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Monde solidaire: l'extrême urgence

Au Niger, l’éducation des filles, remède à la «bombe démographique»

Monde solidaire : l'extrême urgencedossier
Face à une natalité galopante, le pays mise sur le maintien des filles à l’école. Mais les pesanteurs culturelles et religieuses limitent ces efforts. Reste la réussite exemplaire de quelques femmes, devenues des modèles.
par Maria Malagardis, envoyée spéciale à Niamey
publié le 7 mars 2022 à 9h17

Le 22 mars 2022, Libération et l’ONG ONE organisent une journée spéciale pour interpeller les candidats à la présidentielle sur le retour de l’extrême pauvreté partout sur la planète et ses conséquences sur les grands défis qui nous attendent. Au programme : réchauffement climatique, poids de la dette, aide publique au développement, sécurité alimentaire… Rendez-vous au Théâtre du Rond-Point dès 9 heures. Un cahier spécial de 16 pages accompagnera cet événement, dans l’édition de Libération du 22 mars. Retrouvez dans ce dossier ces articles.

Ceux-là ont eu de la chance : des ados, filles et garçons, joyeux et turbulents, qui se bousculent, se taquinent, dans les couloirs et les escaliers des élégants bâtiments ocre de cet internat, construit en 2019 au bout d’une route sablonneuse à la périphérie de Niamey, la capitale du Niger. «Ces enfants sont tous issus de familles défavorisées, et viennent d’autres régions du pays. En général, leurs parents n’ont pas été à l’école», précise le directeur. Lui, c’est un magistrat qui gère bénévolement cette structure privée, capable d’accueillir gratuitement une centaine de collégiens et lycéens «grâce à des dons et au soutien de partenaires», explique-t-il, avant d’interpeller soudain Alimatou. Une minuscule silhouette de 16 ans, souriante, drapée de couleurs vives, qui veut devenir médecin. Elle a été admise cette année au lycée français de Niamey, l’un des meilleurs établissements scolaires de la capitale. Car l’internat ici est surtout destiné à loger et nourrir les élèves, tout en leur assurant le soutien quotidien de répétiteurs. Pendant la journée, les enfants sont dispersés dans différentes écoles en ville.

Ce modèle a inspiré le Président, Mohamed Bazoum, élu il y a un an, qui s’est engagé à faire de l’éducation sa priorité. Notamment en construisant une centaine d’internats. Pour l’instant, un seul a ouvert ses portes à Zinder dans le sud du pays. Mais une dizaine seraient en chantier. Tous destinés à accueillir uniquement des filles. Car l’objectif n’est pas seulement de renforcer la scolarisation dans un pays très pauvre, encore essentiellement rural, dont près de la moitié des 22 millions d’habitants a moins de 15 ans. Il s’agit aussi, voire surtout, d’encourager les filles à occuper plus longtemps les bancs de l’école. Dans l’espoir d’enrayer une démographie explosive. Avec un taux de natalité record de plus de six enfants en moyenne par femme, le Niger est en effet désormais le pays où la population augmente le plus vite au monde. C’est aussi le pays africain qui connaît le plus fort taux de mariage précoce des filles : «77 % sont mariées avant 18 ans, et 28 % avant 15 ans», a rappelé le Président, dans son discours d’investiture le 2 avril.

L’école contre le mariage précoce

«La stratégie est simple», explique Mohamed Zeidane, le secrétaire général du ministère de l’Education. «Plus les filles resteront longtemps à l’école, plus elles seront capables d’échapper au mariage précoce. Elles sont très nombreuses dans le primaire, mais décrochent vite ensuite. C’est une question de coût d’opportunité pour les parents : “Qu’est-ce qu’on gagne à laisser notre fille à l’école ?” Avec ces internats, on règle un problème, récurrent dans les zones rurales, celui de la distance entre la maison et l’école. Et ce sera une bouche de moins à nourrir pour la famille», détaille-t-il. Evoquant dans la foulée d’autres mesures, comme celle qui consiste à renforcer le niveau de la formation des enseignants, devenu catastrophique suite aux coupes budgétaires imposées dans les années 80 par les programmes d’ajustement structurels.

Recruter des enseignants, mieux les former, le gouvernement s’y est déjà attelé. Mais les chiffres des effectifs concernés sont encore modestes, alors que 600 000 enfants entrent à l’école primaire chaque année. Surtout, le pays n’a jamais semblé aussi fragilisé. Au Niger, on l’appelle pudiquement «la crise» : Comme le Mali et le Burkina Faso voisins, ce pays sahélien est désormais la cible d’attaques incessantes de groupes armés jihadistes qui ont transformé de vastes pans de ce pays grand comme deux fois la France en zones interdites. Ou du moins périlleuses.

Ces groupes visent particulièrement les écoles, considérées comme les symboles d’une éducation occidentale : 600 d’entre elles ont fermé, 50 000 enfants ont été récemment déscolarisés. «Cette crise touche particulièrement les filles. Elles se retrouvent enfermées à la maison. Et qui, dans ces conditions, les protégera d’un mariage forcé ou précoce ?» s’inquiète Nafissatou Hassane Alfari. A 29 ans, cette femme dynamique dirige à Niamey une association pour la promotion du leadership féminin. Laquelle, tente notamment de motiver les filles désormais isolées dans le huis clos imposé par un ennemi imprévisible. «On garde le lien, même à distance, on essaye de leur trouver des activités constructives en dehors de l’école. Mais on le sait bien, en période de crise, les droits des femmes régressent toujours», souligne-t-elle. Son combat n’est pas toujours bien vu : «Quand tu affirmes militer pour l’émancipation des jeunes filles, tu te fais souvent taxer d’importer la culture occidentale. On t’accuse d’avoir perdu tes valeurs», confesse Nafissatou.

