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Dans le marché des arts décoratifs, les femmes (re)prennent leur place

Plusieurs créatrices, un temps oubliées ou boudées, voient leurs œuvres de plus en plus prisées. La récente vente organisée par Christie’s autour de la Française Line Vautrin en témoigne.

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Publié le 24 mars 2022 à 08h06

Temps de Lecture 5 min.

Le 8 mars, Christie’s a voulu célébrer à sa façon la Journée internationale des droits des femmes avec une vente à Paris entièrement consacrée à Line Vautrin (1913-1997), créatrice française connue pour ses miroirs sorcière et ses boîtes dorées truffées de messages chiffrés, rébus et symboles. A l’exception de Gros & Delettrez, qui honorait le même jour un siècle de créations au féminin, aucune autre maison n’a choisi de s’aligner sur le calendrier. Pour Frédéric Chambre, directeur général de Piasa et spécialiste de design, il n’y a pas de débat : « Les collectionneurs ne font pas la différence entre les œuvres des femmes ou des hommes, et heureusement ! » Son confrère Elie Massaoutis, responsable des ventes de design chez Phillips, abonde : « Les gens sont attachés aux œuvres de grande qualité, peu importe qu’elles aient été créées par des hommes ou des femmes. » Après tout, c’est une femme, l’Irlandaise Eileen Gray (1878-1976), qui détient le record pour un meuble du XXe siècle jamais passé en vente : 22 millions d’euros, pour son fauteuil aux dragons cédé chez Christie’s, en 2009, lors de la vente Bergé-Saint Laurent. Pourtant, l’égalité des sexes est loin d’être acquise : selon une enquête d’Artnet, les femmes ne représentaient, en 2019, que 2 % du marché de l’art.

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Leur sort dans les arts appliqués n’est guère plus enviable. Quand le design faisait sa révolution en renouvelant nos modes de vie, peu de créatrices ont pu imposer leur nom. L’histoire a certes retenu Gae Aulenti (1927-2012), en Italie, et Charlotte Perriand (1903-1999), en France. Mais les héritiers de cette dernière ont dû se battre pour que sa contribution soit pleinement reconnue pour des meubles longtemps attribués aux seuls Prouvé et Le Corbusier. D’autres talents, qui œuvraient pour les ateliers d’art des grands magasins, tels Pomone au Bon Marché ou Primavera au Printemps, ont tout bonnement été oubliés. Ainsi, de Colette Gueden (1905-2001), dont une série de six chaises s’échange pour moins de 600 euros sur le site Selency. « Son nom est pourtant indissociable de Primavera, tout comme celui de Charlotte Chauchet-Guilleré [1878-1964], l’épouse d’un des fondateurs qui œuvra dans l’ombre », insiste Flavien Gaillard, spécialiste chez Christie’s.

« Supplément d’âme »

Depuis quelques années, toutefois, femmes designers, décoratrices et céramistes tiennent leur revanche, à la faveur de saines relectures de l’histoire. On redécouvre l’Américaine Elizabeth Eyre de Lanux (1894-1996), dont les meubles réalisés sur une courte période, entre 1927 et 1933, peuvent désormais atteindre de 40 000 à 50 000 euros. Ou la Franco-Hongroise Anton Prinner (1902-1983), qui, habillée en homme et coiffée d’un béret, séduisit Picasso et Brauner avant d’être oubliée. « Ces femmes, décrypte Sabrina Dolla, spécialiste design chez Artcurial, ont en commun une personnalité hors norme, une détermination sans faille en plus de leur talent évident, ce qui rajoute un petit supplément d’âme aux œuvres, une histoire qui cadre bien avec les questionnements actuels de notre société sur le genre. »

