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Awa Gueye, députée présidente collectif des femmes parlementaires du Sénégal elle tente de sensibiliser les parlementaires sur le droit à l’avortement. Au Senegal l’avortement est totalement interdit et puni par la loi. Dakar, le 11 février 2022.  ©Sylvain Cherkaoui pour Le Monde
SYLVAIN CHERKAOUI POUR « LE MONDE »

Au Sénégal, les ravages de la croisade anti-IVG

Par  (Dakar, envoyée spéciale)
Publié le 28 avril 2022 à 04h30, modifié le 17 avril 2023 à 10h44

Temps de Lecture 7 min. Read in English

Les jumeaux n’auront vécu que quelques minutes avant de finir sous un amas d’ordures. « Un garçon et une fille », se souvient Mère Sambo Sarr, cette Sénégalaise sans âge qui les a découverts, un matin, alors qu’elle s’affairait pour récupérer du plastique et de la ferraille dans l’immense décharge à ciel ouvert. « J’ai ouvert un sachet, ils étaient dedans. Vous savez, ça fait trente-quatre ans que je travaille ici. Trouver des corps, ça arrive souvent », dit-elle, en rabattant un bout de tissu sur ses yeux pour se protéger des poussières de sable.

Madame Sarr, appelée Mère Sambo, à la décharge de Mbeubeuss, à Malika, dans la banlieue de Dakar, le 24 février 2022.

Mbeubeuss, seul dépotoir légal de la région de Dakar, aussi vaste que deux cents terrains de football, voit défiler chaque jour des dizaines de camions. Ils ne déversent pas que des ordures. « En 2021, nous avons découvert 39 corps de bébés », se désole Isidore Gomis, responsable de la sécurité de l’UCG, la société qui gère la décharge. Avec la répétition de ces découvertes macabres, l’agent a été contraint d’intégrer des tâches ingrates à son quotidien. Quand un cadavre émerge des déchets, il alerte la police, photos à l’appui. S’il est trop abîmé pour être transporté, il l’enterre sur place, avec l’autorisation des pouvoirs publics.

« J’avais honte »

Dans sa détresse, Penda Sy (le nom a été modifié) aurait-elle fini par abandonner, elle aussi, son nouveau-né dans une poubelle ? La jeune femme, rencontrée à la maison d’arrêt Liberté-VI de Dakar, compile dans sa cellule les faits d’infanticides rapportés par la presse. Elle ne s’explique toujours pas ce qui s’est passé, ce jour de mars 2020. « J’ai accouché seule, dans ma chambre, d’un enfant conçu hors mariage car j’avais honte. Même ma mère ignorait que j’étais enceinte », témoigne-t-elle, la gorge nouée. Victime d’une hémorragie, elle a été opérée en urgence puis signalée à la police par un soignant pour suspicion d’infanticide. C’est sa mère qui a découvert le bébé gisant dans une bassine dans la salle de bains. La jeune femme affirme avoir accouché d’un enfant mort-né. Elle est incarcérée dans l’attente de son procès.

La décharge de Mbeubeuss, à Malika, dans la banlieue de Dakar, le 24 février 2022.

A Liberté-VI, 19 % (16 sur 83) des détenues sont accusées d’avoir tué leur nourrisson, d’après la lieutenante Fatou Senghor, directrice de l’établissement. L’infanticide y est la première cause d’incarcération, devant le trafic de drogue. Ce chiffre corrobore une étude de l’Association des juristes sénégalaises (AJS) publiée en mars 2015, selon laquelle 19 % des femmes étaient détenues pour infanticide et 3 %, pour avortement. En 2020, 43 femmes étaient poursuivies pour ces deux faits, selon l’administration pénitentiaire sénégalaise.

Isidore Gomis, agent de sécurité à la décharge de Mbeubeuss, à Malika, le 24 février 2022.

Car, au Sénégal, l’avortement est interdit, même dans les situations les plus extrêmes : malformation ou danger pour la vie du fœtus, viol ou inceste subi par la mère. Une seule exception est tolérée lorsque la vie de la femme est gravement menacée. Mais, même dans ce cas, les conditions imposées – l’aval de trois médecins et le versement de 10 000 francs CFA (environ 15 euros) pour obtenir un certificat médical – écartent de fait de nombreuses femmes enceintes. Une grande partie d’entre elles ont alors recours à des avortements clandestins et certaines à des infanticides. Celles qui en ont les moyens se rendent dans des cliniques privées ou chez des médecins libéraux.

