Au procès de l’exploitation de femmes de ménage ukrainiennes : "Je ne souhaite que le bien de mes salariés"

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Au procès de l’exploitation de femmes de ménage ukrainiennes : "Je ne souhaite que le bien de mes salariés"

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Palais de justice (tribunal) de Paris, porte de Clignacourt à Paris, 18ème
Palais de justice (tribunal) de Paris, porte de Clignacourt à Paris, 18ème
© Radio France - Stéphanie Berlu

Au tribunal de Paris, 24 femmes de ménage dénoncent des conditions de travail indignes et des cadences infernales alors qu’on leur promettait une régularisation. Principale prévenue, leur ancienne patronne, à la tête d’une société de ménage, est jugée pour traite des êtres humains.

"Où est la ligne rouge entre le travail indigne et le travail pénible ?", demande Oksana. A 57 ans, cette dame aux cheveux gris témoigne pour toutes les plaignantes assises derrière elle. Avec un fort accent ukrainien, dans une salle d’audience comble, elle raconte ses journées sans pause, à quatre pattes. "On passait la serpillère avec des vieux t-shirts et quand on avait un aspirateur ou un balaie, on était contente", explique-t-elle. "Et quand vous n’en aviez pas ?", interroge le tribunal. "On avait nos mains et nos genoux", répond Oksana.

Elle raconte les douleurs et les traces rouges sur ses épaules à force de porter des sacs de courses remplis de linge dans toute la capitale. "Une fois, alors que je devais changer quatre lits dans un appartement au 5e étage sans ascenseur, je me suis assise et j’ai pleuré pendant au moins dix minutes tellement je n’en pouvais plus (…) Quand je rentrais, ma petite fille courait : mamie, mamie ! Moi je ne pouvais plus me baisser. C’était insupportable !", sanglote t’elle. Oksana est la seule qui parlait bien le français, la seule déjà naturalisée. Elle a parlé en premier.

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"Un système extrêmement organisé, à des fins d’exploitation"

Une représentante de la CGT, partie civile à ce procès, lui succède à la barre. C’est elle qui a saisi l’inspection du travail en février 2020, après avoir été contactée par les plaignantes. Maryline Poulain raconte qu’elle a rapidement eu des soupçons sur la société de ménage "VIP SERVICES", dirigée par la principale prévenue, Natalyia K.. "Il y a ce recrutement quasi exclusif de personnes sans titres de séjour ou autorisations de travail", explique Mme Poulain. "J’ai rarement vu un système aussi organisé, aussi froid, à des fins d’exploitation".

"Vous dites que Natalya K., maintenait une illusion [la promesse d’une régularisation], ce qui veut dire que tous les accompagnements qu’elle a pu faire, auprès de la préfecture, auraient été savamment calculés ? Il n’y avait pas d’entraide ?", questionne l’avocat de la principale prévenue. "C’est un argument que j’ai tellement l’habitude d’entendre", sourit Mme Poulain, "ce n’est pas un rapport de subordination classique quand on attend que son employeur nous aide ! Ça nous place dans une situation de dépendance extrême".

Sur les quatre personnes physiques jugées dans cette affaire, Natalyia K. est la première à être interrogée par le tribunal. Carré blond, combinaison bleu marine, enceinte de son quatrième enfant, cette franco-ukrainnienne de 39 ans se défend à la barre. Les retards de salaires ? Un problème de comptable. Les pauses, les congés ? Elle assure qu’elle ne les a jamais refusés. Le travail au delà de 7 jours ? Elle ne sait pas. "Je ne souhaite que le bien à mes salariés", affirme la prévenue.

