Cyberharcèlement : les militantes féministes auront-elles un jour la paix en ligne ?

Par Elsa Gambin
cyberharcèlement
Journaliste, militante, autrice… Alors que 73% des femmes ont au moins une fois été victimes de violences en ligne, les militantes progressistes sont massivement touchées par le cyberharcèlement. Pendant ce temps, la justice, et les réseaux sociaux, tâtonnent. Enquête.

"On me parle de mon physique alors que je m’exprime sur la politique et l’économie." Salomé Saqué, journaliste pour le média Blast, intervient également sur LCP et dans l'émission 28 Minutes (Arte). Elle a reçu de premiers messages agressifs sur Facebook, lorsqu’elle faisait des vidéos sur le mouvement des Gilets Jaunes. "L’exposition amène automatiquement ce type de commentaires. Menaces de viol, insultes… Le pire, c’est ceux qui ont une obsession sur toi."

La première vague de haine dont elle a fait l'objet, après qu’elle ait raconté sur Twitter une agression dont elle a été victime dans la rue, l’a paralysée. "Je suis restée au lit pendant trois jours. J’étais au fond du trou. C’est comme si on m’avait dit tous ces messages haineux dans la vraie vie. J’en ai été malade, physiquement."

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Les femmes et minorités, davantage harcelées en ligne

À ce jour, Salomé Saqué est suivie par des dizaines de milliers d’internautes (83k sur Twitter et 43k sur Instagram). Elle reçoit encore des commentaires minables, sans aucun lien avec le sujet de ses interventions, mais aussi, des menaces de mort ou des messages d'hommes qui disent vouloir coucher avec elle, et au moins un message privé par jour "déplacé ou insultant". 

"Ça ne m’atteint plus autant", jure la journaliste. Si Blast a ses modérateurs, elle bloque et supprime sur son compte personnel à tour de bras. Elle utilise aussi l’application Bodyguard, qui filtre une partie des commentaires insultants. Son credo : ne jamais répondre aux haters. "Je ne veux pas donner de crédit à ces gens-là. Mais on voit bien que c’est le lot des femmes, vraiment. Il n’y a pas de journalistes hommes qui ont ce problème."

Les insultes les plus régulières vont de 'hystérique' à 'extrémiste', j'ai aussi reçu des invitations au suicide ou des menaces de viol ou de mort.

Miroir des inégalités et violences sociétales, la haine en ligne touche davantage les femmes et les minorités. En 2020, près de 60% de filles âgées de 15 à 25 ans disent avoir déjà été victimes de harcèlement ou d'abus sur les réseaux sociaux (1). En conséquence, une sur dix a changé sa manière de s'exprimer en ligne. Cinq ans plus tôt, l'ONU tirait la sonnette d'alarme avec ce chiffre alarmant : 73% des femmes ont été confrontées, ou victimes, de violences en ligne.

Face à ce problème massif, la justice tâtonne encore. À ce titre, le documentaire #SalePute (2)est particulièrement édifiant.

"Même en tant que femme blanche privilégiée, prendre la parole publiquement est beaucoup plus difficile que pour un homme, observe Béné, militante féministe et écologiste libertaire. Surtout lorsqu’on ose défendre des convictions politiques qui ne sont pas dominantes".

L’autrice de La révolution du potager, manuel d’écologie individuelle et collective (La Plage), forte de ses 30.000 abonné•es sur Instagram et 8000 sur Twitter, essaie de sensibiliser à l’écologie politique et au féminisme. Harcelée en ligne à plusieurs reprises, la militante constate que sa légitimité est souvent remise en question, évidemment par des hommes, renforçant ainsi son syndrome de l’imposteur (dont souffrent déjà beaucoup plus les femmes que les hommes). "Les insultes les plus régulières vont de 'hystérique' à 'extrémiste', j'ai aussi reçu des invitations au suicide ou des menaces de viol ou de mort. On me fait aussi souvent remarquer mon imperfection écologique, du genre 'T'es écolo mais t'es sur Internet'." Les critiques viennent aussi "des hommes 'de gauche' qui estiment que je ne milite pas assez bien pour eux". 