Certains « peuvent payer »

« J’ai face à moi des femmes en détresse, prêtes à tout pour avorter. Elles risquent une perforation de l’utérus, des hémorragies, des problèmes d’infertilité, voire la mort. Je le fais par responsabilité morale », explique un gynécologue qui accepte de pratiquer des IVG jusqu’à douze semaines de grossesse. Dans son cabinet installé dans un quartier résidentiel de Dakar, il fait avorter environ une quarantaine de femmes chaque année. Le médecin, qui facture l’acte entre 150 000 à 250 000 francs CFA (de 230 à 380 euros environ), fustige l’hypocrisie des autorités. « Je reçois dans mon cabinet des filles d’hommes politiques ou de religieux. Eux peuvent payer. Mais les plus pauvres ? », déclare-t-il, énervé, rappelant que les avortements clandestins représentent 50 % des admissions aux urgences gynécologiques.

Les plus modestes se rendent au marché de Keur Serigne Bi, plaque tournante de la revente de médicaments de la capitale sénégalaise. Contre 15 000 francs CFA, un rabatteur propose quatre pilules de Cytotec, un antiulcéreux capable de déclencher des contractions. Sur place, il ne faut que quelques minutes pour les obtenir. « Mettez deux comprimés dans le vagin et avalez les deux autres », prescrit un jeune homme en claquettes avant d’offrir une plaquette de paracétamol, à prendre « en cas de douleur ». Des plantes, de l’eau de Javel, des produits chimiques, du fil de fer… sont aussi parfois utilisés pour avorter. La pratique expose à une amende comprise entre 50 000 et 1 million de francs CFA et à une peine de six mois à deux ans de prison.

Les femmes qui désirent avorter au Sénégal prennent parfois des produits tels que du bicarbonate de soude, de l’aloe vera, du dentifrice, du café soluble, du Cytotec (un antiulcéreux), du persil mais aussi de l’ibuprofène, contre la douleur.  A Dakar, le 11 février 2022.

Au Centre de guidance infantile familiale de Dakar, Serigne Mor Mbaye et son équipe accueillent des victimes d’abus, dont une écrasante majorité de jeunes filles âgées de moins de 15 ans et parmi lesquelles « 24 % sont tombées enceintes après un viol ». « Comment imaginer qu’une fillette puisse accoucher ? Certaines en sont mortes », s’exclame Serigne Mor Mbaye, indigné, depuis ses bureaux installés à Mbao, dans la banlieue de Dakar. « Celles qui gardent l’enfant sont poussées à commettre un infanticide à cause de l’ostracisation qui découle de leur grossesse. Il y a urgence à autoriser l’avortement en cas de viol ou d’inceste », plaide le psychologue clinicien, infatigable défenseur des droits des enfants.

« Le risque de dérive est là »

Elargir l’autorisation de l’avortement médicalisé aux grossesses résultant d’abus, le Sénégal s’y était pourtant engagé, en ratifiant, en 2004, le protocole de Maputo. Ce texte précurseur, inspiré par l’Union africaine, garantit ce droit en cas de danger pour la santé ou la vie de la mère ou du fœtus, de viol et d’inceste. Face aux terribles dégâts provoqués par les avortements clandestins – qui représentent 8 % du taux de mortalité maternelle, d’après un rapport des ligues africaines des droits humains –, l’Etat avait même créé, en 2013, un groupe de travail réunissant des organisations féministes, des avocats, des médecins, des députés, pour harmoniser le code pénal sénégalais, avec l’article 14 du protocole de Maputo. Mais, près d’une décennie plus tard, aucune loi n’a été votée. « Le Sénégal a été l’un des premiers pays à approuver le protocole. En refusant de l’appliquer, il ne respecte ni ses engagements ni sa Constitution », fustige Dior Fall Sow, première femme procureure du pays et cofondatrice de l’AJS.

Les courants religieux et traditionalistes sont à l’offensive sur les sujets de société. L’ONG islamique Jamra, qui revendique 14 000 sympathisants à travers le pays, en est le chef de file, mêlant œuvres caritatives, attaques contre les séries télévisées jugées contraires aux bonnes mœurs et campagnes de dénonciation de l’homosexualité. Son influent vice-président, Mame Mactar Guèye, un ancien journaliste et informaticien connu pour ses saillies contre ses « sœurs » féministes, reçoit dans sa villa cossue dans la banlieue de Dakar. Vêtu d’un grand boubou blanc et coiffé d’un kufi (calotte), cet homme efflanqué ponctue ses longues réponses de références coraniques et cite comme modèle à suivre le gouverneur du Texas qui a interdit, en septembre 2021, l’avortement, même en cas de viol ou d’inceste, après la sixième semaine de grossesse.

