En République démocratique du Congo, la double peine des femmes violées

Face aux violences sexuelles commises par des combattants comme par des civils, les victimes restent encore livrées à elles-mêmes.

De Marie-Amélie Carpio, National Geographic
Photographies de Newsha Tavakolian, Magnum Photos
Manyotisi, 32 ans, tient dans ses bras son fils de 6 mois, Merveil. Il a été ...

Manyotisi, 32 ans, tient dans ses bras son fils de 6 mois, Merveil. Il a été conçu lors d’un viol collectif alors qu'elle était en train de chercher à manger. Elle a déjà deux enfants, mais a décidé de garder Merveil. « Il est innocent. Je l’aime » dit-elle.

PHOTOGRAPHIE DE Newsha Tavakolian, Magnum Photos

En RDC, les violences sexuelles faites aux femmes prospèrent depuis 25 ans dans le sillage des conflits qui déchirent le pays. En 2020, Médecins Sans Frontières a pris en charge près de 11000 victimes dans 6 des 26 provinces congolaises. Mais les viols ne se résument pas à une fatalité de la guerre.

L'ONG souligne dans son dernier rapport qu'ils sont perpétrés dans les zones de conflits, comme dans les régions plus stables du pays. Face à ces violences endémiques, la stigmatisation et le manque de prise en charge restent le lot de la majorité des victimes. Au cours du premier semestre 2020, seule une victime sur quatre aurait ainsi bénéficié de soins médicaux et seulement 5% d'entre elles d'une assistance psycho-sociale selon les données des Nations Unies.

Quelques timides progrès sont à l'œuvre, mais ils restent encore faibles face à l'ampleur des besoins, souligne Louise Marty, responsable du plaidoyer de MSF. Entretien.

 

Les violences sexuelles exacerbées par les conflits en RDC frappent les corps des femmes depuis un quart de siècle. Où en est la situation aujourd'hui ?

Il est très dur d'avoir des chiffres sur l'ampleur du phénomène. Les données de MSF reflètent la partie émergée de l'iceberg. Nous ne prenons en charge les victimes de violences sexuelles que dans six provinces : l'Ituri, le Nord-Kivu, le Sud-Kivu et le Maniema, qui sont des zones actives de conflit, et le Haut Katanga et le Kasaï-Central, qui sont des zones post-conflit ou stables. Dans son rapport annuel, le ministère de la santé congolais recense quant à lui plus de 30 000 cas de violences sexuelles. Mais les femmes ne rapportent pas toujours les agressions, et encore faut-il qu'elles puissent disposer de services d'accueil quand elles souhaitent le faire, ce qui n'est pas toujours le cas dans les zones les plus reculées du pays.

Les données sur ces violences sont donc à prendre avec précaution. Ce qu'on constate dans nos structures, c'est que l'histoire se répète d'année en année. On a les mêmes récits terribles de femmes qui sont violées. Et cela n'arrive pas forcément dans les zones en conflit, lorsqu'un groupe armé fait un raid sur un village par exemple. D'après ce que nous voyons, 67 % des victimes sont agressées pendant des activités quotidiennes, lorsqu'elles sont en route pour aller aux champs, chercher de l'eau ou du bois.

Dans les zones de conflits, les violences sexuelles commises par les combattants s'ajoutent à d'autres qui ont lieu dans un cadre domestique ou criminel. Au Nord-Kivu, 76 % des victimes reçues par MSF ont été violées par des hommes armés, les autres ayant été agressées par des civils.

À gauche, les pieds d’Honorine, une soignante de 48 ans qui aide les victimes de viol. À droite, ceux de Giselle, 16 ans, agressée sexuellement. Un jour, alors qu’elle allait chercher de l’eau, elle se retrouva derrière le groupe de femmes qui l’accompagnait. Trois hommes l’ont attaquée, ont pointé une arme sur sa tête et l’ont violée. « Je ne serai plus jamais avec un homme de ma vie » dit-elle.

PHOTOGRAPHIE DE Newsha Tavakolian, Magnum Photos

Votre rapport souligne que les viols se produisent non seulement dans les régions de conflit, mais aussi dans les zones du pays considérées comme plus stables. La grille de lecture du viol comme arme de guerre avancée par certains spécialistes est-elle pertinente ?

Il faut être prudent avec ce narratif des violences sexuelles comme « arme de guerre », car cela a tendance à gommer le fait que ces violences sont aussi perpétrées par des hommes non-armés et dans des régions plus stables. Elles constituent des phénomènes que l'on retrouve mondialement. Elles sont simplement exacerbées par des contextes comme celui de la RDC, marqué par les conflits, la pauvreté extrême et les déplacements de population. Dans le Nord-Kivu, 30 à 40 % des victimes que l'on prend en charge sont des personnes déplacées.

Ce que l'on constate également, c'est la violence qui accompagne les viols. En octobre 2021, dans le Kasaï-Central, parmi les victimes que nous avons soignées, 48 % nous ont rapporté que les viols se sont accompagnés de vols et 52 % d'entre eux ont été commis par deux agresseurs ou plus. Enfin, les barrières d'accès aux soins restent énormes, surtout pour les victimes qui vivent dans des zones rurales et reculées. Quand on interroge les femmes sur ce qui les empêche de consulter, elles invoquent leur méconnaissance des traitements et des services disponibles, puis le manque de moyens financiers pour régler leur transport et les coûts médicaux, et enfin la stigmatisation et le rejet dont elles risquent de faire l'objet de la part de la société et de leur famille, et la peur des représailles de ceux qui les ont agressées.

 

Les obstacles aux soins sont d'autant plus problématiques que les 72h suivant un viol sont capitales.

