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Russie : rétractations abusives d’articles, vraie autocensure scientifique

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Par Johanne Montay

Début décembre, le président russe Vladimir Poutine a signé une loi "empêchant la diffusion d’informations qui promeuvent les relations et (ou) les préférences sexuelles non traditionnelles, la pédophilie et le changement de sexe dans la Fédération de Russie." Le site du Kremlin précise que la loi fédérale établit la procédure de surveillance des réseaux d’information et de télécommunications, y compris internet.

Ce texte a déjà des conséquences sur la publication d’articles scientifiques. Une revue de philosophie russe, Logos, qui se décrit comme "la principale revue de langue russe dans les domaines de la philosophie, des sciences sociales, des sciences humaines et des études culturelles", a récemment rétracté un article (toujours disponible sur d’autres sites en ligne non russes) intitulé "Looking good : The lesbian regarde and fashion imagery".

Le site Retractationwatch.com, qui recense les rétractations d’articles scientifiques, relate cet épisode en expliquant que l’article a été retiré sous prétexte de violer des normes, avec l’avis suivant : "La rétractation a été émise par décision du comité de rédaction en raison de la présence de signes qui relèvent du champ d’application de la loi n° 217471-8 " portant modification de la loi fédérale " sur l’information, les technologies de l’information et la protection de l’information " et de certains actes législatifs. de la Fédération de Russie (concernant l’interdiction de la propagande des relations et (ou) des préférences sexuelles non traditionnelles)".

Retractationwatch a demandé des explications suite à cette rétractation abusive, tant à l’auteure de l’article, Reina Lewis (London College of Fashion), qu’à Valéry Anashvili, le rédacteur en chef de Logos. Le site n’a reçu malheureusement aucune réponse.

Inquiétudes éthiques et scientifiques

Le Conseil sur l’Ethique des Publications scientifiques (qui a notamment pour objectif de veiller à l’éthique dans les publications scientifiques en Russie) a réagi vivement dans un communiqué. "Certains journaux russes prennent la voie de l’autocensure en rétractant des articles dont la publication (dans l’optique des éditeurs) pourrait mener à des sanctions de la part de l’Etat."

Se référant à une nouvelle vague de rétractations liée à l’effet de la loi fédérale russe anti LGBT, le Conseil souligne que la recherche scientifique ne peut pas être considérée comme de la propagande. "Le but de la rétractation d’articles scientifiques est de corriger des erreurs et de réduire les biais. Ce que les comités éditoriaux appellent occasionnellement "rétractation" n’est pas de la rétractation. L’expression inventée ("publication d’une recherche en violation des standards") tourne en réalité à de l’autocensure."

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Nous avons contacté Anna Kuleshova, la scientifique russe qui dirige ce Conseil d’Éthique. Le cas de la revue Logos n’est pas isolé. Il se situe dans un contexte plus large de répression.

"Fin décembre 2022, le département de la culture de Moscou a commencé à envoyer des listes de livres à saisir dans les bibliothèques", explique-t-elle. "Les livres saisis ont reçu l’ordre d’être remis aux déchets de papier – c’est-à-dire soit recyclés, soit simplement brûlés à la décharge. Même un manuel de sexologie du célèbre scientifique russe Igor Kon a été prescrit pour être saisi (vraisemblablement pour avoir refusé de reconnaître l’homosexualité comme une maladie). Officiellement, la loi ne devrait pas s’appliquer à la recherche scientifique, mais dans les faits, on constate que les bibliothèques limitent la visibilité des livres sur ce sujet, ne les remettent pas aux lecteurs et les retirent des salles. Les revues scientifiques, craignant d’éventuelles représailles, retirent préventivement des articles et retirent des numéros entiers du site, comme nous le voyons dans l’exemple de Logos Journal."

Anna Kuleshova
Anna Kuleshova © Tous droits réservés

Une prise de risque réelle

Que risquent les auteurs qui ne pratiquent pas cette autocensure ? "Je pense que les revues et les auteurs ont une vraie raison de s’inquiéter", répond Anna Kuleshova. "Malheureusement, les droits et libertés des personnes, y compris la liberté académique, ne sont actuellement pas protégés en Russie aujourd’hui. Il n’y a pas de moyen décent de sortir de cette situation. Il est difficile de choisir ce qui est le mieux : ne pas se conformer à la loi et faire prendre des risques aux auteurs et aux rédactions, ou suivre la voie de l’autocensure."

Quitter la Russie ?

Pour bon nombre de scientifiques russes, la solution passe par l’exil. Mais tous n’ont pas les ressources nécessaires pour quitter le pays et tout le monde ne veut pas quitter sa famille ou ses étudiants, comme l’explique Anna Kuleshova.

Le problème des LGBTQI + n’est d’ailleurs pas le seul. Le Conseil d’Éthique a eu connaissance de cas d’exclusion de la paternité d’articles par des scientifiques ayant quitté la Russie, une pratique "autrefois courante en URSS et remise au goût du jour". Anna Kuleshova cite l’exemple de Yulia Galyamina, licenciée de l’Académie présidentielle russe d’économie nationale et d’administration publique (RANEPA) en raison du statut "d’agent étranger" début septembre 2022.

Autre exemple, celui de Maria Rakhmaninova, l’une des plus jeunes docteures russes en philosophie politique. En mars, elle a démissionné de son poste de professeure à la Humanitarian University of Trade Unions de Saint-Pétersbourg, suite à une dénonciation après une conférence au cours de laquelle elle discutait de la situation en Ukraine avec des étudiants.

© Maria Rakhmaninova

Enfin, la responsable du Conseil d’Éthique cite le cas de Dinara Gagarina, professeure associée à l’École des hautes études en sciences économiques de Moscou (branche "Perm" de HSE), licenciée pour sa position antiguerre en décembre 2022, estimant qu’il s’agissait d’un "acte immoral" ayant un "effet néfaste sur les étudiants".

© DInara Gagarina

S’il fallait encore un exemple : à l’Université d’État de Moscou, l’administration de la faculté de journalisme a fermé le module éducatif "Journalisme politique". La direction a déclaré que l’intérêt pour le journalisme politique avait diminué ces dernières années, et qu’il ne sera donc plus enseigné en tant que matière distincte.

Autant de démonstrations, s’il en fallait encore, pour Anna Kuleshova que "les régimes totalitaires ne sont pas compatibles avec les garanties des libertés humaines et scientifiques."

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