C’est l’heure de la sieste à Rumilly. Tout semble endormi dans la petite ville de Haute-Savoie, si ce n’est la bande d’irréductibles têtes blondes de Faye et Benjamin. Campés sur le canapé du salon, Clara (8 ans), Léonie (6 ans), Nathan (4 ans) et Alézia (presque 2 ans) ne semblent pas vouloir s’avouer vaincus face au sommeil. Sitôt la permission de se changer accordée en raison de la météo clémente du début d’après-midi, les deux aînées s’envolent dans leur chambre entre deux rires pour enfiler les robes si convoitées.

Je suis une fille et je veux m’appeler Léonie.

Ce moment de joie ultime pour les deux fillettes a une signification toute particulière pour Léonie. À l’école, elle n’a pas – encore – l’autorisation de porter des robes, ni même des jupes ou des barrettes. Léonie est née garçon. Il y a encore quelques mois, elle s’appelait Evan et inquiétait beaucoup ses parents. Turbulent, violent – particulièrement envers sa toute petite sœur – et autodestructeur, Evan était suivi, sans succès, dans le centre-médico psychologique infanto-juvénile de sa ville où l’on préconisait alors de l’emmener en hôpital psychiatrique : une solution évidemment jugée inacceptable pour ses parents.

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C’est à sa grand-mère paternelle que l'enfant en souffrance finit par confier : « Je suis une fille et je veux m’appeler Léonie. » A peine 5 ans : ce que ses parents prennent d’abord pour une lubie est loin d’être une parole en l’air. Lors d’un repas particulièrement éprouvant, Faye et Benjamin finissent par céder et accordent à l’enfant le droit de "se changer en fille ". De retour à table, Léonie est transfigurée. Sereine et obéissante, du moins autant qu’un enfant peut l’être, elle semble enfin avoir fait la paix avec elle-même. Depuis cet épisode marquant, toute la famille a choisi d’accompagner Léonie dans son cheminement. Elle est aujourd’hui suivie à Grenoble par une spécialiste de la dysphorie de genre qui s’étonne à chaque rencontre de la détermination de l’enfant.

Léonie est, en effet, particulièrement précoce. Pédopsychiatre, le docteur Marie-France Le Heuzey est l’une des spécialistes de la dysphorie de genre de l’hôpital Robert Debré, où une antenne dédiée, composée d’endocrinologues et de psychiatres, a été créée spécialement pour les jeunes patients. Elle se félicite du développement d’un réseau de spécialistes à Paris et dans quelques villes de province permettant de traiter des demandes de plus en plus nombreuses, mais ne dénombre dans ses consultations que de très rares cas de jeunes enfants de l’âge de Léonie. Il faut préciser qu’en France, il a fallu attendre 2013 pour que les mineurs soient pris en charge et accompagnés sur un plan psychologique et hormonal dans leur démarche.

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© Camille Malissen

Si, dans les pays les plus en avance sur cette question tels que les Pays-Bas ou le Canada, les enfants en souffrance sont accompagnés dès le plus jeune âge pour faire leur « transition sociale » – ou changement de prénom et d’apparence publique – certains spécialistes français préconisent d’attendre l’aube de la puberté en raison d’un fort taux de « désistement » des petits. Selon les statistiques, seuls 20 % des enfants nés garçons et 50 % des enfants nés filles persisteraient dans leur volonté de changer de genre, alors que tous les autres finiraient par se rétracter. Une transition sociale trop précoce ne serait donc pas dans l’intérêt des nombreux « désistants ».

À 15 ans, Gabriella semble, quant à elle, au moins aussi déterminée que Léonie. Avant de faire son apparition au salon, elle a passé de longues minutes à se préparer dans sa chambre : maquillage, robe, talons compensés, la jeune fille, malgré une évidente timidité, a tenu à faire une entrée remarquée afin qu’il ne subsiste aucun doute sur son identité. Aspirante styliste et mannequin, fan de mode et dessinatrice accomplie, l’adolescente, née Gabriel, est suivie depuis un an par l’équipe de l’hôpital Robert Debré. Après la décision collégiale des psychiatres et endocrinologues du service que requiert le protocole, elle s’est vu reconnaître le droit à recevoir le traitement pour entamer sa transformation.

Je ne serai vraiment bien que quand j’aurai un vrai corps de fille.

Sous l’effet d’hormones qui bloquent sa puberté et empêchent, entre autres, sa pilosité et sa musculature de se développer, la jeune fille doit encore patienter quelques mois avant les cross hormones féminines qui achèveront de modifier sa silhouette. Il faudra qu’elle attende ses 18 ans pour se poser la question de l’opération chirurgicale qui pourra modifier ses organes génitaux. Douloureuse, lourde, l’intervention ne fait à ce jour, pour elle, aucun doute : « Je me sens déjà mieux aujourd’hui, mais je ne serai vraiment bien que quand j’aurai un vrai corps de fille, c’est ce que je suis depuis toujours. »