«Il y a quinze ans les femmes n’étaient pas voilées, maintenant, elles le sont quasiment toutes»

Ce genre d’accusations, Hadiza Maiga les a également entendues. Cette femme d’entreprise, créatrice de mode, offre une formation, gratuite, aux jeunes filles en détresse. Dans son atelier de confection, plusieurs dizaines de silhouettes drapées de longs voiles qui ne laissent apercevoir que l’ovale du visage sont penchées sur des machines à coudre. Pour la plupart ce sont de jeunes mères célibataires, rejetées par leurs familles, et des «fistulées», victimes de mutilations génitales encore courantes au Niger. Ou encore des jeunes femmes venues de zones frappées par les attaques jihadistes. «Elles arrivent en état de choc. Elles ont souvent perdu toute leur famille, se lamentent parfois d’être privées de leur mère», se désole Hadiza, elle-même divorcée et remariée, mère de deux enfants. Sa carrière, cette élégante trentenaire l’a construite toute seule, se confrontant sans cesse aux réticences familiales et sociales. Encore aujourd’hui, malgré l’appui de ministres et d’ambassades qui lui apportent une aide matérielle, multiplient les commandes, elle est parfois confrontée au conservatisme d’une société qui, bien que déstabilisée par l’emprise jihadiste, s’est elle-même peu à peu radicalisée. «Sur les réseaux sociaux, on me reproche souvent de poster des photos, où le voile qui couvre ma tête est jugé trop léger», soupire-t-elle.

«On ne l’a pas réalisé tout de suite mais notre société est devenue de plus en plus soumise aux diktats des religieux, et la tenue vestimentaire s’est imposée comme l’un des critères de ce nouveau conformisme. Il y a quinze ans, les femmes n’étaient pas voilées. Maintenant, elles le sont quasiment toutes», constate Idi Nouhou, auteur d’un savoureux roman, satire sociale qui met en scène un homme partagé entre deux femmes, une épouse trop dévouée et une maîtresse volatile (1). Alors que tous les regards étaient hypnotisés par l’expansion incontrôlable de la menace terroriste, personne n’a vu venir l’influence grandissante d’un fondamentalisme wahabite sponsorisé par les pays de la péninsule arabique, qui a infiltré la société, imposant de nouvelles règles. «Dans de nombreux villages, ces ONG caritatives islamistes ont construit un puits, et surtout une mosquée qui est souvent le seul bâtiment en dur au milieu des cases en paille. Il y a désormais 12 universités islamiques privées au Niger, toutes liées à des fonds étrangers», souligne le professeur Moulaye Hassane, un universitaire qui dirige aussi le programme de lutte contre la radicalisation et l’extrémisme violent. En dehors de son influence sur les mœurs, cette islamisation de la société n’a pas pour l’instant remis en cause l’éducation des filles. Mais elle conforte certains préjugés. «Dans une société musulmane comme la nôtre, on ne peut pas facilement questionner le nombre d’enfants qu’un couple doit avoir, c’est un peu tabou», souligne Nafissatou Hassane Alfari, à la tête de l’association pour le leadership des jeunes femmes. «Et dans une société pauvre et rurale, l’enfant est avant tout considéré comme une richesse», ajoute-t-elle.

Difficile «d’être femme sans être mère»

«Chez nous on dit qu’une femme est un arbre auprès duquel se repose son époux auquel elle donne des fruits», constate d’une voix rocailleuse Aïcha Macky, dans son documentaire l’Arbre sans fruits, réalisé en 2016 et acclamé par les critiques. Elle y évoque, avec un certain courage, son statut de femme mariée, sans enfants, dans une société où il reste difficile «d’être femme sans être mère». Agée aujourd’hui de 40 ans, cette sociologue devenue cinéaste bouscule la société nigérienne. Avec un talent impressionnant, elle pointe les maux et les ambiguïtés qui minent son pays. N’hésitant pas à prendre des risques, comme lorsqu’elle s’immisce dans la vie quotidienne des gangs de Zinder, sa ville natale, le sujet de son dernier film (2).

Fière de sa culture musulmane, elle insiste sur la distinction entre «l’islam et le patriarcat», soulignant le poids des pesanteurs culturelles. Mais surtout, elle sait combien l’enjeu sécuritaire est lui aussi lié à cette bombe démographique. Laquelle renforce sans cesse les cohortes d’exclus, déscolarisés, sans emploi. «Ceux qui sont justement convoités par les sirènes du mal», explique-t-elle, en évoquant cette jeunesse sans perspectives, devenue une proie facile pour les groupes armés ou les trafiquants. «Ma chance à moi, c’est d’avoir eu accès à l’éducation alors que mes parents, eux, n’ont jamais été à l’école», répète fréquemment Aïcha, née dans un foyer polygame. Les nombreux prix remportés par ses films ont fait d’elle une star dans son pays. Et comment ne pas reprendre espoir, à l’issue d’une projection de son documentaire sur les gangs de Zinder, en observant tant d’hommes qui se bousculent au micro pour lui rendre hommage ?

La chance du Niger, c’est peut-être d’avoir des femmes fortes. Comme Aïcha, Hadiza ou Nafissatou, elles s’imposent comme des modèles. Le pire n’est jamais certain.

(1) Le Roi des cons, d’Idi Nouhou (Gallimard 2019).
(2) Zinder (2021).
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