Une jeune fille de 14 ans violée par cinq militaires russes, aujourd'hui enceinte. Un petit garçon de 11 ans, violé devant sa mère ligotée à une chaise. Une autre jeune fille violée sous les yeux de sa mère, Ekatarina.

Celle-ci, profondément choquée, témoigne auprès du média suisse RTS"Ils m’ont demandé de m'agenouiller, puis ils m’ont dit : 'Ta fille est très belle'. Je les ai suppliés de ne pas la toucher. Je leur ai dit : 'Faites tout ce que vous voulez avec moi, mais ne la touchez pas. Ils s'y mettaient à plusieurs. Je crois que seuls mes yeux et mes oreilles n'ont pas été violés'".

Les récits glaçants qui ressemblent à celui d'Ekatarina se multiplient en Ukraine, depuis le début de cette guerre déclarée par la Russie. Les crimes racontés à Boutcha, ville massacrée, ne sont que le "haut de l'iceberg", d'après l'historienne Carol Mann. Cette spécialiste des questions de genre et des conflits armés nous l'affirme : "Nous sommes en train de découvrir que [Boutcha] n’est pas un cas isolé".

Des crimes complexes à recenser

"Au début, nous avons tous cru que la guerre se terminerait vite, que les Russes réaliseraient à quel point l'invasion était futile, et qu'ils n'auraient donc pas le temps pour violer", se remémore Maria Dmitrieva, experte des questions de genre et fondatrice du plus important forum de discussion féministe d'Ukraine.

Dans toutes les cultures, le viol est un élément de la honte.

Puis des "témoignages sont apparus" et des "données officielles sont sorties". Et les viols "comme arme et instrument de guerre" par les soldats russes sont devenus une réalité.

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"Nous entendons de plus en plus parler de viols et de violences sexuelles. Ces allégations doivent faire l'objet d'une enquête indépendante pour garantir justice et mise en responsabilité. La combinaison des déplacements massifs avec la présence massive de conscrits et de mercenaires, et la brutalité affichée contre les civils ukrainiens, a soulevé tous les drapeaux rouges", a déclaré Sima Bahous, directrice d'ONU Femmes

Les associations sont nombreuses à tenter de recenser et documenter ces crimes de guerre. Mais évaluer l'ampleur de ces crimes est une tâche aussi nécessaire que compliquée. Presque impossible. "Dans toutes les cultures, le viol est un élément de la honte", analyse Carol Mann. Les victimes n'en parlent pas, ou très peu.

Les personnes qui n'ont pas besoin d'aide médicale et de soins vont préférer s'endurcir et éviter d'en parler. Surtout si elles sont en train de fuir le pays.

Et puis, en temps de guerre, les canaux pour se faire entendre ne sont pas toujours facile d'accès et les démarches ou les possibles représailles peuvent dissuader. Aussi, comme le répète à plusieurs reprises Maria Dmitrieva à Marie Claire, parler, témoigner, pour les victimes "n'est pas la priorité" actuellement. 

L'Ukrainienne note que les "cas confirmés de viols de guerre" dans son pays sont majoritairement des victimes qui "ont dû se rendre à l'hôpital pour soigner leurs graves blessures et être hospitalisées". "Les femmes sont réticentes à aller voir des psychologues ou même la police. Les personnes qui n'ont pas besoin d'aide médicale et de soins vont préférer s'endurcir et éviter d'en parler, a-t-elle observé. Surtout si elles sont en train de fuir le pays."

Les femmes et les enfants, victimes muettes

Depuis les horreurs commises à Boutcha, située au nord-ouest de Kiev, et le départ des troupes russes, une cellule psychologique a tout de même été mise en place sur les lieux. La psychologue reçoit encore aujourd'hui de nouveaux témoignages, parfois de mineurs. Leur point commun ? Une violence indescriptible. "Un degré d'atrocités" que les Ukrainiens n'auraient "jamais imaginé".

"La plupart des femmes et des enfants qui ont subi ces viols ne parleront malheureusement jamais", confie cette psychologue à RTS, d'accord avec Maria Dmitrieva.

Ils utilisent la violence sexuelle à la fois contre les femmes et les hommes, afin de briser leur âme.

En Ukraine, les victimes sont des femmes, mais aussi des enfants, filles comme garçons. Certaines victimes sont extrêmement jeunes. Comme le rapportait le journal britannique Metro, un soldat russe s'est même filmé en train de violer un enfant de seulement un an, avant de partager la vidéo de son abject crime sur ses réseaux sociaux.

"Ceux qui ne peuvent se défendre eux-mêmes sont les premières victimes de ce genre de violences", déplore Maria Dmitrieva. 

Si compter les victimes semble complexe, entendre leurs paroles et leur donner un canaux pour s'exprimer, est primordial. Et bien que les viols en tant de guerre ne soient pas rares, "cela reste grave et il ne faut pas les banaliser", insiste l'historienne, autrice de Femmes dans la guerre (éditions Pygmalion). Car ces viols "sous-tendent un projet de nettoyage ethnique".

Des crimes de guerre

La question est aussi de nommer ces actes odieux. De déterminer s'il est possible, d'un point de vue juridique, de les qualifier de "crime contre l'humanité" ou de "génocide". Et de savoir s'il s'agit d'actes individuels ou d'une stratégie militaire et politique, mise en place par le président russe, Vladimir Poutine.