"Si j’ai blessé quelqu’un, je m’excuse et je regrette"

Sous le feu des questions du tribunal, elle concède : "Il y a peut-être un manque d’expérience, une négligence (…) Si j’ai blessé quelqu’un, je m’excuse et je regrette. J’ai toujours dit que chacun pouvait partir quand il voulait, je n’obligeais personne". Le tribunal lui demande combien de personnes ont au final été régularisées en travaillant pour sa société de ménage. "Je ne pourrais pas vous dire, peut être trois ou quatre", répond Natalyia K. "Aucune ! Aucune des salariés", martèle Maxime Cessieux, avocat des parties civiles.

La nièce de Natalyia K. est ensuite interrogée à la barre. Jeune femme à la robe mauve, Stefania est elle aussi jugée pour traite des êtres humains. Elle organisait les plannings au sein de la société VIP SERVICES. Elle se montre très peu loquace face au tribunal. Stefania repète : "Je ne sais pas", "je ne peux pas vous dire". Elle assure qu’elle ne prenait aucune décision. La troisième femme à comparaitre pour traite est l'adjointe de VIP SERVICES. Elle ne s’est pas présentée à l'audience.

Le manque de vigilance d'Hostnfly, conciergerie d'Airbnb

Le dernier prévenu est le cofondateur d’Hostnfly, entreprise de conciergerie d’appartements Airbnb. Quentin B., la trentaine, chemise et baskets, comparait pour travail dissimulé. Le tribunal lui lit des échanges de mails ou compte rendus de réunions entre Hostnfly et la société de Natalyia K. Il est question de notation des prestations des femmes de ménages, de "rebooster" ou de "suivre de près" celles qui s’éloignaient de la moyenne. Il y a aussi des recommandations : "payer à la mission, passer de 4 à 5 missions par jour, en évitant de faire des heures supplémentaires".

"On ne s’immisce pas dans la manière dont nos clients gèrent leurs salariés !", affirme le prévenu. "Il y avait quand même un contrôle d’Hostnfly", lui fait remarquer le juge rapporteur. L’accusation reproche à Quentin B. et à sa société de ne pas avoir récupéré auprès de l’Urssaf, les attestations de vigilance obligatoires pour s’assurer de la légalité de l’activité de son sous-traitant, "VIP SERVICES". "Le fait de ne pas recevoir le document, ce n’est pas une alerte rouge ?", demande l’un des magistrats. "Maintenant c’en est une mais à l’époque on se disait que c’étaient juste des cases administratives", souffle en guise d’aveux le prévenu.

Cet ingénieur en développement, devenu chef d’entreprise, reconnait qu’il n’avait jamais été particulièrement alerté ou conseillé sur le risque de travail dissimulé dans le secteur du ménage. L’avocat de sa société, Me Aurélien Louvet, lui demande s’il a pu être surpris par les témoignages à l’audience. "Ouais, ça me choque", lâche Quentin B.. Il semble distant mais par moment, il est ému aux larmes. "La société s'est fait avoir", plaide Me Louvet.

Deux ans de prison requis contre Natalyia K.

Alors que les avocats des parties civiles, Maxime Cessieux et Aline Chanu, dénoncent "un système féodal", et des préjudices physiques, moraux, "la peur", la "honte", la procureur demande au tribunal de rentrer en voie de condamnation à l’encontre de l’ensemble des prévenus.

Pour Natalyia K., "qui a reconnu un peu" mais qui a mis en place un système "tragique", l’accusation requiert deux ans de prison, l’interdiction de gérer une société et 13 000 euros d’amende. La procureur demande la dissolution de sa société de ménage "VIP Services". Pour sa nièce, "qui a continué de tout nier", une peine de huit mois de sursis est demandée. Un an de sursis pour l’adjointe "qui ne s’est pas présentée face à vous, le tribunal".

Au sujet d’Hostnfly, la procureur précise : "Depuis les faits, ils ont rectifié les choses et c’est tant mieux". Elle requiert quatre mois de sursis à l’encontre de Quentin B. et 30 000 euros d’amende son entreprise. Après une audience qui s’est poursuivie tard dans la nuit, le tribunal a mis sa décision en délibérée. Elle devrait être rendue dans quelques semaines.

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