Comment le terme "autrice" a gagné la bataille linguistique

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Comment le terme "autrice" a gagné la bataille linguistique

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"Femme écrivant une lettre et sa servante" par Johannes Vermeer.
"Femme écrivant une lettre et sa servante" par Johannes Vermeer.

Il y a quelques années, chaque apparition du mot "autrice" en titre d'un article divisait dans les commentaires. Aujourd'hui, le terme fait de moins en moins débat. Entre démarche militante et justification historique, le mot est parvenu à entrer dans les usages.

"Autrice ? C'est moche !", "L’”Autrice” doit se retourner dans sa tombe !", “L'autrice" ?? Elle qui n'était pas féministe pour deux sous !”, “Tout à fait dommage que la langue devienne un outil au service de l'idéologie. Ridicule !”... Il y a encore trois ans, l'apparition du mot autrice dans le titre d'un article diffusé sur les réseaux sociaux suscitait un tollé dans les commentaires. Radio France n’échappait d'ailleurs pas à la vindicte à l’encontre du terme honni : les nombreuses réactions avaient amené la médiatrice de Radio France, Emmanuelle Daviet, à s'en faire l'écho en donnant la parole à la linguiste Maria Candea, maîtresse de conférences en sociolinguistique à l’université Sorbonne Nouvelle.

Quelques années plus tard, force est de constater que ces commentaires se font plus rares et qu'"autrice" semble s'être installé dans le langage médiatique. Une recherche sur "Google actualité" suffit à s'en assurer : le terme "autrice" renvoie à 2,8 millions de résultats, contre 300 000 pour "auteure". Mais comment expliquer cette soudaine adoption d'un terme qui, il y a quelques temps encore, suscitait tant de désapprobation ? Si, comme le remarque la linguiste Julie Abbou, "on manque encore de données empiriques sur les usages de ce qui se passe au niveau de la féminisation", autrice est en effet de plus en plus usité. "C'est étonnant que ce terme ait eu tant de succès par rapport à d'autres", note-t-elle. "Je pense que c'est dû à un double faisceau, à la fois à des avancées féministes et à l'origine historique du mot."

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"Un bon moyen pour faire bouger la langue, c'est l'intervention militante"

De fait, si le terme "autrice" est en passe de se fixer durablement dans le champ linguistique, il a longtemps fait l'objet de résistances. "Il existe une doxa réactionnaire sur la langue qui fait que toute nouveauté va être accueillie avec suspicion", rappelle Julie Abbou, autrice de l'ouvrage Tenir sa langue – le Langage, lieu de luttes féministes (éditions Les Pérégrines). "C'est le cas des réformes de l'orthographe de 1990, qui ont encore fait scandale en 2021, ou encore du langage SMS. Cette inquiétude que la langue change et que ce serait forcément pour le pire est un marronnier. Il y a une méfiance à l'encontre des nouvelles formes, qu'elles soient réellement nouvelles ou non d'ailleurs".

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La féminisation du langage a nourri, plus que de raison, ces inquiétudes. "Ce sont toujours les professions de prestige qui bloquent", précise encore la linguiste. "Il n'y a pas de problème pour 'ouvrière', mais il y en a pour 'préfète' par exemple. Pour 'autrice', il s'agit de la même racine qu'"autorité" : il y a donc vraiment un enjeu de pouvoir symbolique autour du fait d'être auteur" .

Depuis les années 1960, les mouvements féministes ont commencé à repenser les enjeux politiques autour de la langue et notamment le lien entre féminisation et légitimation. Certes, contrairement aux siècles précédents, les femmes ont désormais le droit d'écrire, mais le langage, en privilégiant le masculin, continue de les exclure. "Dans les années 1980, le terme 'écrivaine' faisait déjà débat", rappelle la linguiste. "Ce n'est plus vraiment le cas aujourd'hui, mais à l'époque l'argument phare des opposants était de dire qu''écrivaine' rimait avec 'vaine'. Comme si 'écrivain' ne rimait pas avec 'vain'. Il y avait beaucoup de mauvaise foi. Mais d'un autre côté, la langue est faite de sons qui mobilisent des dynamiques affectives. 'Écrivaine' n'est jamais bien passé, alors qu''autrice' semblait plus régulier dans la langue, puisqu'on a sculptrice, actrice, etc."

