Gros plan sur un avortement : derrière le film "Histoires d'A", la campagne de médecins pionniers

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Gros plan sur un avortement : derrière le film "Histoires d'A", la campagne de médecins pionniers

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Manifestation du MLAC, le 9 décembre 1973, deux semaines après l'interdiction du film "Histoires d'A", qui militait pour la libéralisation de l'avortement.
Manifestation du MLAC, le 9 décembre 1973, deux semaines après l'interdiction du film "Histoires d'A", qui militait pour la libéralisation de l'avortement.
© Getty - Laurence Brun

En 1973, les médecins du Groupe Information Santé faisaient la promotion de la méthode Karman alors que le Planning familial s'engageait dans la conquête du droit à l'avortement. Un film emblématique ressort en DVD : "Histoires d'A", qu'il faut (re)voir pour comprendre l'histoire d'un droit.

“Mauvais goût et exhibition de la maternité”. Certaines interdictions sont encore les meilleures campagnes de publicité. Aussitôt l’affiche du film Histoires d’A interdite, à l’automne 1973, ce collage d’artiste qui servait de jaquette au film de Charles Belmont et Marielle Issartel avait été massivement envoyé aux journalistes. Tourné un peu moins de deux ans avant que la loi Veil ne légalise l’interruption volontaire de grossesse jusqu’à dix semaines de grossesse, l’objectif du film était justement de faire du bruit : au moment où certains d'entre eux fondaient avec des féministes du Planning familial le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), le film avait été voulu par les médecins du Groupe information santé (GIS). A Grenoble d’abord, puis à Paris, ils étaient en France les premiers à pratiquer l’avortement par aspiration. Grâce à un tout petit budget sécurisé sur la trésorerie du Planning familial, Histoires d'A sera tourné en moins de quinze jours. C’est l’histoire de cette alliance-là que raconte ce film emblématique qui ressort cet automne 2022 en DVD, et celle de tout un collectif qu’on redécouvre alors que le droit à l'avortement souffre encore, trente ans après sa conquête.

Entre les remous de son interdiction, en novembre 1973 par le ministre de la Culture, Maurice Druon, et le sillon tapageur de sa renommée militante, Histoires d’A est resté un film iconique. Justement parce qu’il n’était pas réservé à un petit cercle militant : ce film est à la fois une œuvre de cinéaste ancrée dans l'histoire du cinéma direct et, en même temps, le fruit d'une campagne élaborée par des pionniers qui avaient décidé de passer, ensemble, à l’offensive. Redécouvrir Histoires d'A trente ans plus tard, alors que les femmes, en France, ont de plus en plus de mal à trouver des lieux où avorter, c'est remonter le fil d'une histoire collective plus vaste, revisitée à la lumière de l'action d'un petit noyau dur. Ainsi l’affiche est-elle signée d’une certaine Monique Frydman, et l’artiste n’est autre que la femme de René Frydman, gynécologue membre du GIS, qui se fera connaître en 1985 pour Amandine, premier bébé né par Fécondation In Vitro en France. Les enfants qui jouent dans leur jardin sont ceux du médecin Pierre Jouannet, grande figure emblématique du MLAC et du GIS, qui officiellement avait vu le jour au printemps 1972 après une rencontre avec Michel Foucault. Et c’est Marielle Issartel, la compagne du cinéaste Charles Belmont, qu’on retrouve parmi les femmes qui participent à ce qu'on appelle alors la “réunion des intermédiaires” - les “intermédiaires” étaient ces femmes qui en aidaient d’autres à organiser leur avortement à cette époque où avorter était illégal et impliquait souvent un départ à l’étranger.

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Inscription pour un voyage aux Pays-Bas, dans le cadre d'une réunion du MLAC en 1974 à Paris.
Inscription pour un voyage aux Pays-Bas, dans le cadre d'une réunion du MLAC en 1974 à Paris.
© Getty - Denis Cittanova / Gamma - Rapho
Les Nuits de France Culture
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C’est elle, la chef-monteuse du film, réalisatrice et militante féministe, qui ressort aujourd’hui ce film de 1973, à présent que Charles Belmont est décédé, et qu’on se souvient, cette année 2022, des cinquante ans du “procès de Bobigny”. Et si on a retenu le nom de Marie-Claire Chevalier, la jeune femme mineure défendue par Gisèle Halimi pour avoir avorté après avoir été violée, seule Micheline Bambuck écopera d’une peine de prison avec sursis parmi les quatre femmes majeures poursuivies. Employée de la ligne 9 du métro parisien dans la vie, c'était elle, l'avorteuse.

