique pour les hommes car ils souffrent aussi d’injonctions sexistes : gagner beaucoup, être le pourvoyeur principal… Ce qui les bloque pas mal dans leur épanouissement personnel. Repenser cette norme hétéronormée permettrait aussi de libérer les hommes, d’avoir des carrières qui leur plaisent, de passer plus de temps avec leurs enfants...etc”, suggère la journaliste qui pointe avant tout une problématique d’ordre systémique.

Car si le coût du couple incombe insidieusement aux femmes au profit des hommes, c’est avant tout la société et les politiques publiques dans leur ensemble qui en tirent d’inestimables bénéfices, des places en crèches que le gouvernement n’a pas à créer face à des femmes qui se mettent à temps partiel pour s’y substituer, aux problématiques démographiques que les femmes régulent en prenant en charge les coûts physiques et financiers de la contraception.

Et on ne parle pas des entreprises et de leurs injonctions présentéistes, faisant rimer horaires supplémentaires avec promotion et augmentation de salaire… et excluant de fait les femmes à qui incombent régulièrement les tâches domestiques et parentales de la fin de journée.

“On dit aux femmes qu’elles sont entretenues mais, si l’on additionne les tâches domestiques et leur profession, ce sont elles qui travaillent le plus… et qui gagnent tout de même le moins”, conclut l'autrice.

De quoi me donner de légères envies de révolution et surtout, de ne plus payer systématiquement l’addition.

Merci à Lucile Quillet, auteure du livre “Le Prix à payer : ce que le couple hétéro coute aux femmes” (Les liens qui libèrent, 2021), d’avoir répondu à nos questions.

Pour aller plus loin :

  • Le couple, l’amour et l’argent de Caroline Henchoz, Ed. L’Harmattan, 2008.
  • L’amour et l’argent : guide de survie en 60 questions, de Delphine Lobet et Hélène Belleau, Ed. Les éditions du remue-ménage, 2017.
  • Rends l’argent, un podcast de Slate Audio par Titiou Lecocq