« L’islam et notre loi actuelle autorisent déjà l’avortement en cas de danger pour la vie de la femme. Pourquoi modifier nos textes législatifs ? », argue-t-il, tout en reconnaissant « la réalité douloureuse » des abus sexuels. « Le risque de dérive est là, des hommes pourraient être accusés à tort de viol par des jeunes filles tombées enceintes après s’être laissées aller au vagabondage », poursuit-il, appelant à soutenir les pouponnières et les orphelinats, où les victimes pourraient laisser leur enfant et « refaire une vie ».

« Le préjudice annule l’interdit »

Si ce discours ultraconservateur résonne auprès des chefs religieux musulmans et chrétiens, il suscite aussi des critiques de la part de certains islamologues. Dans le quartier résidentiel de Sacré-Cœur, à Dakar, imam Moussé Fall, un fringant trentenaire, traducteur en arabe au ministère des affaires étrangères, qui revendique 4 000 fidèles, assure que « les écoles juridiques islamiques ne sont pas unanimes sur le délai au-delà duquel un avortement est considéré comme un crime. Pour certaines, comme la malikite, qui prédomine au Sénégal, c’est dès la fécondation. Pour d’autres, c’est au bout de 40 ou 120 jours. » Comme d’autres oulémas, il estime qu’une femme violée « a le droit d’avorter dans un délai de 120 jours car, en islam, le préjudice annule l’interdit ».

Mais au pays des puissantes confréries musulmanes, ils ne sont pas nombreux à s’opposer au discours anti-IVG. La question de l’avortement tétanise le monde politique. Ainsi, malgré l’instauration de la parité en politique en 2012, la bataille législative pour harmoniser la loi sur l’avortement n’a jamais abouti. « Certains parlementaires vous disent en privé qu’ils vous soutiennent. Mais ils n’osent pas l’afficher publiquement. Ils sont sous la pression des religieux qui les menacent parfois de représailles. S’engager, c’est prendre le risque de perdre son électorat », explique Awa Guèye, présidente de la commission santé et population, à l’Assemblée national sénégalaise. En janvier 2017, la ligue des oulémas du Sénégal a émis une fatwa contre les députés qui légaliseraient la pratique. « Aujourd’hui, sur 165 députés, seulement une vingtaine sont prêts à soutenir une proposition de loi. Nous misons désormais sur une adhésion populaire. Nous disons simplement aux gens : que feriez-vous si votre fille de 9 ans tombait enceinte à la suite d’un viol ? », poursuit la députée, également présidente du collectif des femmes parlementaires du Sénégal.

Awa Guèye, députée et présidente du collectif des femmes parlementaires du Sénégal, à Dakar, le 11 février 2022.

Après avoir remporté des victoires remarquées en Afrique telles que la loi sur la parité et celle criminalisant le viol et la pédophilie, les féministes sénégalaises semblent aujourd’hui à la peine face au lobby religieux qui impose ses idées ultraconservatrices dans le débat public. Ses partisans accusent les activistes d’être téléguidées par les pays occidentaux. « Les bailleurs qui financent les organisations féministes tentent d’imposer des contre-valeurs africaines. On le voit avec ces campagnes en faveur de l’homosexualité. Le protocole de Maputo a été inspiré par les Occidentaux, sans tenir compte de nos réalités africaines », fulmine Mame Mactar Guèye, de l’ONG Jamra. Le texte a été ratifié, conçu et adopté par des Etats africains pour les femmes africaines dans le cadre de la charte africaine des droits de l’homme et des peuples, rétorquent les féministes.

De leur côté, face à la virulence du débat sur l’IVG, les autorités sénégalaises semblent embarrassées. Les militantes espèrent que le président Macky Sall, à la tête de l’Union africaine jusqu’en février 2023, et qui a plaidé pour l’amélioration de la condition féminine lors de son discours inaugural en février 2022, soutiendra l’extension de l’IVG aux victimes d’abus sexuels durant son mandat. D’autres ont perdu leurs illusions. « Le Sénégal entre dans une phase électorale avec la présidentielle de 2024. L’enjeu est tel qu’il paraît peu probable que le président prenne position. Les religieux veillent au statu quo », juge l’une d’elles. L’arrière-garde féministe, elle, promet de ne pas céder, car « sauver des vies est légitime ».

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