Line Vautrin a, elle, marqué de sa fantaisie l’art de l’après-guerre. Après avoir ouvert une boutique en 1943, rue du Faubourg-Saint-Honoré, elle transforme un ancien hôtel particulier du Marais en showroom et en atelier. Avant de se retirer des affaires et de tomber dans un relatif oubli, dont elle sort en cédant son fonds en 1986 à Drouot. C’est le déclic ! Les marchands David Gill et Naïla de Monbrison la remettent sous les feux des projecteurs. D’autres galeries comme celle d’Aline Chastel, qui participe à partir du 5 avril au PAD, ou L’Arc en Seine prennent le relais. Mais ce n’est que deux ans après sa mort, en 1999, que le Musée des arts décoratifs lui consacre une exposition. La vente de la collection de sa fille, Marie-Laure Bonnaud-Vautrin, chez Christie’s en 2015, la propulse à un autre niveau, avec le record de 421 500 euros pour un miroir sorcière. Si les miroirs s’arrachent, les bijoux aussi se disputent autour de 4 000 à 7 000 euros. « Les prix ont généralement doublé, voire triplé pour les modèles les plus rares en quinze ans », relève Sabrina Dolla. Et le succès ne se dément pas : le 8 mars dernier, Christie’s totalisait 3,2 millions d’euros. Ses acheteurs résident désormais à New York, Londres, Tokyo ou Los Angeles. C’est que Line Vautrin colle à l’air d’un temps « qui plébiscite les pièces facilement reconnaissables, décoratives, ludiques et joyeuses », remarque Elie Massaoutis.

Au tour des céramistes de percer

D’autres revivals n’ont pas rencontré le même succès. La galerie américaine Demisch Danant a bien tenté de stimuler les prix des créations anciennes de Maria Pergay (née en 1930), en surfant sur la vogue de l’esthétique des années 1970 et un certain chic à la française qui avait conquis les Etats-Unis comme l’Arabie saoudite. En 2016, Artcurial adjugeait pour 120 800 euros son « tapis volant », un lit de repos aux courbes sensuelles, en acier inoxydable. Depuis, toutefois, les prix ont sensiblement baissé. Trois ans plus tard, la même maison vendait ce modèle pour 78000 euros. Et, en juin dernier, Phillips le cédait pour 94 500 dollars (85 750 euros). Pour Sabrina Dolla, le cas de Maria Pergay, représentée en France par la galerie Jousse, reste un « épiphénomène » : « Sa production est relativement limitée, son marché reste marginal. »

Ce lit de repos dit « tapis volant », une création de Maria Pergay des années 1967-1968 à la structure en feuille d’acier inoxydable brossé.

C’est dans la céramique que les femmes sont parvenues à s’imposer le plus. « Tous les grands noms que l’histoire a retenus sont des hommes, surtout par les quantités de pièces produites, note Flavien Gaillard. Mais souvent les céramistes étaient en couple : Juliette Derel et Jean Rivier, Roger et Jacotte Capron, Georges et Suzanne Ramié, les Ruelland. » Celles qui ont œuvré en solitaire sortent désormais du bois. Figure singulière de La Borne, ce village de potiers très prisé du Cher, Elisabeth Joulia (1925-2003) voit ses prix s’aligner sur ceux de ses confrères, autour de 20 000 euros pour les pièces importantes.

Vase à oreilles grand modèle, céramique émaillée bleu nuit, de Suzanne Ramié (atelier Madoura, 1955).

Même reconnaissance pour Guidette Carbonell (1910-2008), qui, avec ses grands panneaux de faïence, a accompagné les architectes, exposé dans la prestigieuse galerie Jeanne Bucher en 1949. Pour elle aussi, l’écart avec ses pairs s’est résorbé. « Sa cote a dépassé celle de Pol Chambost ou du couple Ruelland », précise Sabrina Dolla. Quant à la Britannique Lucie Rie (1902-1995), elle « distance de loin les résultats de Jacques et Dani Ruelland ou Chambost réunis », indique Elie Massaoutis.

La « bouteille femme », une pièce unique signée de la céramiste Valentine Schlegel (1960), exposée par Thomas Fritsch au salon PAD d’avril 2022.

D’autres encore, comme Denise Gatard (1908-1991), Vera Szekely (1919-1994) ou Valentine Schlegel (1925-2021), dont le marchand Thomas Fritsch exposera au PAD une « bouteille femme » aux côtés de vases de Suzanne Ramié, devraient voir leurs prix se raffermir dans les prochaines années.

Salon PAD (Design + Art), aux Tuileries, à Paris, du 5 au 10 avril 2022. Padesign.com

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