Voilà quelques années déjà que les cercles militants bruissent du mot "écoféminisme". Pourtant, le concept n’a fait son apparition dans le débat public qu’à l’occasion de la candidature de Sandrine Rousseau à la primaire d’Europe Ecologie Les Verts. Retour sur une notion bien plus ancienne et complexe qu’on ne l’imagine avec Jeanne Burgart Goutal, philosophe et autrice de Être écoféministe. Théories et pratiques (L’Échappée, 2020).

Marie Claire : Qu'est-ce que l'écoféminisme ? 

Jeanne Burgart Goutal : Il ne s’agit pas de dire "en naissance, les femmes seraient plus proches de la nature", pas du tout. En revanche, on analyse les liens entre la domination des femmes et celle de la nature : l’exploitation, l’oppression, la violence... On cherche à décrypter le lien entre les conséquences de dégradations de l’environnement et la position sociale des femmes dans société patriarcale.

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Le mot écoféminisme n’a émergé que très récemment en France dans le débat public, notamment autour de la candidature de Sandrine Rousseau à la primaire EELV. Mais il ne s’agit ni d’un concept abstrait, ni d’un effet de mode récent. Ce terme renvoie à un mouvement, ou plutôt à un ensemble de mouvements variés qui existent depuis les années 1970 dans différents points du globe. Il recouvre déjà une longue histoire avec une grande diversité de théories et de pratiques.

Lesquelles ? 

Sur le plan des pratiques, dès les années 1970, se sont créés des collectifs et donc des groupes militants qui se disaient écoféministes, en reprenant un mot créé par Françoise d'Eaubonne. Cette Française a cofondé le MLF (Mouvement de libération des femmes) et le FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) et elle écrit ce mot pour la première fois en 1974.

À l’époque, il est plutôt repris aux États-Unis par des groupes militants dans une sphère féministe qu’on pourrait qualifier d’intersectionnelle, même si ce mot-là est plus récent. Ces groupes cherchaient à créer des connexions, des convergences entre différents engagements. Les premières activistes étaient souvent des femmes déjà engagées pour la cause féministe, mais aussi dans des action anti-racistes, dans le combat contre le nucléaire, contre la guerre du Vietnam ou pour la renaissance amérindienne. Dans ce terreau bouillonnant de contestation, il y avait ce désir de se mobiliser contre un seul et même système – patriarcal, raciste, militariste, capitaliste – en articulant tous les enjeux.

À partir de là, des mobilisations très concrètes, se sont répandues à travers le monde, sans forcément s’attacher l’étiquette écoféministe. Elles vont relier les enjeux écologistes de l’époque et du lieu où ça se joue, avec des enjeux de justice sociale, d’égalité femme-homme, d’émancipation etc.

Il y avait ce désir de se mobiliser contre un seul et même système – patriarcal, raciste, militariste, capitaliste – en articulant tous les enjeux.

Vous avez des exemples ? 

En Inde, ça tournera autour de la lutte contre la déforestation dans les villages au Nord du pays. Les femmes ont protégé les arbres car ce sont elles qui travaillaient dans la forêt pour subvenir aux besoins de leur famille.

Au Kenya, on retrouvera des combats qu’on peut considérer comme écoféministes avec Wangari Maathai et son Mouvement de la ceinture verte. Cette activiste a lié, là encore, la lutte contre la déforestation à un combat féministe car au Kenya, les femmes ont la charge de la collecte de bois. Or, la déforestation avait un impact très clair sur leurs conditions de vie en les forçant à aller de plus en plus loin. D’où les plantations d’arbres, comme des ceintures vertes autour des villages, pour venir à bout du problème.

En Amérique du Sud, on va trouver ces mouvements écoféministes dans les luttes contre l’extraction minière. Aux États-Unis, en Angleterre, dans les mobilisations contre le nucléaire… Le point commun consiste à connecter l’écologie et la justice sociale, notamment sous un angle féministe.

Comment lie-t-on le nucléaire et le féminisme ? 

En ce qui concerne le nucléaire, souvent l’argument utilisé par les militantes, était qu’elles se battaient en tant que mères. D’ailleurs, ça a posé des problèmes dans certains courants féministes. En Amérique du Sud, cette idée revient beaucoup également. En tant que mères, les menaces sur l’avenir de la planète, la possibilité de détruire la vie humaine, ne consistaient pas uniquement des inquiétudes abstraites, mais des peurs qu’elles ressentaient dans la chair de leur chair. Ce qui a pu être compris comme un argument essentialiste, ramenant les femmes à leur condition de mère.