Face à des institutions et des usages qui, longtemps, ont normé la langue, "un autre moyen de faire bouger la langue, est l'intervention militante", relève Julie Abbou. "Mais, même si ce n'est pas tout à fait justifié d'employer ce terme pour le langage, c'est presque de l'ordre du happening : il s'agit d'intervenir de manière tumultueuse pour faire exploser les façons de parler, et proposer de nouvelles formes. Non pas forcément avec l'idée que ce soit une nouvelle norme, mais en tout cas pour venir secouer l'état des choses."

Pour la linguiste, la normalisation d'"autrice" s'est notamment faite grâce aux luttes féministes contemporaines et à un discours de plus en plus audible sur la démasculinisation. "Le côté militant, en matière linguistique, est toujours un peu compliqué", temporise-t-elle. "On peut toujours faire des interventions, les rendre visibles... mais de là à ce que ça stabilise un usage, c'est autre chose. Dans le cas présent, la proposition du terme "autrice" est féministe et militante, mais le fait qu'il se diffuse et s'installe est bien la preuve qu'il se passe quelque chose au-delà de cet aspect militant".

Un néologisme ? Non, un mot pluricentenaire

De fait, le mot "autrice" bénéficie d'un autre avantage, qui a considérablement permis de le légitimer auprès du public : il ne s'agit pas tant d'un néologisme que d'un terme ancien. Dans une vidéo consacrée à la féminisation des noms de métiers, la linguiste Maria Candea rappelait ainsi que les origines de ce mot prennent source dans le mot latin “auctrix” : "'Autrice' est un mot qui s’est conservé en italien et qui est un doublon du mot "actrice" : il aurait dû avoir la même trajectoire que le mot actrice en français !"

Très utilisé au cours de l’Antiquité, chez Saint Augustin comme chez Tertullien, “autrix” est en effet employé tout au long du Moyen Âge, comme le rappelle Camille Renard dans la vidéo “Autrice : la très vieille histoire d’un mot controversé” :

L'étymologie d'"autrice" est donc attestée... Et pourtant "c’est un mot contre lequel une guerre idéologique a été menée à partir du XVIIe siècle", relève Maria Candea. Comme le raconte la chercheuse Aurore Evain  dans un passionnant article sur l'origine du mot "autrice", le XVIIe siècle "assiste à la naissance de l'écrivain". Mais alors même que "de nombreuses femmes aspirent à faire carrière dans les lettres",  le mot "autrice" disparaît "au moment même où son emploi est le plus justifié" avec "la normalisation et la politisation de la langue". L'Académie française, menée par Guez de Balzac, proscrit en effet le terme au bénéfice du mot "auteur".

Après la révolution, au XVIIIe siècle, la volonté d’une langue égalitaire et démocratisée pousse à se pencher à nouveau sur la féminisation du mot. L'écrivain Nicolas Restif de la Bretonne propose "auteuse", mais le terme ne prend pas. Le mot "autrice", quant à lui, a tant et si bien été évincé qu'il est pris à tort pour un néologisme. Restif de la Bretonne, dans La Paysanne pervertie, fait ainsi dire à l'un de ses personnages (dont il ne partage pas le point de vue) : "Qu'est-ce qu'on m'a dit Laure ? Que vous vouliez écrire. Ah ciel ! Une femme-autrice ! Mais c'est le comble du délire ! Il me semble que si je voyais à la promenade une jolie femme qui me plût infiniment, dont je ne pourrais détourner la vue, il suffirait de me dire 'Elle est autrice : elle a fait tel et tel ouvrage' pour m’inspirer à son égard un dégoût si complet qu’il irait jusqu’aux nausées."

Ce n'est qu'en 1891 que le sujet sera remis sur le tapis : la romancière Marie-Louise Gagneur interpelle l'Académie française alors que cette dernière est en pleine rédaction de l'article "auteur". L'institution tranche alors : le métier d'écrivain ne convenant pas à une femme, elle ne peut être écrivaine, pas plus qu'"autrice" ou "auteuse", des mots qui "déchire[nt] absolument les oreilles".