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"Prise de pouvoir" pour l'IVG

Quelques mois après ce procès, en 1973, le film verra le jour tandis que quelques acteurs-clé sauront surfer sur la portée incendiaire d’une lutte encore coûteuse. Or ce combat pour l'IVG était loin de faire l’unanimité, même parmi les femmes rassemblées sous le label du Planning familial : c’est l’arrivée de Simone Iff à sa tête qui accélèrera les choses, alors que les associations régionales dans le giron du Mouvement français pour le planning familial étaient encore parfois ambivalentes en matière d’avortement. Le contrôle des naissances et la santé sexuelle n’étaient pas encore partout synonymes de lutte pour le droit à l’IVG, dans les années 1960. Mais l’année 1973 est justement celle où Simone Iff, déjà à l’origine de la collecte des signatures du “Manifeste des 343” publié par le Nouvel Observateur, deux ans plus tôt, allait passer à l’offensive, et convaincre. Or Charles Belmont se trouvait là, caméra au poing : le temps de quelques secondes gravées pour la postérité sur sa pellicule, c’est dans les coulisses d’un débat historique sur l’avortement au sein du Planning familial qu’Histoires d’A nous mène - une “prise de pouvoir” en train de se faire, témoignera carrément Simone Iff, trente ans plus tard, en entretien avec le chercheur Romain Lecler lorsque ce dernier enquêtera sur la production d’Histoires d’A.

L'affiche du film "Histoires d'A" est signée Monique Frydman
L'affiche du film "Histoires d'A" est signée Monique Frydman
- Charles Belmont et Marielle Issartel

De réunion d’information des femmes, en séance de travail du GIS dans le salon de  Pierre Jouannet, on suit ainsi cette poignée de pionnières et de pionniers qui auront raison de la loi, dans tous les sens du terme. Celle qui criminalisait l’avortement, comme celle qui interdisait sa promotion : c’est en effet la censure du film qui fera beaucoup pour la notoriété d’Histoires d’A, en tous cas auprès des journalistes. Car il faudra attendre les débuts des débats parlementaires sur la loi Veil, à la fin de l’année 1974, pour que l’interdiction qui frappait le film soit levée. Mais déjà plus de 200 000 personnes avaient vu Histoires d'A à cette date, alertés par le bouche à oreille militant ou par la presse, qui y consacrera de très nombreux articles à mesure que le scandale fera tâche d'huile. Si en novembre 1973, la toute première séance organisée à Paris avait tourné court une fois la copie du film saisie au bout de cinq minutes, la notoriété du film redoublera encore lorsqu’à Grenoble, une semaine plus tard, c’est la fille d’un conseiller municipal qui sera blessée tandis que le cinéma sera investi par les forces de l'ordre. L'affaire fera tant de bruit que jusque dans l’état-major du parti socialiste ou du PSU, des voix réclameront de visionner le film. A cette projection privée, assisteront notamment Pierre Mendès-France et François Mitterrand.

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Comme les ouvriers de Boulogne-Billancourt à qui le film sera projeté à l'initiative des syndicats, ils seront alors nombreux à découvrir, en plan resserré, un avortement en train de se faire, sans anesthésie, et surtout sans douleur. Car le film de Charles Belmont et Marielle Issartel est à la fois didactique et grand public. Il s’agit de montrer et de convaincre, mais aussi de fédérer. Le couple de cinéastes expliquera, plus tard, qu’ils avaient par exemple opté pour du noir et blanc, de façon à éviter l’effroi du rouge sang. L’image est en effet explicite, dans ce film qui s’ouvre sur l'IVG d'une jeune femme venue avorter avec son compagnon, à qui Jean-Daniel Rainhorm, médecin militant au GIS, demande en ce printemps 1973 s’il souhaite jeter un œil à travers le spéculum histoire de découvrir le col de l’utérus de sa compagne. Ailleurs, la femme aurait pu, elle aussi, mais ce jour-là, il n'y avait pas de miroir dans la pièce. Eux deux, qui ont choisi d'avorter en dépit de l'illégalité et mettent en avant les difficultés économiques, ont déjà des enfants. Et durant quelques minutes, c'est l'histoire de cette femme qui nous guide, spectateurs, jusqu'à la méthode Karman, tandis que le gynécologue lui montre la sonde plastique qui désormais permet d'aspirer l'œuf fécondé, sans encourir les risques de gestes plus archaïques.