Dans la lutte contre le nucléaire, subsistait aussi l’idée que le nucléaire civil et militaire étaient liés, révélant à quel point notre approvisionnement énergétique avançait en complicité étroite avec une logique guerrière. C’est pour cette que raison que figure parmi les plus célèbres manifestations écoféministes les "Women's Pentagon Action", des marches très théâtralisées face au Pentagone, le quartier général du département de la Défense américain. Au-delà du nucléaire, le point à comprendre reste l’impact inégal de la dégradation de l’environnement selon le genre.

Il ne s’agit pas de dire "en naissance, les femmes seraient plus proches de la nature", pas du tout. 

C'est-à-dire ? 

La dégradation environnementale ne touche pas les gens de la même façon : selon que vous soyez riche ou pauvre, dans quel pays vous vivez, dans quel quartier vous habitez etc. Or, les femmes souffrent de la plus grande vulnérabilité, non pas parce qu’elles sont femmes, mais en raison de leur position sociale ou économique dans la plupart des sociétés.

En fait, les femmes, en tant que catégorie précaire, sont plus touchées par les changements climatiques et les catastrophes naturelles. D’ailleurs, historiquement, les mouvements écologistes ont beaucoup été composés de femmes, les mascottes de la lutte pour le climat aujourd’hui sont féminines. Car dans la division sexuelle du travail, elles occupent un rôle où elles ont une conscience plus immédiate des conséquences de la dégradation de l’environnement sur la santé, sur les personnes âgées, les enfants etc. Ce sont elles qui vont s’apercevoir que des enfants naissent mal formés, qu’il y a beaucoup de fausses couches etc.

Il y avait ce slogan, très vrai : "Premières impactées, premières mobilisées". Cependant, il ne faut pas oublier que "les femmes", ça ne veut rien dire. Une Parisienne ne vit pas la même chose que l’ouvrière chinoise fabriquant les vêtements qu’elle porte. L’écoféminisme va mettre en avant les caractéristiques de la condition féminine, mais en les combinant à des questions de classe, de lieu d’habitation, de race etc.

Avec la volonté d’un mode de vie plus écologique, se pose également la question de la charge mentale : majoritairement ce sont les femmes qui portent le poids de ce changement…

Les écoféministes se sont posé cette question dès les années 1970. Si on a une pensée et une pratique écolo, le risque consiste précisément à ce que la charge mentale écologique incombe aux femmes. Dès 1975, dans New Woman, New Earth, la théologienne Rosemary Radford Ruether écrit : "Les femmes doivent se méfier du rôle symbolique qu’on leur demandera de jouer dans la crise écologique telle qu’on l’analyse au sein de la culture patriarcale."

En clair, elle explique que si on analyse la crise écologique selon nos schémas habituels, on risque de donner aux femmes le rôle de sauveuses de la planète. Après avoir été les fées du logis qui réparent les dégâts dans la maison, elles deviendront les fées de la planète qui réparent les dégâts causés au monde. C’est un piège. Une écologie qui ne serait pas féministe donnerait aux femmes la charge de prendre soin de la planète, comme elles se sont occupées des bébés, des malades etc.

Une écologie qui ne serait pas féministe donnerait aux femmes la charge de prendre soin de la planète, comme elles se sont occupées des bébés, des malades etc.

Comment milite-t-on en pratique ?

Au cours de l’histoire du mouvement, on constate deux caractéristiques de la mise en pratique militante de l’écoféminisme. Premier point : elles ne se sont jamais contentées de militer pour que les choses changent dans le futur, mais au contraire elles s’interrogent sur comment on peut incarner ici et maintenant les idéaux qu’on défend. Ces militantes sont des expérimentatrices.

À Greenham Common, en Angleterre, elles n’organisent pas simplement des manifs contre l’installation de missiles nucléaires, elles vont sur place et installent un campement, où elles expérimentent un mode de vie alternatif : comment ici et maintenant on change les rapports hommes femmes, la consommation ? Avec l’idée d’inscrire dans notre quotidien, nos choix de transport, de métier, de loisir, d’éducation, concrètement d’incarner nos combats.

Deuxième point : pour Ynestra King, une des fondatrices d’un premier collectif écoféministe américain, la joie de vivre constitue un des piliers de l’engagement. Face à situation suscitant de l’éco-anxiété, du désespoir, de la colère, elle fait ce choix politique de la joie de vivre. Comment on fait, grâce à l’action collective, pour être du côté de la vie ? Avec beaucoup de pratiques artistiques, de chants, de danse, une forme réappropriation de notre propre créativité.