Comment expliquer que des gens prennent le temps de suivre une personne, la lire et écrire des commentaires insultants ? Pour Rose Lamy, créatrice du compte Instagram Préparez-vous pour la bagarre et autrice du livre Défaire le discours sexiste dans les médias (JC Lattès), cette violence est "le continuum de celle qui commence dans la cellule familiale et s’étend jusqu’à l’espace public. Elle est partout, dans la sphère intime, familiale, médiatique, et donc, logiquement, sur Internet".

Sentiment d'impunité

Espace public virtuel, Internet a parfois des allures de défouloir aux relents masculinistes. "C’est sans doute un affront pour ces hommes de voir des femmes s’émanciper, prendre la parole. Alors ils ont une réaction punitive. Ils vont venir leur montrer que ce qu’elles osent faire est subversif, qu’elles risquent ce sort-là si elles continuent à le faire", analyse Rose Lamy. 

Sandrine Goeyvaerts, caviste et journaliste, n’en est pas arrivée là, mais demeure bien rodée question masculinité toxique. L’autrice du Manifeste pour un vin inclusif (Nouriturfu, 2021) utilise Twitter de manière hybride, comme beaucoup d’entre nous. C’est grâce aux réseaux sociaux qu’elle collabore avec des revues et écrit sur son domaine d’expertise, en plus de son blog, qu'elle tenait sans révéler son genre. "À partir du moment on a su que j’étais une femme, là ont commencé les messages d’insultes. Tout de suite, il y a eu de la défiance. On me demandait mes sources, on questionnait ma légitimité." À l’époque, l’oenologue ne parle pas de féminisme, simplement de vin. "Le féminisme et la lutte anti-sexisme sont venus plus tard... justement à cause de tous ces commentaires." 

Lorsqu’elle dénonce sobrement une caricature sexiste dans une revue sur le vin, c’est le déferlement. Un harcèlement qui la conduit à porter plainte pour se protéger, et atteint sa famille, qui la soutient inconditionnellement. "J’ai cessé de travailler avec certains vignerons. Le sexisme est très présent dans notre milieu, ça cristallise beaucoup de problèmes. On est loin 'de la convivialité de façade' promue par le milieu viticole."

On vient dire aux femmes 'Prenez moins de place, restez à votre place'

Des victimes laissées seules 

Populaire sur Twitter, avec ses 13.000 abonné•es, la caviste féministe a aussi installé l'application Bodyguard, "qui hélas ne protège pas de tout. L’insulte trouve toujours son chemin, c’est assez hallucinant. Les gens sont malins quand il s’agit d’insulter. Et surtout, ils ont ce sentiment d’impunité, il n’y a pas de crainte de la sanction".

Certains sont très organisés. Des utilisateurs bloqués se créent de nouveaux comptes, pour continuer à nuire, d'autres se coordonnent. "C’est massif, assure Rose Lamy. C’est un pur réflexe de domination de leur part. Il s’agit de marquer son territoire par cette violence punitive". La haine est faite pour être dissuasive. Pour empêcher celles qui seraient tentées de se lancer dans l’aventure. Car ces femmes ont un communauté, une influence, un charisme. Elles sont écoutées, suivies, pire : entendues. Et Rose Lamy de résumer : "On vient donc leur dire 'Prenez moins de place, restez à votre place'."

Face à ces harceleurs, premiers responsables du mal qu’ils déversent, la responsabilité des GAFAM (grandes entreprises en ligne) est aussi en jeu. Mais les modérateur•ices de contenu sont trop peu face aux milliards de messages postés chaque jour, et des traumatismes qu'ils peuvent engendrer. En 2019, Instagram a bien lancé le timide message "Êtes-vous sûr de vouloir poster ça ?" lorsque vous vous apprêtez à écrire un commentaire désagréable, et Twitter a fait de même l'année suivante. Twitter permet depuis récemment de choisir qui peut répondre sous votre tweet, même une fois celui-ci publié, et a créé Soft Block, un outil qui permet de désabonner un internaute de votre compte sans qu’il le sache.

