« Marie, on l'aime bien, et ce qui nous intéresse, c'est ce qu'elle veut faire pour le village. Si vous ne tournez pas bien le papier, que vous la démolissez, on vous en voudra ! » La veille de notre reportage à Tilloy-lez-Marchiennes, nous voilà donc dûment mises en garde au téléphone par Christiane, 85 ans, doyenne des nouveaux conseillers municipaux, présidente du club de patchwork et petit bout de femme au caractère bien trempé. Ma Dalton n'en ferait pas moins pour protéger ses rejetons. Il faut dire que Christiane en a soupé de la presse. Depuis l'élection de Marie Cau à la mairie, et de mémoire de Tillotin, on n'avait jamais vu autant de journalistes se presser dans les rues de ce village des Hauts-de-France, périphérie champêtre et résidentielle de grandes villes du Nord comme Douai, Valenciennes et Lille. « L'info est sortie le 22 mai dans “La Voix du Nord” », se rappelle Marie Cau assise dans son étroit bureau d'édile dont les murs peints en vert pelouse rappellent les champs entourant la petite mairie en brique rouge. « Dès le lendemain matin, poursuit-elle, un photographe de “Paris Match” a débarqué. Samedi et dimanche, on était dans les tendances Twitter. J'avais même un compte usurpé ! Depuis, j'ai parlé à CNN, à CBS, à des journalistes argentins, demain [le 5 juin, ndlr] “Le Monde” vient et, ensuite, la télé ukrainienne. Je me doutais bien que mon élection aurait un écho au niveau local ou régional, mais, à ce point-là, certainement pas. »

Être la première femme transgenre à la tête d'une équipe municipale en France attise effectivement l'intérêt, constitue une avancée pour les uns, une curiosité pour les autres. Mais l'information ne laisse de toute évidence pas indifférent. « J'aimerais que cela soit perçu comme un non-événement », déplore pourtant l'élue. « Pour son équipe, son identité n'est pas un sujet ! » peste à son tour Christiane, campée à proximité de notre chaise, tout au long de l'entretien. « Je vous présente mon garde du corps », s'amuse madame la maire. Concédons-leur cela : il y a bien dans cet appétit médiatique quelque chose de dérangeant, et nous faisons partie de la mêlée au même titre que les autres dans cet exercice d'équilibriste. Comment, en effet, évoquer l'élection de cette maire sans la réduire à son identité de genre alors qu'elle ne souhaite qu'une chose : parler de son programme ? Mais comment ne pas voir dans son plébiscite un symbole positif, et comment parvenir à banaliser un tel progrès si personne n'en rend compte ? Sur Twitter, plusieurs associations ont salué sa victoire, jusqu'à la secrétaire d'État chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, qui précise pour nous : « Marie Cau est un exemple formidable. Voir que l'on peut être une femme trans et être plébiscitée par ses concitoyens pour s'occuper d'une commune est positif, et contribue à rendre visibles les LGBT+. Elle a insisté sur le fait qu'elle n'était pas dans une démarche militante et qu'elle avait été élue sur un programme, et c'est réjouissant, cela signifie que l'on va vers une société qui accepte de mieux en mieux les personnes trans. »

 « Je suis très discrète habituellement, mais je réalise que prendre la parole peut finalement aider certains jeunes en détresse, ceux qui m'ont écrit en nombre et pour qui mon élection représente une lumière », réagit Marie Cau. Celle qui se dit féministe de la « vieille école » – « j'admire Élisabeth Badinter et Gisèle Halimi » – et qui rejette en bloc toute récupération idéologique n'a finalement d'autre choix que d'être au centre de l'attention et d'évoquer publiquement son parcours personnel et intime.

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© Andréa Mantovani

« Décider ensemble »

Pourtant, à y regarder de plus près, c'est dans son programme audacieux que l'on peut entrevoir qui est réellement cette élue déterminée à réveiller son village endormi de 527 âmes. Lutte contre la fracture numérique, ambition écologique, promotion des circuits courts, concertation citoyenne, mixité, inclusion, modernisation des infrastructures et valorisation des initiatives citoyennes… sa feuille de route, sobrement baptisée « Décider ensemble », a eu l'effet d'un électrochoc parmi les habitants anesthésiés par vingt ans d'immobilisme. Ce shoot de modernité et de progressisme, certains l'appelaient de leurs vœux depuis des années. « L'ancien maire n'avait même pas d'ordinateur, nous souffle en douce un membre de la nouvelle équipe. Vingt ans d'archives papier à trier, vous imaginez ! » Les anciens évoquent avec nostalgie les fêtes du village dont les lampions ne brillent plus depuis belle lurette. Clémentine, 20 ans, nous décrit, dépitée, un village dortoir où personne ne se connaît plus. Alors tous ceux que Marie Cau a embarqués avec elle, là un chef de projet, ici le directeur de l'école, là encore une prof de français, se disent séduits par le dynamisme de cette femme ultra-connectée.                