L’histoire de ce film est en effet indissociable de celle de cette méthode d’avortement dite “par aspiration”, du nom du psychologue américain charismatique qui l’aura popularisée : Harvey Karman, qui était venu présenter cette technique pour la première fois à Paris, en 1972, dans l’appartement de la place des Vosges de l’actrice Delphine Seyrig. Mais alors que, comme le montrera beaucoup plus tard la chercheuse Lucile Ruault dans un contrepoint passionnant, des infirmières ou des sages-femmes veulent elles aussi pratiquer l’avortement grâce à cette sonde indolore et surtout sans danger, les médecins du GIS entendent conserver un temps la main sur cette technique. La postérité du film Histoires d’A est aussi encastrée dans cette entreprise : il s’agit bien sûr de défendre le droit à l’avortement, mais aussi une certaine manière de l’encadrer.

C’est l’histoire de cette dissémination que raconte le film tourné au printemps 1973 alors que le 9 mai cette année-là, Annie Ferrey-Martin, médecin réanimatrice à Grenoble, membre du MLAC et du GIS, allait justement être inculpée, et  bientôt défendue à son tour par Gisèle Halimi. De toute l’histoire de la lutte pour le droit à l’avortement, elle sera la seule médecin poursuivie pour avortement illégal. Trois mois plus tard, des confrères et consœurs seront plus de trois cents à répliquer, en publiant dans Le Monde un texte qui restera comme le “Manifeste des 331” : c’est Pierre Jouannet qui avait rassemblé les signatures de tous ceux et toutes celles qui reconnaissaient publiquement qu’ils pratiquaient des avortements en dépit de l’illégalité du geste. Or Jouannet et Belmont, le réalisateur du film, s’étaient connus quelques années plus tôt dans ce qu’on appelait alors “les Comités Vietnam de base”. Au point que dans son film précédent, Rak, qui pourtant était une fiction et qui était sorti l'année précédente, en 1972, le cinéaste avait déjà inséré des entretiens avec les médecins du GIS à la fin. Une fois la méthode Karman devenu l'enjeu d'une campagne par ces mêmes médecins, Jouannet s'était de nouveau tourné vers Charles Belmont. Cinéaste avant d’avoir été militant, il avait ouvert aux activistes du GIS les portes du monde du cinéma s’étaient ouvertes : bien qu’interdit, le film aura un distributeur professionnel en la personne de Claude Nedjar, qui distribuait déjà Le Chagrin et la Pitié d’Ophüls, et le CNC acceptera même d’anti-dater l’autorisation de tournage.

Charles Belmont filmera des "réunions d'intermédiaires" comme celle-ci, au MLAC, en 1974, où des femmes s'inscrivent pour partir avorter aux Pays-Bas.
Charles Belmont filmera des "réunions d'intermédiaires" comme celle-ci, au MLAC, en 1974, où des femmes s'inscrivent pour partir avorter aux Pays-Bas.
© Getty - Denis Cittanova

Parce que des quatre films tournés à la même époque qui montrent un avortement plein écran, ce sera plus célèbre, on dira longtemps d’Histoires d’A qu’il fut le seul à oser. En réalité, c’est la documentariste activiste Carole Roussopoulos qui, la première, filmera un IVG face caméra, dès 1971, lors d'un voyage outre-Atlantique. Pour recommencer à l'occasion de son grand film,  Y a qu’à pas baiser. On y voyait déjà une séquence de huit minutes, tournées en temps réel durant un avortement par aspiration. Le tout filmé en alternant le point de vue de celle qui avorte, et de celle qui procède à l'avortement.

Grâce à la notoriété de militants de la santé sexuelle comme Pierre Jouannet ou Joëlle Brunerie-Kauffman, et à la mobilisation des réseaux du Planning familial et du MLAC, Histoires d’A deviendra ensuite un véritable outil de promotion de la méthode Karman, et bientôt le support militant de prédilection jusqu’à la légalisation de l’IVG, en 1975. Il reste un formidable document de l’histoire d’une désobéissance collective de ces médecins aux avant-postes des droits des femmes. Et sur l'affiche du film, on lit toujours cette citation de Wilhelm Reich : "On ne mendie pas un juste droit, on se bat pour lui."

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