Absolument. Il est essentiel d'aller dans un centre de soins dans ce délai, pour bénéficier dans les temps d'un traitement contre le VIH et un certain nombre d'infections sexuellement transmissibles, et pour prendre la pilule du lendemain. C'est un point sur lequel des progrès ont été réalisés. Dans les zones où nous travaillons, nous faisons beaucoup de sensibilisation à ce sujet au niveau communautaire, via des « promoteurs de santé ». Il se rendent dans les villages pour parler aux femmes et aux leaders des communautés et travaillent aussi parfois avec les écoles.

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    Rencontre avec le Dr Mukwege

    La sensibilisation aux violences sexuelles en général progresse-t-elle en RDC ?

    Elle a progressé ces dernières années. Le sujet est davantage présent dans les médias congolais, surtout depuis que le prix Nobel de la paix a été attribué à Denis Mukwege en 2018 (ndlr : ce gynécologue et militant des droits de l'homme s'est spécialisé dans le soin des femmes victimes de sévices sexuels dans le Sud-Kivu). Il est aussi abordé sur les réseaux sociaux grâce à des jeunes activistes très militants, comme ceux de la Youth Alliance for Reproductive Health, une ONG qui œuvre à sensibiliser aux violences sexuelles.

    La sphère politique s'est aussi emparée du sujet. Le gouvernement a révisé en 2020 une stratégie nationale de lutte contre les violences basées sur le genre, qui inclut un volet lié aux violences sexuelles. Mais si les choses bougent dans les grandes villes, les viols restent un tabou dans les villages. Nous recueillons de très nombreux témoignages de femmes qui ont été rejetées par leur mari et leur famille après avoir été violées. Dans le Kasaï-Central, une patiente nous a raconté avoir été violée devant ses enfants, puis chassée de la maison avec eux par son époux.

    Dhesi, 17 ans: «  Je vais à l’école et je vis dans le camp avec ma famille depuis un an et demi. Une nuit, à 20h00, je rentrais du marché, il se faisait tard et j’ai voulu prendre un raccourci. Sur la route, un homme immense m’a poussée sans rien dire, m’a violée puis est parti. Je ne pouvais rien faire. Quand je suis rentrée à l’église, j’en ai parlé à une vielle dame qui m’a dit d’aller à l’hôpital, ce que j’ai fait. Je n’y pense plus, et je ne suis pas triste. Je veux me marier et avoir des enfants ».

    PHOTOGRAPHIE DE Newsha Tavakolian, Magnum Photos

    Vous rapportez aussi des cas où les femmes violées sont contraintes d'épouser leur violeur.

    Énormément de honte repose sur la femme. On considère qu'elle aurait dû mieux résister, qu'elle est coupable d'une façon ou d'une autre. Pour éviter le rejet social, certains parents se disent qu'un mariage amiable avec l'agresseur arrangera les choses. On ignore cependant quelle est l'ampleur du phénomène. Certaines victimes nous ont aussi raconté avoir été contraintes de payer une amende à la communauté (souvent sous forme d'animaux) pour « laver leur faute » et se réhabiliter. Mais ce qui émerge surtout des témoignages, c'est le rejet des familles et l'exclusion socio-économique des femmes. C'est pour cette raison que MSF parle de double peine : non seulement les femmes se font violer, mais beaucoup se retrouvent seules après, en raison d'un manque de prise en charge et du rejet de la société.

     

    Que deviennent les femmes que vous avez soignées ?

    C'est l'un des gros problèmes auxquels nous sommes confrontés. Nous essayons de les orienter vers d'autres organisations ou groupes de soutien pour qu'elles bénéficient d'une formation ou d'un accompagnement économique, mais il y a un manque criant de structures en la matière. Au Kasaï-Central, au cours du dernier mois, nous n'avons pu orienter vers une prise en charge de ce type que 6 % des femmes qui auraient eu besoin d'un appui autre que médical.

    Des filles cachent leurs visages. Derrière elles, cette route mène à l’unique point d’eau accessible aux personnes vivant dans le camp de Rho. 

    PHOTOGRAPHIE DE Newsha Tavakolian, Magnum Photos

    Que préconisez-vous pour améliorer le sort des victimes de violences sexuelles ?

    La prise en charge dans les structures médicales doit être améliorée. Les personnels devraient être mieux formés à l'accueil, au respect absolu de la confidentialité et aux premiers secours psychologiques. La disponibilité des kits post-viols et l'accès à l'avortement doit aussi être facilité. Les femmes qui subissent une grossesse non désirée suite à un viol ont actuellement beaucoup de mal à trouver des structures qui assurent l'accès à l'avortement. Il est désormais légal en cas de viol en RDC, mais les médicaments ne sont pas toujours disponibles et les soignants ne sont pas toujours formés. La gratuité des soins devrait aussi être généralisée, car le coût du transport et de la consultation est dissuasif pour les victimes. Enfin, outre le volet médical, les besoins socio-économiques sont flagrants.

    Nous les constatons dans nos centres de soins mais nous sommes démunis face à la détresse de ces femmes qui sont rejetées et obligées de recourir aux pires expédients, comme la prostitution, pour survivre. Plusieurs ONG leur proposent des formations pour ouvrir des petits commerces et leur donnent accès à des micro-crédits, mais l'ampleur des besoins est sans commune mesure avec les initiatives existantes.

    À l'occasion des 50 ans de Médecins Sans Frontières, l'Obs et l'agence Magnum Photos proposent « Regards Témoins », un ouvrage en série limitée qui retrace cinq décennies de crises et d'actions sur le terrain.⁠

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