« J'adore Internet, je lis tout ce qui me passe sous la main », confirme l'élue. Religion, psychologie, science, féminisme, nouvelles technologies… rien n'échappe au radar de cette lectrice compulsive. Férue d'histoire de France, elle admire Marie Madeleine, « la première féministe », ou s'amuse de ce que Philippe d'Orléans, frère de Louis XIV, connu par son goût du travestissement et son homosexualité, donna une lignée de rois de France. « Elle est incollable », nous confie-t-on. Mais aussi persuasive, exigeante et jamais indécise. « Les “oui, mais”, elle déteste ! Avec elle, il faut trancher, et vite », confirme Christiane. Ingénieure en informatique passée par l'enseignement, consultante pour des grands groupes, mais aussi diplômée d'un BTS d'horticulture, la maire, « plutôt libérale et profondément républicaine », compte bien insuffler les méthodes de l'entreprise dans son administration. « Avec bienveillance », insiste-t-elle. Quand il a fallu rouvrir l'école en mai en pleine crise sanitaire, elle l'a fait dans un dialogue impliquant équipe pédagogique, parents mais aussi personnel d'entretien pour parer à l'inquiétude.                

Prochaine étape de son mandat ? Une consultation citoyenne pour décider des actions prioritaires, un processus « bottom-up », souligne-telle dans un tic de langage managérial. Résultat des courses : les candidats de sa liste obtiennent entre 63,45 % et 73,08 %, avec un fort taux de participation (près de 70 %) en pleine crise du Covid-19. Un score qui l'a soulagée. « Je craignais que mon nom ne se retrouve barré sur les bulletins. Au sein de l'équipe, on a parlé de ma transidentité sans tabou, mais certains se sont quand même demandé si ce ne serait pas un frein. »

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© Andréa Mantovani

La tranquillité d'un village

Au moment de faire du porte-à-porte, aucune hostilité ne s'est pourtant manifestée ; la maire se rappelle bien quelques questions maladroites sur sa sexualité, mais point de malveillance. Elle aurait même récolté les votes de certains électeurs du Rassemblement national. « Les gens d'ici ont les pieds sur terre, ils ne comprennent pas forcément qui je suis, mais notre programme est bon et ils m'apprécient », ajoute-t-elle. Le fait d'être dans un village expliquerait aussi sa victoire : « La proximité est l'ennemie de la peur, ici on se connaît alors que, dans les grandes villes, on plaque sur les candidats toutes sortes de stéréotypes. » C'est sans doute cette relative tranquillité que Marie est venue chercher en s'installant dans ce village. « À Roubaix, dont je suis originaire, je suis une cible surtout pour les jeunes. Je suis très vite perçue comme un objet sexuel. »

S'il reste un énorme travail d'éducation à faire sur la transidentité, elle se félicite quand même de l'apparition de personnalités publiques transgenres : « Un ministre en Corée, un sénateur aux États-Unis, un maire en Italie, des mannequins dans la mode et Bilal Hassani, candidat de la France à l'Eurovision ! Ça change de l'image véhiculée pendant des années au cinéma : la prostituée qui se fait assassiner au bois de Boulogne ! Dans la réalité, les transgenres cherchent à passer inaperçus, rien à voir avec le transformisme ou les travestis. Souvent, on attend de nous que nous performions la féminité. Je me souviens d'un médecin que j'ai consulté pour de la chirurgie ; j'étais habillée en jean, blouson en cuir et jolies boots, il m'a demandé pourquoi je n'étais pas venue en femme avec des talons hauts. »

« Un long cheminement »

Lorsqu'elle évoque sa transition, derrière la pudeur et la dignité, affleure la souffrance d'une traversée en solitaire. « Un long cheminement » parsemé d'incompréhension. « Dans mon enfance, raconte-t-elle, les garçons ne m'acceptaient pas parce que je n'étais pas comme eux, et les filles refusaient de jouer avec moi. » Élevée par un père cadre et une mère au foyer parmi six frères et sœurs, elle « pousse seule » et se passionne pour les expériences scientifiques, les constructions en tout genre. Après ses études, elle garde un souvenir impérissable de son service militaire dans la marine sur l'île de La Réunion : « Les uniformes, ça nivelle tout, on ne voit plus les différences, au revoir mes cheveux blonds et bouclés. Cette expérience m'a permis de nouer des amitiés viriles que je n'avais jamais eues. » À l'écouter, on perçoit aussi que, si elle en est là aujourd'hui, capable d'affronter administrés et médias, c'est grâce à un entourage soutenant, ses parents qui l'ont acceptée, ses trois enfants adultes issus d'une première union douloureuse et dont elle est très fière.

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© Andréa Mantovani

Et puis, surtout, il y a Nathalie, sa compagne rencontrée il y a cinq ans grâce à Internet. Nathalie, qui la couve du regard, qui nous dit sa fierté d'être aux côtés d'une personne aussi charismatique. On comprend aussi à demi-mot que Nathalie, femme pétillante et enjouée, l'a poussée à s'assumer pleinement. « Je ne pouvais pas l'aimer si elle ne devenait pas qui elle était vraiment », nous glisse-t-elle. Elle est également à ses côtés dans cette aventure municipale en tant que conseillère et gaffe parfois en l'appelant encore par son ancien prénom devant l'équipe. Pour le café, les deux femmes nous ouvrent finalement les portes de leur maison, une bâtisse lumineuse en brique rouge remplie de photos et de plantes. Le jardin ensauvagé de coquelicots et de graminées s'ouvre à perte de vue sur les champs. Des brassées d'orchidées s'épanouissent sous la véranda. Bien loin cette fois du raffut et de la curiosité des médias.