Des initiatives bien pâlichonnes, vite noyées sous les tsunamis de haine. Certaines quittent les réseaux, provisoirement ou non. Pour d'autres, la solution est de déléguer, provisoirement, jusqu’à tarissement des messages. Des associations de journalistes, comme Prenons la Une, proposent de "prendre en main vos réseaux sociaux jusqu’à amélioration de la situation". Pauline Harmange, autrice du best-seller mondial Moi les hommes, je les déteste (Seuil, 2020), a quant à elle fait appel à une community manager indépendante, Anaïs, qui se définit "modératrice féministe en ligne". Le prix de la tranquillité.

Autocensure

Et même si les femmes ne cèdent pas, elles continuent à se restreindre. "Parfois je peux me brider, oui", reconnaît Sandrine Goeyvaerts, qui ne poste plus certaines photos car victime d’attaques grossophobes régulières. Plus une femme se montre, plus elle s’expose physiquement, et plus les remarques sont nombreuses. "Il n'y a aucune solution. Tu dois faire avec. C’est la fatalité, et c’est horrible de dire ça. Il faut prévenir davantage les jeunes de leur usage d’Internet." 

"On n’est jamais préparé•e à recevoir des insultes virulentes ou des menaces de viol", complète Béné. Salomé Saqué, elle, a fait le choix de la neutralité vestimentaire, loin de son style de tous les jours. Et accepte de laisser de côté son rouge à lèvres rouge vif le temps de ses prises de parole. "Je ne le vis pas mal, mais oui, je limite mes tenues. J’ai peur que ça décrédibilise mon propos sinon, et mon but est que les gens se focalisent sur ce que je dis." Ces remarques constantes et inappropriées sur le physique, Pour la journaliste, ces remarques constantes sur son physique "s'assimilent à du harcèlement de rue."

Béné, qui a pu faire des crises d’angoisses ou de larmes à cause de ces messages, a appris à mesurer ses propos et s’autocensure parfois "pour limiter les risques de harcèlement (…) Mais les harceleurs ne s’embêtent pas trop avec la forme ou le fond et le contenu que je partage peut être pris personnellement en fonction du comportement individuel des internautes qui me lisent".

Pour autant, elle a décidé de ne rien lâcher, et refuse de faire des compromis "sur sa boussole politique anarchiste" au vu de la situation écologique actuelle. La militante écolo reste sur les réseaux par conviction, et pour les rencontres parfois bouleversantes qui y sont faites. "Et parce que j'estime avoir le droit d'y être et de m'exprimer publiquement. Je continuerai donc à me défendre et ferai tout pour garder mes droits d'exprimer des convictions écologistes et féministes."

Salomé Saqué reste attachée à Twitter, "un ascenseur professionnel" qui permet d’être vue, de faire passer des messages et d'interpeller des responsables politiques. Avec, et c’est là son souffle, une communauté importante et positive qui soutient son travail.

Sandrine Goeyvaerts espère quant à elle pousser à la réflexion un milieu viticole réac, et conserve sa confiance en elle malgré tout. "Je les emmerde. Je ne vois pas pourquoi je me tairais ou devrais restreindre mes libertés. Je fais ce que je peux pour faire avancer petit à petit mon milieu."

(1) "Les abus et le harcèlement incitent les filles à quitter Facebook, Instagram et Twitter", Étude menée par l'ONG Plan International sur 14.000 filles, dans 22 pays, publiée en octobre 2020.

(2) #SalePute, documentaire de Florence Hainaut et Myriam Leroy (2021)

[Dossier] Féminismes : les origines et les différentes vagues d'une lutte en évolution - 15 articles à consulter

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