Ces femmes qui se rendent compte qu'elles n'apparaissent jamais sur les photos de famille

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Ces femmes qui se rendent compte qu'elles n'apparaissent jamais sur les photos de famille

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Au moment de regarder les albums photos de famille, certaines femmes se rendent compte qu'elles n'y apparaîssent jamais
Au moment de regarder les albums photos de famille, certaines femmes se rendent compte qu'elles n'y apparaîssent jamais
© Getty - Kemal Yildirim

C’est une réflexion anodine, après le tri de sa galerie de photos à Noël, qui a conduit le compte twitter @Filledalbum à s’interroger sur la place des mères sur les photos de famille. Des milliers de femmes, à l'image d'Anaïs, se sont retrouvées dans ces propos.

Anaïs en avait déjà parlé à son mari, mais au moment de créer le premier album de famille, pour le premier anniversaire de son fils, elle doit se rendre à l’évidence. Elle a beaucoup de photos de son bébé avec son mari ou sa famille mais très peu de photos d’elle avec son enfant prises par elle ou son époux. "Il y en a peu, notamment des photos spontanées, des gestes du quotidien qui sont pour moi des photos témoignages, qui sont les plus belles et les plus importantes aussi", relève la professeure de 29 ans. 

Anaïs a pris l’habitude de prendre des clichés de son mari et de leur fils au moment du biberon, du bain ou du changement de couche.  

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Dans la répartition des tâches, on est à 50 / 50 mais franchement, si on ne regarde que les photos, on dirait vraiment que c’est lui qui s’occupe de notre enfant à 90% du temps.

Un effacement des femmes sur les photos qui est loin d’être anodin, poursuit Anaïs. Elle raconte avoir découvert récemment que sa propre mère s’était occupée d’elle à plein temps les deux premières années de sa vie, alors qu’elle apparaît très peu sur les albums souvenirs familiaux de cette période. "Je dois avoir avec ma mère deux photos du bain. C’est très important de savoir d’où l'on vient, comment on a été élevé… La femme est encore une fois invisibilisée dans l’éducation de l’enfant parce que c’est tellement normal que ça ne mérite même pas une photo."

Ces réflexions n’étonnent pas Claudine Veuillet-Combier et Emmanuel Gratton, psychologues et chercheurs à l’université d’Angers, auteurs notamment de "Photographies de familles contemporaines, perspectives croisées entre sociologie et psychanalyse" (Presses universitaires de Rennes). "L’image fait le récit de la famille. Il y a un choix des photos qui est fait. Il est intéressant de voir que l’on fait une lecture, une analyse de ses photos", observe Emmanuel Gratton. 

Dans leurs travaux, ils relèvent que la femme prend souvent plus de selfies avec ses enfants et que la préoccupation de se constituer un album de famille arrive souvent à la naissance du premier enfant. "La maternité modifie beaucoup le rapport à la question photographique. En devenant mère, on a tendance à effacer son statut de femme, et il n’y a plus que des photos des enfants dans l’album de famille ou les photos partagées via des applications", explique Claudine Veuillet-Combier. Mais tout n’apparaît pas dans l’album photo, rappelle la psychologue : "Les photos de familles ont aussi un objectif, présenter le visage idéal de sa famille, en laissant hors champs les difficultés. Tout ce qu’on ne montre pas, cela nous raconte aussi." 

Besoin de montrer que les hommes s’occupent des enfants

Les deux psychologues et sociologues relèvent que le rapport à la photographie ne semble pas être le même selon que l’on est un homme ou une femme. "Il y a une égalisation des pratiques. Les femmes prennent des photos tout comme les hommes mais l’investissement affectif est différent entre les hommes et les femmes. À travers nos recherches, on observe que ce sont souvent les femmes qui gèrent le patrimoine familial, qui prennent les photos, les classent, les commentent et les partagent", raconte Claudine Veuillet-Combier. "Les femmes vont plus facilement partager l’intime photographique. Si les hommes le font, c’est plutôt du point de vue de la technique, du travail sur les images, de la performance photographique. Tout cela reste assez stéréotypé en terme de représentation de genre." 

"Les femmes ont besoin de faire trace visuelle du fait que les hommes s’occupent des enfants", poursuit la psychologue. "Les hommes, eux, n’ont pas besoin de le montrer, comme si finalement, de façon traditionnelle et stéréotypée, c’était normal que les femmes s’occupent des enfants. Notre société constate que les hommes sont quand même plus présents auprès des enfants, à tel point que les femmes ont besoin de le valoriser en le prenant en photo. Et à l’inverse, on en oublie que les femmes, elles, elles continuent d’être là malgré tout auprès de leurs enfants comme elles l’ont toujours été et que ça n’est pas valorisé visuellement."

"Ce qui ne veut pas forcément dire que l’homme dénigre le travail que sa femme accomplit avec les enfants. Il ne prête pas la même attention aux photos", complète Emmanuel Gratton.

Les choses avancent : les femmes peuvent prendre des photos…

Ce rapport à la photographie a lui aussi évolué avec la démocratisation de la pratique, l’accès de plus en plus facile aux appareils photo et portables. "Dans la photo qui était prise à l’époque par un photographe professionnel, tous les membres de la famille étaient présents, dans un ordre social bien établi", explique Emmanuel Gratton. "Aujourd’hui que la photographie s’est démocratisée, elle est mise entre les mains des acteurs eux-mêmes, qui y vont de leur perception du monde. C’est leur regard qui filtre à travers les images qu’ils prennent. Cela veut dire un regard beaucoup plus subjectif sur la photographie de famille."

"La pratique photographique a d’abord été aux mains des hommes, des chefs de famille qui avaient le pouvoir technique. Avec la démocratisation, tout le monde peut prendre des photos facilement, les femmes comme les enfants", retrace Claudine Veuillet-Combier 

… Reste une étape : être présente sur les photos

Ces réflexions sur la place des femmes sur ou derrière la photo se font dans un contexte plus favorable à des évolutions, relève Claudine Veuillet-Combier. "Un changement a déjà été opéré puisqu’aujourd’hui les femmes prennent des photos. Dans le contexte sociétal actuel, on peut s’attendre à ce que les femmes cherchent à revendiquer une place au sein du patrimoine photographique qui soit plus dominante. Je pense que ce mouvement va avancer, c’est certain, parce que l’image est un vecteur dans notre société pour introduire des changements. Le pouvoir des images est énorme et les femmes ont compris qu’elles pouvaient par ce biais s’exprimer, témoigner, revendiquer une place."

Pour leurs travaux, les deux universitaires ont aussi demandé à des enfants d’apporter, de prendre des photos de leur famille. Ils se sont retrouvés, étonnés, avec beaucoup de photos stéréotypées comme "Maman à la cuisine", "Papa part jouer au tennis".  Les enfants, eux, restent les stars incontestées des albums de familles et des fonds d’écran. 

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