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Un retour en grâce tardif

Le terme d'"autrice" réémerge pourtant petit à petit dans la littérature et les revues savantes, et plus occasionnellement dans la presse. "Ce sont des formes qui existent depuis 40 ans au moins, confirme la linguiste Julie Abbou. Depuis 2017, ça occupe une place immense. On a vu se mettre en place une fabrique de la polémique qui a pris le langage comme lieu d'une panique morale, pour indexer les positions politiques. Mais au-delà de ces polémiques, on observe une appropriation très large et assez soudaine du terme. La réhabilitation de formes féminines anciennes a aussi gagné en audience parce que les Français sont relativement conservateurs sur leur langue. Et que l'argument historique, peu importe sa valeur idéologique, prévaut toujours".

Pour la linguiste, le mot "autrice" a donc bénéficié de la réhabilitation d'une forme ancienne, historiquement située. "Cet appel à ce traditionalisme linguistique reste baigné d'un fond nationaliste qui ne me semble pas toujours le meilleur levier à activer pour les enjeux qui relèvent de l’émancipation", alerte-t-elle cependant.

Signe des temps, même l'Académie française, qui avait banni le mot, a fini par se ranger du côté d'"autrice". En 2019, elle finissait par admettre la féminisation des métiers. Jugeant que “la langue française a tendance à féminiser faiblement les noms de métiers (et de fonctions) placés au sommet de l’échelle sociale”, elle donne sa faveur au mot "autrice", non sans préciser que “le caractère tout à fait spécifique de la notion peut justifier le maintien de la forme masculine” de ce "cas épineux". "L'Académie française a toujours un temps de retard", sourit Julie Abbou. "Dans les années 80-90, ils étaient vent debout contre la féminisation. Aujourd'hui, alors que les débats portent sur l'écriture inclusive, ils se positionnent en faveur de la féminisation !"

Reste que le blanc-seing donné par l'Académie a pu jouer également dans l'acceptation du mot "autrice". Si l'institution a valeur d'autorité morale, et non pas d'autorité normative (un rôle qui échoie à la bien moins connue Direction générale de la langue française et des langues de France (DGLFLG), laquelle dépend du ministère de la Culture), son discours continue de peser.

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Un mot qui prend racine

La raison du succès du mot "autrice" se trouve donc certainement à la confluence de tous ces éléments : d'abord poussé par la quatrième vague féministe des années 2010, très présente sur les réseaux sociaux, le terme est aussi parvenu à se faire une place grâce à sa légitimité étymologique et historique. Difficile, pour les gardiens autoproclamés du langage, de ne pas valider un mot dont les racines latines et françaises sont si bien établies.

Cette multiplicité des arguments en faveur d'"autrice" a également permis au terme de s'installer dans les médias, lieu privilégié des évolutions linguistiques, sans que les rédactions ne s'inquiètent réellement de voir le mot employé. "C'est à peine croyable : nous avons appris hier que Le Monde a (enfin) donné son imprimatur à 'autrice' !", assurait ainsi le blog des correcteurs du Monde, dès mai 2020... tout en attestant que le mot a déjà fait l'objet de nombreux billets, et que son utilisation dans le journal remonte à 2012. Si des journaux plus conservateurs, comme Le Figaro, n'hésitent pas à donner la parole aux contempteurs du mot, comme dans l'article " Ces femmes de lettres qui refusent d’être des 'autrices' ou des 'auteures'", le journal n'en approuve pas moins son usage.

Le terme a donc pris racine. Reste maintenant le débat autour de l'écriture inclusive. "C'est vrai qu'elle vient donner une toile de fond à tout ce qui touche à la question du genre dans la langue", admet volontiers Julie Abbou. "C'est un objet polémique : tout ce qui va un peu toucher au genre, on va le jeter dans cette grande boîte 'écriture inclusive'. Il y a beaucoup d'enjeux sociopolitiques qui rendent l'existence d'un féminin sur un mot, un nom de métier, parfois explosif." D'où ces réactions qui semblent parfois disproportionnées face à l'emploi du mot "autrice". "Les querelles de langue sont très souvent des querelles politiques au sein desquelles la langue vient indexer des positions", confirme la linguiste. "Même à des endroits comme 'autrice', qui peuvent paraître aujourd'hui moins sensibles, il y a toujours des enjeux. La lutte pour les dénominations sera toujours une question centrale dans les mouvements sociaux et les luttes politiques."

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