Ce n'est pas une armée militaire mais une unité punitive.

"Nous savons que c'est comme ça que l'armée russe combat. Ce n'est pas une armée militaire mais une unité punitive, pour garder les colonies de leur empire asservi. Les violences sexuelles ont depuis longtemps fait partie de leur méthode de colonisation. (...) C'est ce qu'ils ont fait en Tchétchénie, en Syrie, dans les territoires occupés de l'Ukraine il y a 8 ans [annexion de la Crimée en 2014, NDLR], liste la féministe ukrainienne. Ils utilisent la violence sexuelle à la fois contre les femmes et les hommes, afin de briser leur âme."

Si le président américain Joe Biden et le président ukrainien Volodymyr Zelensky ont déjà employé le terme "génocide", l'association Human Rights Watch évoque des "crimes de guerre".

Carol Mann, elle, reste prudente sur l'emploi des mots. Pour parler de "crime contre l'humanité" ou de "génocide", il faut "d'abord les définir juridiquement, il faut une intentionnalité exprimée", rappelle l'experte interrogée. "Même si cela semble vrai, on pourra le prouver et le définir par la suite".

Après certains viols, les agresseurs ont dit aux femmes : "Après ça, tu n'auras plus jamais envie de faire l’amour avec qui que ce soit, je vais te dégoûter à vie".

Pour Marie Claire, Carol Mann décrypteces viols de guerre, de l'apologie d'une violence inouïe à la stratégie d'anéantissement.

Un processus de déshumanisation

Marie Claire : Les viols sont fréquents en tant de guerre. En quoi ces viols sont-ils des armes de guerre ? Quels sont leur impact sur la société ukrainienne, mais aussi leur but dans le conflit ?

Carol Mann : C’est ce qu’on appelle un nettoyage ethnique. C’est-à-dire, l’humiliation de toute la société et de la femme.

Après certains viols, les agresseurs ont dit aux femmes : "Après ça, tu n'auras plus jamais envie de faire l’amour avec qui que ce soit, je vais te dégoûter à vie". Ils disent aussi aux victimes : "Tu vas arrêter de fabriquer des petits nazis [Une référence à l’un des arguments brandis par Vladimir Poutine pour justifier l'invasion de l'Ukraine, NDLR]."

Après certains viols, les agresseurs ont dit aux femmes : "Après ça, tu n'auras plus jamais envie de faire l’amour avec qui que ce soit, je vais te dégoûter à vie".

Quand on touche au corps de la femme, à la sexualité de la femme, c’est la reproduction qui est aussi dans le viseur... Le viol, ici, c’est la volonté de casser une filiation, une continuité, la reproduction d’une culture.

Les femmes sont les principales victimes. Mais de nombreux témoignages concernent aussi des enfants, filles ou garçons, parfois très jeunes. Est-ce nouveau ?

Je pense que c'était plus caché avant. Mais là, à propos des enfants, ça va un peu plus loin que d’habitude. 

Les viols des enfants s’inscrivent dans cette volonté d’annihiler complètement une société, de déshumaniser au maximum.

Des jeunes filles sont obligées de se couper, raser les cheveux pour se protéger des soldats.

Ça arrive dans beaucoup de sociétés, dans beaucoup de guerres, depuis toujours. S’amocher et se couvrir au possible, se mettre de la cendre sur le visage, avoir l’air plus vieux... On se protège comme on peut.

Acharnement et recul du droit des femmes

Comment analysez-vous la violence inouïe que l'on retrouve dans les témoignages de ces victimes ukrainiennes ?

Il y a un acharnement incroyable. Mais à quoi est-il dû ? C’est une autre histoire. Qu’est-ce qu’il s’est passé dans la mentalité des gens, de ces soldats, pour être déshumanisés à ce point.

On a besoin de les dépeindre en tant que sauvages mais il n’y a pas de de profils. Ils peuvent être originaires des villes, des campagnes et s'adonner à ce genre de violence. Comme pour les violences sexuelles en général, c’est souvent des gens qu’on ne soupçonne pas.

Le facteur de la honte est présent dans toutes les sociétés alors que c’est l'agresseur, le criminel, qui devrait avoir honte.

Comment réagir face à ces viols, ces crimes de guerre ? 

Il faut faire circuler l’information, il faut que les femmes parlent. Il faut que toute cette honte, de toutes les cultures se lèvent et changent de camp.

Le facteur de la honte est présent dans toutes les sociétés alors que c’est l'agresseur, le criminel, qui devrait avoir honte.

Ces violences sexuelles, ces viols très violents, sont-il un signal de plus du recul des droits des femmes dans le monde ?

Le fait qu’il y ait tous ses viols ce n'est pas un symptôme de l’évolution positive des mentalités masculines. Les pays deviennent de plus en plus réactionnaires. Les droits des femmes sont en baisse et sont menacés dans beaucoup d'endroits.

Tout est lié. Ces viols et ce recul des droits des femmes dans le monde, oui, c’est lié. Même si l’un n’est pas conséquent à l’autre. Tout cela se passe dans un contexte délétère, une violence banalisée.