Depuis toute petite, « Gaby », comme continuent de l’appeler ses parents, a toujours eu une appétence pour les « trucs » de filles. Collection de Barbie et obsession du rose dès l’âge de 3 ou 4 ans : sa mère ne se souvient pas avoir « tiqué » si ce n’est pour protéger son enfant contre les moqueries, quand Gaby a réclamé de mettre ses chaussons roses pour entrer à l’école. Lorsque Gabriella s’est révélée à l’âge de 12 ans, cela n’a donc été une surprise pour personne mais bien une source de remise en question pour sa maman. « Je me suis tout de suite sentie coupable : j’avais toujours voulu une fille. Lorsque j’étais enceinte de Gaby, j’ai beaucoup pleuré quand on m’a annoncé que c’était un garçon. »

Faye, la maman de Léonie, avoue avoir très vite senti « quelque chose de bizarre » alors même que son bébé était un nouveau-né : « Il n’avait que quelques semaines et je disais à mon mari qu’Evan serait gay… »

Si, à ce jour, la médecine n’explique pas le phénomène transgenre, le docteur Le Heuzey reste très prudente à ce sujet et évoque une combinaison de facteurs génétiques – comme un dosage anormal d’hormones mâles ou femelles au moment de la grossesse – et de causes environnementales – comme, par exemple, la psychologie des parents. Quoi qu’il en soit, et même si des chercheurs continuent de mener des études, la position des médecins à Robert Debré ou à la Salpêtrière n’est pas tant de s’interroger sur le « pourquoi » que sur le « comment » venir en aide à ces enfants. Le terme ancien de « dysphorie », retenu récemment dans les classifications médicales, vient remplacer la notion de « trouble », ou disorder en anglais, pour mettre l’accent sur la souffrance des jeunes : l’intervention des psychiatres dans le processus de transformation a ainsi pour but de traiter la détresse engendrée par la dysphorie et non le fait d’être transgenre qui, en soit, n’est plus considéré comme une pathologie.

Angoisses, dépressions et déprimes sont malheureusement des maux fréquents chez les jeunes transgenres qui, en plus de ne pas supporter leur enveloppe corporelle, doivent faire face à l’incompréhension de leurs pairs. Avec la bénédiction d’équipes enseignantes et pédagogiques très ouvertes et bienveillantes, Léonie et Gabriella ont entamé leurs transitions sociales à l’école, en douceur et sous certaines conditions. En classe, Léonie porte toujours le prénom d’Evan, elle est toutefois autorisée à porter des tuniques et autres vêtements "de filles", à l’exclusion des robes et des jupes qui devront attendre son entrée en CP. Dans la liste d’appel, Gabriel s’est muté en Gabriella depuis le début de l’année, et la jeune fille a le droit de s’habiller comme toutes les ados de son âge, dans la limite de ce que peut tolérer un collège privé.

C’est au moment où la cloche sonne que les choses se compliquent. Solitaire, Léonie a très peu d’amis dans la cour de récré, et pour cause : certains parents ont interdit à leurs enfants de jouer « avec ça ». Gabriella, si elle n’est pas harcelée, se plaint d’être trop souvent seule et de n’avoir personne à qui se confier. Les deux filles attendent avec impatience la prochaine année scolaire : rentrant respectivement à l’école élémentaire et au lycée, Léonie et Gabriella vont pouvoir, en changeant d’établissement, laisser derrière elles toute ambiguïté quant à leur identité. Admises dans leurs nouvelles écoles en tant que filles à part entière, elles pourront s’affirmer face à des camarades ignorant tout de leur passé.

J’ai toujours été une fille, c’est juste qu’il y a eu un problème au moment de la naissance.

En famille, c’est à la fois plus simple et plus compliqué : les deux filles ont beau être aimées, soutenues et accompagnées autant que cela est possible, elles ne pourront jamais effacer les mémoires de leurs proches. « J’ai toujours été une fille, c’est juste qu’il y a eu un problème au moment de la naissance. » L’évidence pour Gabriella n’est pas une vérité forcément facile à digérer pour ses parents, et encore moins pour Emily, sa jeune sœur de 9 ans. Le surnom « Gaby » permet d’éviter de se tromper de prénom, mais les confusions entre les pronoms « il » et « elle » restent fréquentes. Et les murs du salon, habillés d’innombrables photos de famille, demeurent habités par le sourire figé et un peu nostalgique du petit Gabriel. Avec Léonie, Clara – de deux ans son aînée – se félicite d’avoir gagné une petite sœur avec laquelle elle peut jouer, échanger des vêtements ou se chamailler à loisir. La pilule est plus difficile à avaler pour Nathan qui se retrouve seul garçon au milieu d’une fratrie de filles. Suivi à titre personnel par la même psychologue que sa sœur, Nathan s’exprime en outre devant une thérapeute de groupe qui reçoit régulièrement toute la famille.

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© Camille Malissen

Suivi médical lourd, accompagnement psychologique indispensable : les démarches multiples et fastidieuses vont de pair avec de douloureuses complications administratives. Si les changements de prénoms de Léonie et Gabriella sont en cours, grâce à une récente circulaire permettant à la mairie du lieu de résidence d’opérer directement la modification, les mentions des sexes obéissent à des lois beaucoup plus rigides et ne pourront être modifiées qu’après leur majorité et sur décision des tribunaux. Mais, dans leurs parcours semés d’embûches, Léonie comme Gabriella ont la chance d’être entourées par des familles aimantes et des professionnels ouverts et bienveillants. 

"Nées garçons", lu dans Marie Claire Enfants n°15, automne-hiver 2017.